Cosmo Tango

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Un illustre pilier se lève, réussissant l’incroyable exploit de se dévisser l’arrière-train du tabouret.
La porte s’ouvre, et une bouffée d’air froid s’engouffre dans le bouge suffoquant. Un instant, les vapeurs d’alcool, la fumée des cigares ; véritables habitantes de ce cagibi ignoré ; semblent disparaître comme la bonne femme du cocu. Se perdant dans les pétarades bruyantes d’une astro-chopper.
Mais ça serait mal connaître ces greluches, juste bonnes à retenir les pochards du coin.

Jorj se savait différent de ces ploucs. Même si objectivement, il leur ressemblait beaucoup ; il y avait un détail qui ne trompait pas : Son .700 Torgaro.
Placidement attaché à sa ceinture, le colossal canon rayé scrutait, grondant, qui souhaiterait en découdre avec le cogneur.

« Billy. Un aut’ sky ; du Tue-la-Mort. »

Non, en effet, lui il n’était pas une lopette sans but ni avenir.
Lui il avait un fichu objectif. Un bordel de but. Une putain de cible.
Et le verre qu’il avait entre les mains, la clope dans la goule ; c’était pour attendre.

C’est ce qu’il faisait.

Attendre.

Il était devenu bon à ça.
A chaque fois, il avait loupé son coup car trop pressé.
A chaque fois, elle lui avait échappée car il ne s’était pas retenu.
A chaque fois, ça se terminait dans un de ces bars piteux, à composer avec ce qu’il avait réussi à ramener, à mettre sur pied la prochaine battue.

Sa rivale était une formatrice comparable à aucun autre. Une garce scandaleuse, méprisable, sans nom.

Il déglutit une dernière gorgée. Un sourire au coin des lèvres.
Ouais. Il se faisait baiser ; mais c’était bougrement excitant. Il savait qu’un jour ou l’autre c’était lui qu’allait gagner. Autant laisser courir et rire un instant.

« Billy. Un aut’. »

Le raffut se tut, les lumières se laminèrent.
À l’autre bout de la pièce, l’estrade était devenue le centre de toute l’attention.
Rideaux tirés, Jorj reconnut immédiatement la plus fameuse des voix de la région.
Louiz Forbra.
Vêtu d’atours rubis brillants. Une chevelure d’onyx rutilante. Des yeux saphirs tentateurs, des lèvres sensuelles.
Égérie du Rétro-Futuro-Electro-Jazz. Elle était une native de la Lisière ; ou plutôt du Caniveau Solaire, pour un peu qu’on soit honnête. Il n’en était pas un fan furieux, mais il savait en apprécier l’originalité ; à mi-chemin entre l’hématémèse musicale, et la nostalgie geignarde.
Elle était partie il y a une décennie de sa patrie, pour faire connaître son art à l’Intérieur. Mais voilà qu’elle était revenue de Latère, pour se ressourcer disait-on. Jorj eut un petit rictus. Soit Louiz ne pouvait qu’être appréciée des bouseux de la bordure. Soit les baleines de la Bleue ou les boudins de la Rouge étaient incapables d’être friand de sa chanson.
Du bruit de pécore des Cayes.

À cette idée, le défourailleur ressentit la soudaine envie de se vider la vessie.
Un pochetron assoupi nichait toujours dans les chiottes, marquant son territoire de manière peu originale ; pissant au sol, gerbant par terre.

‘Fait chier.

Alors il fallait se les cailler à l’extérieur, se lâcher contre un mur magnanime qui n’avait alors rien demandé.
Il ouvrit la porte du pub, pour tituber dehors avant de s’asseoir sur une poubelle étalée, là, juste en face.
Il avait soudainement la flemme de se lever. Peut-être qu’une petite pipe l’aiderait à trouver la motivation ?
L’étincelle émoustilla la tige. Il finit par lever les yeux, l’air dans le vague.
Loin en haut, on pouvait distinguer la basse-ville périphérique du Sas, dans leur style si typique de tôles emboîtées. On distinguait d’ailleurs les venteries, ces raffineries d’air qui refourguaient du gaz qui schlinguait le carbu’ à cargo-vraquiers.
On voyait également, plus à gauche, quelques une de ces gigantesques usines de démontage. Des repères de contrebandiers, de receleurs et autres rapaces.
Maintenant qu’il contemplait ce beau monde avec ces yeux explosés, il trouvait que le plafond avait une ressemblance avec le ciel nocturne.
Ici les quartiers s’incarnaient constellations.
Là les aciéries se faisaient astres aigris.
Là-bas, les faubourgs devenaient vides sidéraux.

