I am woman

6 minutes de lecture

A l'aube, Tom et Alex avaient maîtrisés l'art du déni. Chose intéressante, ils s'étaient persuadés que l'autre n'avait pas du repenser à "ça". Ils ne pouvaient être plus en tort. 

L'été débuta et avec les premières baignades, les barbecues où la fumée épaisse se dégageant d'une viande bon marché fait pleurer les heureux. Alex travaillait à s'en épuiser, elle ne comptait pas ses heures, elle ne l'avait jamais fait mais elle était étonnement moins persuasive avec ses collègues, qui étaient devenus d'après elle peu enclins à la remplacer, et ce en particulier les jours où le groupe avait des projets de sorties. Elle se joignait à eux à la plage parfois, bien qu'elle n'y soit pas à l'aise. Elle les rejoignait avec plaisir en ville pour une glace, et jamais elle ne manquait de répondre à un SMS ou rappeler l'auteur d'un appel manqué. Ses efforts furent récompensés, et le groupe ne s'affola pas de son absence, ils avaient l'habitude du rythme effréné saisonnier qu'elle faisait subir à son corps. Comme chaque été, même si ils étaient vite repris à l'automne, sa silhouette s'élançait, affamée par des jours de jeunes, entrecoupés de jus de fruits ultra sucrés avalés entre deux commandes. Elle avait insisté auprès du journal pour poursuivre ses chroniques, même cet été, et se retrouvait donc à écouter les stations d'infos pendant la plonge pour ne pas perdre une minute. Le soir, voir au petit matin, elle combattait la fatigue écrasante pour rédiger sa chronique qui pourtant comptabilisait très peu de lecteurs pendant l'été. Entre temps, dans les rares instants qui lui restait, Tom ne passait que rarement dans ses pensées. Elle n'avait ni le temps ni l'énergie de penser à lui.

Lorsqu'elle s'égarait trop longtemps sur son cou large, sur sa mine concentrée, elle refoulait immédiatement ces pensées. Elle détestait cette impression que sa liberté lui était arrachée. Depuis très jeune, elle avait été vu graviter autour d'elles des femmes qui ne l'inspiraient pas. Sa sœur n'avait jamais connu le célibat, en tout cas elle ne parvenait pas à son souvenir. Elle avait poursuivit ses études tant bien que mal mais avait finalement changé d'université pour une bien moins prestigieuse où son compagnon étudiait. Ils étaient épanouis ensemble, probablement, mais Alex ne parvenait pas à comprendre comment les ambitions de sa sœur, ses projets de vie étaient passés après les envies de son compagnon. De même, sa mère avait trouvé un emploi a 18 ans, et avait alors rencontré son futur mari et père de ses trois enfants. Elle était partie de chez ses parents pour débuter un tour de l'Europe, mais s'était arrêtée dès la première étape du périple, là où l'amour l'avait retenue.  Sa mère avait eu les enfants qu'elle avait désiré, mais jamais elle ne poursuivit une carrière. Elle s'épanouissait d'après elle dans son rôle de mère, et travaillait depuis plus de vingt ans dans la même entreprise, à temps partiel de manière à se consacrer à son foyer.

Alex avait fini pas assimiler l'amour à un obstacle, un piège cruel qui parfois se refermait sur les femmes, les condamnant à une vie simple, sans prétention. Elle avait toujours pensé qu'elle devait retarder le plus possible l'instant fatidique que sa mère lui prédisait depuis des années. Pas question d'être enracinée à un homme. Pas question de faire des compromis sur ses rêves. En réalité si elle retardait le moment, c'était aussi parce qu'elle savait que tel le chant des sirènes parvenant à d'Ulysse, elle aurait beaucoup de mal à ne pas se laisser envoûter. Depuis toujours alors, et tout cet été d'autant plus, elle était bien décidée à garder ses bouchons de cire pour ne pas entendre cette chanson. Elle savait également que les femmes de militaires souffraient autant que leurs maris, elle patientaient des mois, parfois des années, pour l'homme qu'elles aimaient. Elle s'occupait de tout le temps de la mission, pour voir leur homme revenir peut être changé, et il fallait alors lui accorder une place qu'elles avaient occupé depuis son départ. 

