Émissaire de la Peste, Prince de l’Hiver

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Les bottes exténuées soulevaient, dans une difficulté chaque fois renouvelée, les gerbes de neige ; geysers d’une survie en sursis. Frigorifié au sang, grelotant pour ne pas figer, nul fanfaron n’aurait osé fendre le silence du blizzard. À chaque sabot qui s’enfonçait dans ce tombeau blanc, le souffle givré d’Eichöras hérissait la crainte sur leur nuque. La crainte de s’effondrer au pas suivant. La crainte de ne pas se relever.

Une seule âme bravait, droit comme l’effigie d’Elnolglän, le frimas acharné. Si le capitaine Uriel Saparov venait à vaciller, ce serait toute sa compagnie, dont il avait gagné le respect, qui flancherait. Or, faillir n’était pas une option. Pas alors que leur troupe revenait victorieuse de la bataille du Dwäl Simon et que leurs sabres encore souillés de sang sauvage ne demandaient qu’à conter leur histoire !

Mais voilà ; la campagne s’était éternisée, les Norrois avaient résisté et l’hiver s’était installé. Précoce. Les routes coupées dans la passe de l’Almal forçaient leur retraite par la vallée ensevelie.

Quelle ironie… Braver les terrifiants barbares du Nord et tomber sous le joug des éléments ? Disgrâce inacceptable.

Acculé dans cette impasse funeste, ragaillardi par l’inenvisageable alternative, le capitaine rabattit sa boutonnière et s’égosilla dans un nuage de givre.

— Du nerf, soldats ! Pressons le pas ! De cette tempête sans pitié, nous devons nous abriter !

Son discours éculé ressuscita tout juste quelques flammèches dans l’esprit des hussards. Inutile avertissement : tous savaient que ce col serait leur mausolée s’ils ne trouvaient pas rapidement refuge. Trois jours de marche polaire et ce blizzard interminable suffisaient à saper l’espoir des troupes, claquetant dans leurs glorieux uniformes d’été. Sous ses cuisses, même le cheval d’Uriel frémissait dangereusement.

Ainsi, lorsque la procession se stoppa, le cavalier redouta le premier mort. Le début de la fin.

Et pourtant, ce n’était pas ce que semblaient indiquer, au loin, les soudaines apostrophes agacées d’Artorska, son second. Curieux, Uriel cravacha sa monture et remonta la file.

— Du vent, mendiant ! Sauf si tu souhaites que mon sabre fasse cesser tes souffrances…

— Pitié, messire… Une gorgée de gnôle, un bol de gruau, même un quignon de pain !

Seule la baïonnette, dressée dans sa direction, répondit aux suppliques du malheureux. Un homme sans âge et en haillon, à la barbe blanchâtre et barbouillée de neige boueuse, fermait ses mains en prières. Genoux affaissés dans la poudreuse, le moribond vagabond barrait la route de la cohorte soldatesque. Et pourtant, nul n’osait se saisir de ce cadavre en devenir pour le déraciner du chemin. Tous tremblaient, en plus du froid, d’une terreur excavée des voies ténébreuses de Naärçanée.

Ce regard.

Sang
Grisant
Perturbant
Resplendissant
Rouge rémanent
Éclat incandescent
Lueur du couchant
Se traîne lent
Malveillant
Néant
Dans

Ce regard.

Ce fut à peine si Uriel Saparov prêta l’oreille aux murmures qui s’élevaient autour de lui.

« Un fantôme ? Un dæmon ?

Regarde ces yeux…

… Il n’est pas humain.

Par ce froid…

… déjà mort…

Ne le touchez pas !

Ces yeux…

… répandent la maladie.

L’émissaire de la Peste ! »

Ces borborygmes se perdirent dans le vacarme du vent ; et le capitaine, dans les prunelles rougeoyantes du mendiant. Ses suppliques aussi auraient dû mourir dans le blizzard. Pourtant, Uriel l’entendit très nettement dire :

— Je connais un endroit où s’abriter de la tempête. Laissez-moi vous y conduire contre un repas chaud.

Alors le feu de ses iris abyssaux s’éteignit sous les plis d’un sourire pathétique. Uriel Saparov ne voyait ni spectre ni engeance ; juste un homme souffrant, transi de froid. Et il représentait son seul espoir.

Devant plus miséreux qu’eux, la poitrine du hussard se redressa, gonflée par la flamme de sa fierté vacillante.

— Qui es-tu, pérégrin ?

Le capitaine avait privilégié l’appellation la moins insultante. Cependant, qui d’autre qu’un fou pourrait rôder à la frontière inhospitalière de deux contrées en guerre par un temps pareil ! Un espion ? Et pour espionner, quoi ? Leur compagnie moribonde sur le chemin du retour – ou de la mort ?