Mais par-dessus tout, l’Ambassade brillait d’une débauche d’éclats de Soleil ; bercail des cadres corrompus, des pourritures de Latère, de la Pègre Coloniale.

9696-SCRB. Le joyau insipide ; un galet sans pareil ; la pomme pourrissante de la Ceinture des Cayes-peur.

Il projeta son mégot par dessus le bord de l’abyme, virevoltant au gré des courants.
L’envie n’était plus à contenir, et la cloison du troquet lui faisait de l’œil.
Ou était-ce l’holo-bimbo aux lolos colossaux qui conviait les badauds à pénétrer dans son caboulot ?
Avec sa queue de chat fichée dans on-ne-sait-quel chas ; son saint-frusquin fourrure d’ocelopard, et ses bracelets bling-bling. C’était là la quintessence du style, de la mode des Cayes.
Des andro-cagoles, saveur « alcool d’imitation » et odeur « atmosphère viciée ».

Il s’approcha de la machine d’étude scatologique.
Le remarquant immédiatement, elle lui fit signe d’approcher. D’un mouvement obscène de la main, bruitant grossièrement avec la bouche, elle afficha le prix de la commission : 60 Bitecoins.
Il rit doucement, défaisant sa braguette.
Elle sourit niaisement, pensant harponner un chaland.
Mais avant que l’ordinateur contracte la moindre transaction, Jorj se libéra, urinant à flot continu, bruyamment, exhalant un râle de plaisir, inondant la base de la machine.

Rouvrant les yeux sur ce qu’avait été l’électro-traînée, il n’en restait qu’un tas de ferraille et de lumières clignotantes, crépitantes, à l’odeur relevée.

« Stupide machine. »

Il imita Narcisse, contemplant son reflet dans la flaque a ses pieds. Sous la lumière blafarde du néon ringard et suranné, sa veste désuète à paillette allait sacrément bien avec ses santiags éculées.
Il n’avait vraiment rien à voir avec ces rocheux, paysans du Cailloux.

Il se refroqua, retournant à la place qu’il avait abandonné quelques minutes plus tôt.

« I stand motionless
In a parade of falling rain
Your voice I cannot hear
As I am falling again »

Les soubresauts d’une basse obsolète fit comprendre que le concert avait commencé pendant son absence. Étonnement, l’assemblée dissolue habituellement dissipée était là captivée, béate.
Le déhanché lent et mesuré de Louiz avait un petit quelque chose de fascinant, il était vrai.
La mélodie, aussi, magnétisait l’ouïe de sa mélancolie ; si habile à asservir les esprits de ses pionniers des confins du Système.
Au moins, le spiritueux que Billy venait de lui resservir en serait peut-être moins merdique.

Masqué par le vacarme du spectacle, personne ne prêta l’oreille au vomitoire claquant.
On vint s’asseoir à l’autre bout du bar, occultant la vue que Jorj avait sur l’estrade.

« I have often told you stories about the way
I lived the life of a drifter
Waiting for the day
When I'd take your hand and sing you songs then maybe you would say
Come lay with me, love me
I would surely stay »

Une paire de brodequins. Sobres et efficaces, mais usés.
Un fute étroit, qui ne se payait pas le luxe de dissimuler une immense protubérance. Cette paire de guibolles soutenait un braquemart remarquable, ou alors un pistolet plus qu’honorable …
Des mains aux doigts déliés, des bras délicats, mais qui trahissaient par leur perfection des implants subtils. Jorj en eut une remontée ; il détestait ce qui touchait de près ou de loin aux hautes-technologies ; sauf son flingue. Et qu’il trouve ce genre d’abomination un tant soit peu attirante, c’était peut-être là la preuve que ces saloperies étaient inacceptables.
Il poursuivit son inspection, à la fois intrigué et agacé.
Cette chimère portait sur le dos un perfecto bigarré d’une débauche de badge ; ici le blason de la compagnie de prospection de Fobos, plus loin l’insigne des maraudeurs de Ganiméd et là l’écusson de feu les trafiquants d’Enselad. Un parcours impressionnant. Un itinéraire plongeant dans la transgression de toutes les lois de Latère.


