02 – Le discours, partie 1 :

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Dans le ciel, les rayons chauds du soleil transperçaient les rares nuages blancs et frappaient les pirates présents sur le pont du bateau.

Le Capitaine ne s’était pas trompé. En sortant de sa cabine, il vit des hommes amorphes boire jusqu’à la déraison, vautrés à ne rien faire, si ce n’est jouer aux cartes ou aux dés. Bien entendu, entre deux rasades, trois lancés ou une mauvaise pioche, des débats sur leur triste sort et leur devenir incertain s’engageaient. Très vite, des yeux embrumés mais implacables se tournèrent vers lui puis, étonnés de sa soudaine présence, s'écarquillèrent.

Il faut dire que depuis leur récente défaite, le Capitaine n’avait donné que très peu de signes de vie, restant enfermé dans sa cabine et envoyant paître quiconque toquait à sa porte. Un imprudent impudent qui avait osé en franchir le seuil s’était donc, sans grande surprise, retrouvé malmené. Son nez cassé et ensanglanté avait clairement fait passer le sous-entendu – mais explicite message : "n’entrez surtout pas, ne venez pas me faire chier, je sortirai quand bon me semblera".

De l’entrée de sa cabine surélevée, le Capitaine ne se démonta pas, fier, droit, il toisa les pirates un à un et ne cilla pas face à ceux qui, effrontément, le défièrent du regard. Il laissa une bonne minute s’écouler puis descendit les quelques marches qui le menaient au pont. Lentement, très lentement, il déambula parmi l’équipage et seuls ses pas, résonnant sur le plancher, brisaient le silence devenu extrêmement pesant. En pensées, il ne s’étonna pas de cet accueil glacial :

« Dans un bateau à la dérive, je viens de laisser mijoter une cuisante défaite et j’y ai incorporé sans parcimonie des hommes amers, meurtris et enivrés. À quelle recette je m’attendais ? Si ce n’est un plat rance à me donner bien des aigreurs… »

Le Capitaine savait que la moindre étincelle, tel un geste vif ou une parole en trop, allumerait un brasier dont l’issue lui serait assurément fatale. Pour l’instant, une seule option : garder le silence, ne pas trop en faire, la tactique étant basée sur l’observation plus que sur l’agressivité, et attendre qu’un pauvre bougre veuille bien s’opposer à lui ; ensuite viendrait la deuxième étape pendant laquelle il pourrait discourir à loisir, apporter son point de vue et convaincre jusqu’aux plus récalcitrants. Les convaincre de quoi ? Il se poserait la question plus tard, lors de la phase trois, celle de l’improvisation.

Les hostilités commencèrent lorsqu'un gaillard plus arrogant que les autres osa prendre la parole :

— Tu te décides enfin à sortir de ton antre ?

Feignant la surprise, le Capitaine tourna la tête à droite, à gauche, regarda derrière lui et pointa l'index sur son torse :

— C’est à moi que tu parles ?

Le pirate se contenta de lâcher un petit ricanement. Le Capitaine insista donc :

— C’est moi que tu apostrophes ainsi ?

— Je te parle comme je veux, je…

— Tutututute ! Non, non, non, non, non, l’interrompit-il d’une voix posée tout en agitant l'index devant lui. Ça ne va pas du tout, ça n’est pas une façon de parler à son capitaine, ça. Je crains que tu frôles l’insolence ; et ça, ça ne va pas.

— Bah si ça ne va pas, c’est qu’il est peut-être temps de changer de capitaine.

Du coin de la bouche, le Capitaine esquissa un rictus ; l’opposition était avérée, à lui maintenant de discourir :

— Bon, nous y sommes, il ne t’a pas fallu longtemps pour dire tout haut ce que je sentais venir.

— Ça fait trois jours, Capitaine. On en a assez.

— Oh, oh, nous ? Ou juste toi ?

Pour toute réponse, le pirate esquissa un sourire grimaçant qui, contrairement au Capitaine pour qui le rictus était empli de ruse et de malice, ne reflétait rien d’autre que haine et violence.

— D’accord, d’accord, pas besoin de me répondre, ton faciès est parfaitement explicite.

— Et donc, on fait quoi ?

— Tu… Pardon, vous – puisque tu représentes tout le monde – êtes sur le point de me destituer et voilà que maintenant tu me demandes quoi faire ? C’est absurde ! Je suis votre chef, je suis le capitaine mais je ne le suis plus ou en tout cas je ne le serai plus à t'écouter très prochainement mais il faut encore que je donne des ordres, que je vous commande, que je te dise quoi faire… C’est fatiguant, et c’est à n’y rien comprendre, il faut se ressaisir, arranger vos idées et vous décider ! Allez, allez, qu’est-ce vous comptez faire ?! Allez, vas-y allez, dis-moi tout, qu’on en finisse, je me lasse !

Prendre à contre-pied, déclamer de façon alambiquée et pousser à bout, une tactique bien éprouvée pour prendre le dessus et qui aurait pu, une fois de plus, fonctionner.


— On va te donner ta chance.


Le Capitaine sentit le piège venir, il n’allait pas reprendre le contrôle aussi facilement, de chance on ne lui en laisserait aucune.


— Quelque chose me dit que… laissa-t-il sa phrase en suspens.

— Que ?

— Que tu aimerais me voir sourire, me voir me réjouir.

— Bien entendu que j’aimerais !

— Désolé, mais je ne vais pas te donner ce plaisir.

— Mince alors, tu ne veux pas qu’on te donne ta chance ?

— Mais une chance de quoi ?! s’énerva-t-il. Une chance de survivre, de ne pas tous vous tuer, de ne pas me faire tuer, de garder le commandement de MON navire ?! Vas-y, crache le morceau, dis-moi quelle sera ma chance !

— Oh, tu n’es pas drôle. Tu aurais quand même pu faire semblant de croire en cette chance et t'extasier un peu.

—Tu m'excuses, je ne suis pas d'humeur.

— Je dois bien reconnaître que tu n’as jamais été le dernier pour réfléchir et que tu sens les coups tordus venir.

— Oh, comme c'est drôle, J'ai toujours tout misé sur ma fine perception, mon incroyable charisme, mon habile bagou et ma stupéfiante ingéniosité.

— Bah il ne faut plus. Mise plutôt tout sur le souffle, l’endurance et, le pirate porta son regard sur l’horizon, finalement quand même la chance.

— Génial, d’autres atouts que je possède, ne se démonta pas le Capitaine.

— Ah bah voilà ! Enfin, je me réjouis ! Je sais maintenant que ton avenir proche sera donc une formalité.

Ce seul interlocuteur suffit à faire comprendre au Capitaine qu’il ne convaincrait personne et, pire, il avait beau réfléchir, aucun sensationnel discours ne lui venait à l’esprit pour changer la donne.

— Allez les gars, il est temps de le jeter à la flotte !

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