— J-je me n-nomme Anselmö, messire. J’habite à c-cinq cents travées d’i-ici. D-des vauriens du Nord, on b-brûlé ma ferme, l-la semaine dernière. J-je n’ai plus de p-provisions, mais il me r-reste une grange p-pour nous p-protéger.

L’élocution du paysan défaillait à mesure que la tempête se renforçait. Horrifié, Uriel remarqua qu’en plus d’être crottée et trempée, la tunique du pauvre bougre était lacérée, offrant sa peau nue à la colère d’Eichöras. Pis ! De chaussures, il n’avait point !

Faisant fi des superstitions de son second, motivé par l’urgence de la situation, le capitaine défit son manteau et le prêta au malheureux – ce dernier semblait flotter comme un étendard sur son corps malingre. Puis, il le fit monter sur son cheval.

— Merci, merci, mon bon seigneur ! Vous serez béni pour votre générosité !

Uriel préféra ne pas imaginer par quelle divinité de leur vaste panthéon. Quoiqu’il fût prêt à remercier même la perfide Alsséninali ou la noire Naärçanée, si ce montagnard providentiel les menait au chaud.

De chaleur, il cessa d’espérer en apercevant le saccage. Chaleur, il y eut sans doute au moment de l’incendie de ces bâtisses. Depuis longtemps parties en fumée. Anselmö les guida jusqu’à ce qu’il subsistait de la grange. Vieille masure aux planches disjointes et crevassées. Probablement moribonde avant d’avoir été atteinte par la langue des flammes.

Ravivés par ce rebond du sort, tous s’activèrent à dresser le camp ; omettant sciemment un regard pour leur hôte. Si leur soulagement était contagieux, sa pestilence aussi.

Au premier jour, la compagnie fit un feu des débris de bois préservés de l’humidité ; cloua les restes vermoulus pour combler les fissures.

Au second jour, le blizzard s’était encore accru. Le dehors ne se réduisait qu’à un espace indéfini, hors du temps, un furieux écran opaque au-delà duquel l’inconnu guettait l’occasion de mordre. L’escadron comptait les rations. Si la tempête ne causait leur fin, la faim saurait tuer leur temps ici.

Au troisième jour, les espoirs des soldats se réduisaient comme le paysage sous ces trombes neigeuses. Seul Anselmö maintenait un sourire constant et indécent. Quelle matière y avait-il à se réjouir ? Même si les rafales cessaient céans ces saccages, ils ne redescendraient pas vivants de ce col enseveli ; pas avec les chevaux, pas avec leur équipement, leurs uniformes légers. Pas avec leurs corps d’hommes. Qu’Almarièsti les prenne en pitié !

Ils avaient investi cet abri ; creusé leur tombe.

— Qu’est-ce qui te rend si joyeux ? osa demander Uriel à Anselmö un soir, auprès du feu.

Qui d’autre que lui serait risqué à adresser la parole au misérable ?

Son second cédait de plus maigres rations à cette bouche du peuple qui n’avait pas fait la guerre. Anselmö ne s’en plaignait pas : il léchait sa boîte de björgorel comme la langue avide de l’hiver sur leurs carcasses congelées. Anselmö ne se plaignait jamais de rien. Ni du mépris de ses pairs ni des rumeurs de ces maladies imaginaires qu’on l’accusait de propager. Il surmontait la situation avec un flegme indéboulonnable.

— Pourquoi être triste ? Nous devrions être honorés de cette épreuve à laquelle nous soumet le Prince de l’Hiver !

— Le Prince de l’Hiver ? Tu parles d’Eichöras ?

— Non ! Non… Bien sûr que non. Cet Eichöras n’est qu’un infâme opportuniste. Le Prince de l’Hiver est bien plus redoutable… bien plus puissant…

Uriel sentit la chair de poule se dresser comme une muraille sur sa nuque. Était-ce de voir cet inconnu cracher au sol alors qu’il venait de blasphémer ? De l’entendre insinuer que le dieu de la guerre et de la colère puisse être inférieur à un autre ?

— Qui est ce Prince de l’Hiver ? demanda-t-il la bouche sèche.

Alors les traits rieurs du bonhomme se déridèrent, laissant apercevoir un visage moins laid qu’il n’aurait cru. Sur cette toile parcheminée, d’un blanc immaculé, même ces iris rougeoyants paraissaient moins inquiétants. Mais il put la saisir ; cette lueur de malice qui flambait dans ses yeux malades.