« Waiting to fail
Failing again
If death should take me now
Count my mistakes and let me through
Whisper in my ear, you've taken more than we've received
And the ocean of sorrow is you »

Finalement, Jorj plongea ses yeux dans ceux du nouveau venu.
Et il comprit.
L’œil clair, l’autre entièrement sombre, il y voyait son propre reflet, seulement ponctué par quelqu’étincelles virtuelles.
Et il comprit.
Ce visage asymétrique ; fascinant, envoûtant, captivant.
Ce sourire plein d’attachement, de complicité, de défi.

Sétus de Sérès.
Face à lui, dans ce bar douteux, au fin fond du Système.
Elle avait l’audace de le provoquer, après des décennies de course-poursuite, ici-même.

Il ne la laissera pas s’enfuir.
Elle ne s’échappera pas.
La main sur elle, il mettra.
Sur elle … Et elle …

Mut par l’instinct, son bras se tend, .700 en main ; son souffle se faisant sonore.
Sétus n’allait pas attendre plus longtemps ; elle bondit sur le côté.
Un trait de lumière traverse la salle enténébrée.
Le chant se change en hurlement. Dans le fond de la pièce, Louiz s’effondre ; son bras vaporisé par le faisceau accéléré. Derrière elle, un musicien la rejoint, l’abdomen ouvert.

« F‘chier. »

La gueule mortelle se tourne vers la porte, d’où vient de s’extraire sa cible.
Nouvelle inspiration.
Le mur explose ; contenants et contenus flottent ; encore manqué, mais cette fois-ci personne n’est fauché par le rai.
Jorj quitte le comptoir et s’élance à la poursuite de Sétus. À peine le pied posé à l’extérieure, qu’un flash le manque de peu. Il n’y prête pas plus attention.
Plus loin, Sétus cours le long de la corniche, l’allure leste et preste. Il se jette vers elle, l’air enragé.
Elle est là !
Il tend les doigts.
La touche presque.
Elle braque son katano-blaster.
Le touche presque.

Au-dessus du vide, où de grandes bourrasques font voltiger des feuilles vulgaires, elle s’est figée.
Un œil au-dessus du vide. On aperçoit des vaisseaux serpenter entre des tours à la renverse ; des lumières bariolées projetant leurs ombres sur la moindre paroi qu’elles rencontrent.

Jorj se stoppe net face à Sétus. Il la met en joue. Le souffle lourd du Torgaro musèle tout SCRB.
Le visage sardonique, il lui crache avec véhémence :

« Ça y est ?! C’est terminé ? »

Un sourire.
Sans réponse.
Est-ce là sa manière de me moquer ?

‹ Tu fatigues vieillard ! Dépassé, délaissé, crois-tu seulement m’arriver à la cheville ? Ces mains grossières, calleuses, lésées ! À peine soutiennent-elles le poids de ton pistolet ; peuvent-elles au moins caresser autre chose que ton fut !? Cette gueule cassée, du passé ; reflet du damné à l’opiacé, guettant sa panacée. C’est là le tableau qui conclut avec panache un portrait qui n’a nulle part où allé ; sans appétit, désir, ambition. Rien. Tu n’es RIEN. ›

Voilà ce que crache son silence !

Cette salope, il la détestait, elle ne pouvait s’empêcher de le hanter, l’entraver, le déstabiliser.

Il pressa lentement la détente. Le cyberœil sombre réverbérant l’éclat du canon. Mais son visage provocateur s’esquiva au dernier instant ; laissant derrière lui, dans le lointain, une funeste déflagration.

Sétus avait préférée s’abymer dans le vide.
Mais cette vipère avait des ressources insoupçonnées.
Se penchant par-dessus le bord, il l’observait tomber le long des étages de quartiers ; avant de finir par glisser sur des toitures alors qu’elle traversait la zone de modulation gravitationnelle.
La chute verticale s’était mue en course horizontale.
Insoupçonné. Elle était un gredin des égouts, enfant des infortunés des Cayes ; évidemment qu’elle connaissait tous les recoins de ce caillou.

Il rengaina son .700 Torgaro. Sétus allait lui échapper définitivement s’il n’embarquait pas au plus vite. Il avait garé son épave en devenir non loin.
Entre deux gratte-ciels, enchâssés dans la roche de l’astéroïde ; son engin patientait de travers, bancal.
La machine répondit par une plainte fatiguée lorsqu’il commanda l’ouverture du hayon.
La plaque, un peu rouillée, s’ouvrit lentement. Crissant alors que les vérins donnaient tout ce qu’ils pouvaient pour accomplir leur unique tâche.
La tôle frappa le bitume sans ménagement et Jorj put enfin s’installer aux commandes.
La clé dans l’allumeur, l’éclairage clignota quelques secondes, dénudant un bordel monstre : Fringues s’exhibant à gauche à droite, bouteilles liquoreuses mouillant le sol ; l’intérieur évoquait l’extérieur, en tout honneur.
Le panneton tourna et le ronronnement asthmatique de la carlingue résonna jusqu’aux oreilles.