Alex chérissait par dessus tout son indépendance, elle en prenait soin comme d'un joyau, regardant toujours derrière son épaule pour s'assurer que jamais il n'était en danger. De là peut être sa répulsion pour la vulnérabilité. Jamais elle ne laissait la fragilité s'approcher d'elle, et répudiait lorsque d'aventure la faiblesse la guettait. Avec le temps elle avait réalisé qu'elle était mal à l'aise exposée à la vulnérabilité des autres, qui avec le temps avaient compris que l'empathie n'était pas son fort. Elle se trouvait incroyablement désemparée par les larmes de ceux qui l'entouraient. Pourtant elle était capable de se battre comme une lionne pour ses idées, et pour ceux dont la voix était tue, mais dès que le lien devenait trop réelle, elle le coupait immédiatement. L'idée d'une relation, stable, entière, l'effrayait à vrai dire. Elle était incapable, pensait elle, de se laisser aller. Elle ne concevait pas de vivre avec un homme, qui serait alors confronté à ses mauvais jours. Elle ne pouvait imaginer être malade à côté de celui qu'elle aimerait un jour. Elle n'acceptait jamais l'aide de personne, ne prenait jamais de médicament préférant se prouver qu'elle pouvait surmonter la douleur. Elle refusait de se placer en situation de vulnérabilité, et avait parfaitement conscience que ce blocage empêchait toute relation. Quel homme voudrait d'une compagne comme elle? Quel homme accepterait de ne jamais vraiment connaître ses émotions ? Elle était elle-même persuadée qu'elle n'était peut être pas capable d'aimer véritablement quelqu'un. Alors, quoiqu'il se passe, quoiqu'elle ressente malgré elle, Tom n'avait pas sa place dans sa vie. Elle n'en avait probablement pas dans la sienne et quelque part cela lui convenait, ils étaient donc sur la même longueur d'onde. 

Comme souvent, elle se projetait dans les situations qui risquaient de se présenter à elle. Alex savait bien qu'elle croiserait Tom pendant l'été, et si elle ne le voyait pas, ses parents évoqueront son nom au détour d'une conversation, un ami en commun lui donnera sans penser à mal de ses nouvelles. Elle n'allait de toute évidence pas pouvoir l'éviter plus longtemps. En se projetant, elle pouvait mieux maîtriser ses réactions, ses émotions, qu'elle avait répétées jusqu'à les apprivoiser parfaitement. Le rôle qu'elle s'était composé, en tant que scénariste de sa vie, lui seyait à merveille. Elle s'était donc imaginée que si elle venait à le rencontrer, elle le saluerait poliment, et ferait en sorte de se détourner pour poursuivre une conversation plus loin. Elle choisirais sa place soigneusement, pour ne pas le voir et pour ne pas être vue. Elle se rassurait, de toute façon il ne lui accorderait pas ni temps ni importance, mais elle s'apaisait en répétant le scénario qui lui éviterait d'avoir publiquement l'air embarrassée. Elle savait que ces dernières semaines Tom avait probablement voulu profiter de sa sortie de mission en montagne pour calmer un appétit sexuel visiblement débordant. Elle vint à s'interroger malgré elle. Alex se mit à se remémorer douloureusement les moindres détails de leurs interactions, les disséquant pour en extraire la moelle. Rien ne faisait sens entre eux, depuis le début la gravité semblait faire défaut sur la planète qu'ils avaient habité ensemble quelques minutes en tout seulement. Peut être avait-il vu en elle une femme fragile qui accepterait sans broncher de coucher avec lui ? Pour autant, se remémorait-elle en effleurant les fossiles de ses caresses sur ses bras, elle ne pouvait nier qu'il avait été correct à son égard et qu'une certaine tendresse envers elle se dégageait dans les rares moments qu'ils avaient partagés. Peut être alors pensait-il à quelqu'un d'autre ? Le scénario bien que blessant était plausible, il n'avait en effet pas prononcé son nom pendant cette étreinte. Au fur et à mesure que la pellicule repassait devant ses yeux, elle réalisa qu'elle avait été l'instigatrice, et que peut être Tom n'avait pas osé la repousser pour ne pas la froisser. Les théories étaient sans fin, et Alex se surprit à être complotiste dans sa propre vie.

Si ils se revoyaient, et malgré elle cette perspective lui fit reprendre une inspiration, elle se montrerait polie. Elle se comporterait comme le coup d'un soir qu'elle était, en prenant bien soin de ne pas s'imposer à lui pour qu'il ne pense qu'elle se fasse des films. Il était hors de question qu'il la prenne pour une demoiselle épris du premier homme qui lui accorderait un peu de temps et d'attention. Et la vie repris. 

Résignée, Alex répondit au message d'Agathe la pressant de se joindre à eux le soir-même, six semaines après la soirée de juin.

Annotations

Vous aimez lire TheEditrice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0