« Comme dans n’importe quel conte
Il fut un royaume prospère
Dirigé par la main sévère
Mais juste, des orgueilleux pontes

Cette richesse couvait un secret
Cette longévité écœurait
Ne pouvant être fruit du hasard
Elle propageait les pires histoires

On persiflait sur la reine sorcière
On disait le souverain immortel
On fabulait leur enfant mortifère
À cette famille, on chercha querelle

Au palais, par une nuit de blizzard
La procession de pillards
S’engouffra en quête entêtée
De cet élixir d’immortalité

Ils tuèrent, brûlèrent, massacrèrent
Et trouvèrent
L’ambroisie
L’enfant seul survit, taché et transi

Traversant les ères, le Prince de l’Hiver
Jura de se venger de ces impies
Devenus vos dieux par leur félonie
Leurs descendances périraient par sa colère

Depuis, il se terre
À chaque renouveau du froid
Dans les trombes, guette aux abois
Sa vengeance amère

Contre les pathétiques
Ignorant de ces mythes
Saisis dans le baiser de ses frimas
Il souffle le gel et sonne le glas »

Le capitaine reprit une gorgée de sa gnôle ; longue et goulue. Ce n’était qu’un conte. Un conte absurde, sans queue ni tête.

Pourquoi y accorder crédit ?

Sous ses yeux, les flammes se flouèrent dans leur danse mesquine. Sous les cieux, les torrents de neiges s’assombrirent dans une furie d’alumine.

Il sombra dans l’oubli.

Là où s’effaçait le sourire carmin d’Anselmö.

Là où les spectres rugissaient leurs mots.

Chuta vers le trépas.

Puis se réveilla.

La sombreur crépusculaire avait cédé place à une nuit lancinante. D’un noir qui appelait les âmes souffreteuses de la Peste à répandre leur purulence. Uriel s’était couché. Quand ? Il ne voulut pas le découvrir ; préférant se rendormir.

Mais la silhouette spectrale d’Anselmö glissa sur lui. Il le sut aux reflets d’une pâle lune oubliée sur sa chevelure chrysanthème.

L’inconnu susurra les paroles d’une langue éteinte. Sans les comprendre, Uriel les accueillit avec horreur et félicité. L’Émissaire de la Peste coula son fléau dans ses veines. Ce froid cadavérique se mua en une chaleur salvatrice ; inexplicable. Comme si l’énergie de la guerre, de la marche du col et de l’épreuve du blizzard était restituée à sa carcasse agonisante.

Uriel se surprit à vouloir raffermir cette étreinte, prolonger ces soupirs de bien-être et se noyer dans ces vagues de plaisir.

Mais, à nouveau, il se réveilla.

Plus un bruit. La tempête s’était tue. Les timides rayons de l’aube perçaient les jours du toit.

Plus un bruit. Sa compagnie sommeillait encore. Un songe de plomb et de mort.

Plus un bruit. Une odeur rance et soufrée s’emparait de ses sens.

Uriel Saparov se redressa dans un sursaut paniqué. Ses camarades étaient toujours là. Gisant autour de lui comme des fagots secs et flétris. Cadavres désarticulés, contorsionnés dans l’élan d’une douleur indélébile. Sucés jusqu’au suc, la moindre goutte de leur vitalité.

Au centre de ce carnage, Anselmö trônait droit et fier, dans un silence languide. Ou était-ce bien lui ? Où avait disparu le fou grêlé et pestiféré qui dévorait leurs rations ? À sa place, ne se tenait plus que ce prince-bourreau.

Des habits brocardés d’or et d’hermine avaient substitué ses guenilles. Ses épaulières aux liserées d’argent dessinaient la nouvelle prestance de sa silhouette. Une chevelure lisse d’ivoire et brodée de givre coulait jusqu’à ses reins. Surmontée d’une couronne de glace iridescente, veinée du cruor des vies volées, son identité n’admettait plus de mystères.

Le capitaine aurait peut-être aimé dire quelque chose, crier l’injustice et hurler sa peine. Sa voix mourut dans sa gorge quand Anselmö lui fit face.

Les traits de son visage rajeunis, comme la lueur malveillante de son œil, entraînaient Uriel vers de dangereux précipices. Dans ses mots abyssaux résonnait le souvenir de temps ancestraux.

« À toi qui te distingues des félons
Ta bonté
Fit rejaillir en moi la compassion
Oubliée

Pour ma survie, je pris leur vie
Mais t’en décerne une partie
Afin que ce présent d’éternité
T’octroie ta vertueuse destinée »

Uriel n’aurait pas dû connaître ce dialecte ; il en comprit chaque mot. Pourtant, il ne réagit pas assez vite pour exiger qu’Anselmö reprenne son cadeau ; son fardeau. Ce dernier s’était volatilisé dans les volutes de la bise de l’hiver.

Uriel suffoqua ; son hurlement déchira le néant des environs déserts. Sa carcasse tituba jusqu’à celle d’Artorska. Il n’y avait pas à hésiter : la vision qu’imprimaient ses traits émaciés, défigurés hanterait ses rêves à jamais s’il n’y mettait pas un terme.

Il décrocha le pistolet de la ceinture de son second, l’enfonça dans sa bouche et tira.

La balle traversa sa joue. La blessure superficielle guérit vite.

Trop vite.

Anselmö tint sa promesse. Uriel vécut longtemps.

Trop longtemps.

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