Un signal d’erreur beugla.

« TRAINS-D’ATTERRISSAGE-BLOQUÉES.
PHARE-AVANT-GAUCHE-ENDOMMAGÉ.
RÉTROFUSÉES-OBSTRUÉES.
TUYÈRE-SECONDAIRE-DROITE-ENDOMMAGÉE.
PORTE-DE-LA-SOUTE-DE-LARGAGE-BLOQUÉE.

ALLUMAGE-IMPOSSIBLE.
VEUILLEZ-RÉITÉRER-APRÉS-INSPECTION. »

Cette putain de machine allait elle aussi lui mettre des bâtons dans les roues ?!
Il frappa un grand coup sur le tableau de bord ; l’écran passa au noir ; ses pieds jonglèrent sur les pédales de poussée.
Le vaisseau s’essora, s’extirpant à la gravité des murs de la cité.
De nouveau, les écrans se mirent dans tous leurs états ; mais cette fois-ci, rien pour empêcher Jorj de manœuvrer comme bon lui semblait.

Là-haut, vers le Sas, une corvette couleur cobalt tapageur s’échappait de SCRB.
Il mit les gaz, se stabilisa et fusa droit vers elle. Un œil distrait contrôla le camérétroviseur, le scintillement chamarré des ambulances et miliciens avait cette manie de sublimer la ruine qu’était cette colonie transneptunienne.

Son attention revint à la corvette, qui venait de traverser le Sas sans subir l’inspection imposée ; des tocsins carmins secouèrent les tours de contrôle.
L’intercom’ de Jorj reçut une sommation.

Mais il n’avait pas que ça à faire. Sétus était juste là !
Pied au plancher, tuyères criant à tue-tête ; son astronef passa de justesse entre les deux immenses vantaux.

L’impassibilité de l’espace l’embrassa.

Et l’absence de nuisance le sonna un instant ; ayant niché dans cette ruche, ce trop longtemps, la remembrance du silence lui avait échappée.
Ici nulle sirène, nul soufflage, nul grabuge.

Seulement le Néant.

Lui.

Et Sétus.

Dansant entre assidérites et sidérolites, elle nageait gracieusement dans cette mer de météores, elle volait affablement dans ce ciel du soir.

Tous deux isolées ; loin des braises, loin des mondes, loin de la raison.

Elle l’attendait, poursuivant sa valse nuptiale et visées, velléités.
Il la talonna dans le dédale spatial, dessinant des courbes et lacets entre les galets.

La corvette le menait dans un secteur obstrué. Avant de redresser soudainement et lécher une surface funestement rocheuse.
Jorj tenta de ralentir sa course, et de lever le nez de sa navette, mais ; comme prédit par l’ordinateur pléonastique, devin informatique ; les rétrofusées refusèrent de faire leur affaire.
Le temps se suspendit, et l’idée lui vint.
Il tira le périscope de visée.
Actionna la gâchette.
Et dans l’éther un trait tarauda une pierre.
Le treuil tendit l’attache et détourna la traversée au rythme déchaîné, cauchemardesque.
Il fit lâcher le fil une fois orienté, de nouveau sur les talons de Sétus.

À travers le vitrage, il n’y avait plus de bolide ; le champ d’astéroïde avec cédé sa place au désert sidéral ; le Vide, véritable maître de ces milieux.

Et elle était là.

Au cœur de son réticule.
Le sien manqua un battement.

Elle était là.
Aux creux de ses mains.
Sans échappée possible.

Ses doigts se dénouèrent.
Détachèrent l’opercule, couvrant un bouton rubis.
Hésitèrent à tordre ce brasier à l’éclat de plastique.

Et le flottement cessa, il appuya de toutes ses forces, la torpille thermonucléaire fusa.

Le destructeur de monde avala le subtil vaisseau, dévorant l’âme de Jorj à l’avenant.

Ses mains frémissaient.
Sa poitrine se pressait.
Sa gorge, sa bouche, arrachèrent un râle enragé, rugissement fébrile.

QU’AVAIT-IL FAIT ?!

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