01 - Journal de bord

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Les marins ordinaires tremblent ; rien de plus normal, nous sommes des pirates.

Le drapeau noir hissé, dans leur tête plus aucun doute : ils sombreront sous peu.

Il y a trois jours, notre proie, un bateau marchand – avisé, je l’attendais bien là –, m’est apparue plus puissante que je ne l’aurais pensé ; fichus marins arriérés, démonstratifs ils se sont mis à fanfaronner ! Ça ne m’a pas effrayé, seulement un peu courroucé, nous allions bien voir qui, à l’issue du combat, vacillerait.

Trois jours, déjà, que j’ai sous-estimé l’ennemi.

Ou plutôt devrais-je confesser – agenouillé devant le Diable en personne – que toute l’estime placée en mes hommes – je lui cède leurs âmes, pour ce qu’elles valent ! – était – à mon grand dam – pure folie. Maudits bâtards…

Je suis Capitaine de ce navire, je n’ai jamais caché mon avidité, mes rêves de pouvoir, de gloire et de grandeur. Mon équipage me doit allégeance, personne ne doit jamais douter de mes choix. Moi, je suis puissant, alors je n’en attends pas moins de mes hommes, j’exige d’eux qu’ils soient féroces. Moi, je ne fléchis pas, alors à bord, quelles que soient les circonstances, pas de place pour les couards.

Il y a trois jours, ce que j’ai vu, ai enduré, m’a… – comment formuler ? – déplu ? Foutaise ! Baliverne ! J’ai subi un véritable affront, une bien cruelle désillusion. Quelle tragédie ! Ce déshonneur, les supposés miens – je leur interdis dorénavant de se revendiquer pirate – me le paieront cher. Très, cher. Moi, en abordant ce bateau je n’ai pas fauté, mes manœuvres étaient exemplaires, ma stratégie sans pareille, tout s’accordait pour une victoire éclair. J’ai vu nos rêves à portée de main, j’ai été aveuglé par l’éclat de leurs richesses, nous n’avions plus qu’à tout saisir. Par pleines poignées, nous aurions dû nous gaver ! Un triomphe aussi retentissant aurait profité à l’ensemble, nous serions alors rentrés en héros, à nous la célébrité, les louanges sous forme de chants n’auraient cessé de résonner, le prestige aurait auréolé nos têtes, et la reconnaissance… Ah, la reconnaissance… J’aurais été adoubé par mes pairs, intronisé vers les sommets, j’aurais… été… Eux ne sont plus rien à mes yeux ! Et voilà que moi je ne serai plus ! Était-ce pourtant trop demander ? Je sais être juste et bon, personne n’aurait été lésé – pour qui me prennent-ils donc ? Un voleur ? –, je respecte les règles, le Code, le succès doit être récompensé et la fortune partagée. Devait être récompensé, devait être partagée, ces moins-que-rien ont perdu tout respect et toute ma considération. Je les renie et ne leur accorderai plus que couleuvres et mépris.

La bataille fut violente, mais courte. Une escarmouche fatale, à l’issue inattendue. L’ennemi, plus volontaire que mon misérable équipage, a très vite, et bien trop à mon goût, pris le dessus. Ne me restait plus qu’une seule évidente solution à prendre, pour sauver ma peau – la leur ne m’importait déjà plus – : la fuite.

Bande d’incapables, j’entends leurs funestes accusations, je sens venir une imminente mutinerie, déjà dans mon dos ils fomentent la nomination d’un autre que moi au poste de capitaine. Ils oublient vite, bien vite, que sans moi ils seraient tous des besogneux crève-la-faim ! Je sais être intraitable, mauvais, j’énucléerai, émasculerai et démembrerai deux ou trois de leurs congénères pour leur inspirer la crainte et leur faire payer cet échec assourdissant ! Qu’ils aillent au Diable. Qu’ils y aillent tous ! Mieux, je les y mènerai moi-même, puisque mon âme est dorénavant toute à lui.

Car à moi, il ne me reste rien, au même titre que mon mât s’est brisé, que mes voiles se sont déchirées, mes ambitions se sont envolées. Disparues. La triste vue de mon sublime navire maintenant défiguré me rend malade. Au-delà de ma cabine, je les sais plantés là, à ne rien faire que me maudire, je les entends pleurnicher, j’assiste à leur oisiveté, je les vois se saouler et attendre, attendre que j’ordonne de mettre le cap vers leurs chaumières. Tout ça me rend fou ! Leurs femmes, se satisferont-elles d'être saillies par un pleutre ?! Leurs enfants, s’émerveilleront-ils toujours face à un père indigne ? Assurément, car ils sont de la même engeance ! Mais ils ne les reverront pas, ne les toucheront plus, ne les entendront plus jamais ! Sur mon âme damnée je m’y engage !

La coque ne prend pas encore l’eau mais moi je perds pied et depuis trois jours, trois interminables jours, enfermé dans ma cabine, j’oublie, pire, je ressasse, je rumine et, puisque je ne vaux sur ce point pas mieux qu’eux – ces dépravés me contaminent et me dégouttent –, je me noie dans l’ivresse du rhum. Mais ne dit-on pas que le rhum amène de grandes idées ? Aux esprits vifs et subtils, pas aux benêts et simples d’esprit ! En attendant, je décline et périclite. Maudit équipage…

J’ajoute à notre hasardeuse fuite précipitée, ma perpétuelle gueule de bois et – j’écris ici en guise de confession – j’avoue que nous sommes perdus. Déboussolés au milieu d’un océan bleu transparent s’étendant à perte de vue. Égarés au milieu du néant. Ici, humiliés, nous errons vers rien, si ce n’est l’ignominie de notre décadence. Désœuvré, les idées brumeuses, je te laisse, Navire, toute la jouissance de ta propre trajectoire. Alors tu flottes, dérives, au hasard des vents et du courant… Va, où bon te semble.

N’est-ce pas ainsi le début d’un aller vers l’enfer ? C’est le début d’un aller sans retour vers l’enfer ! Notre récente défaite a signifié notre mort, la raison n’est plus, nous voguerons vers elle. Oui, sans détour, nous voguerons vers elle, et qu’il en soit ainsi ! J’assumerai jusqu’au bout, avec envie, mieux, j’y mettrai toutes mes tripes et, le pire pour eux, je resterai à jamais leur sombre guide, fanatique, leur faux prophète, infaillible ! Saint Diable nous arrivons, guide-nous jusqu’à toi, je te suis dévoué et pour preuve voici mon équipage.

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