Sur le rivage de tes lèvres

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L'été s'en est finalement allé. Les jours se sont peu à peu raccourcis, la pluie s'est soudainement invitée dégoulinant sur les fenêtres et dans les gouttières. Les maillots ont été rangés, et les baignades interminables au lac salé ont été remplacées par les promenades en ville, sur les pavés détrempés. Noël finit par arriver et dans chaque maison du village on devinant les ombres vacillantes des chandelles, et les chaussons au pied du sapin.

Alex avait rendu son tablier de serveuse au début du mois de septembre, et avait repris comme prévu les cours. Passionnée de politique, elle écrivait désormais des chroniques pour un journal indépendant et jeune, qui avait accepté de parier sur elle et sur la carrière qui se dessinait progressivement devant elle et qu'elle avait hâte de débuter. Comme pour beaucoup, l'année universitaire était soumise à une temporalité toute particulière, où en sortant de l'été on ne fait qu'attendre celui qui s'annonce, plein de promesses, et qui à nouveau fera rosir les joues, raccourcir les jupes. Alex jongla habilement tout le temps de l’année scolaire entre son emploi de pigiste pour le journal, les cours dont la difficulté s’intensifiait, une vie sociale plus ou moins développée, et les projets pour l’année à venir. Elle s’était cherchée longtemps, jalouseant ceux qui depuis le jeune âge avaient trouvé leur vocation. Elle était intéressée par tout et n’importe quoi, adorait l’actualité, mais avait mis longtemps avant de comprendre que s’intéresser à tout et regarder les infos était autant une passion que de coiffer ou de soigner des gens. Elle avait donc dirigé ses études dans une direction plus politique où elle s’épanouissait enfin.

Finalement, après des mois de labeur, elle passa fébrilement ses derniers examens avec une impatience non dissimulée d'enfin pouvoir rentrer dans son village et revoir la bande qui, quand le soleil arrive sonnant comme l'heure de la grande migration, se retrouve au même endroit. Parfois dans la frénésie des vies les amitiés se distancent quelque peu, mais le tocsin estival arrivant, c'est avec plaisir que les copains d'enfance, les rencontres faites en chemins des uns et des autres se réunissaient.

Après Noël et Pâques, Juin était arrivé, encore frais et humide, le soleil froid réchauffait progressivement les peaux pâles sortant d'hibernation. Chacun profitait de sa terrasse et des extérieurs encore frais, présageant que quand Août s'annoncerait il faudrait se terrer à nouveau à l'ombre pour refroidir les corps bouillants. Alex avait dix jours de congé total avant de commencer sa traditionnelle saison au restaurant, avec regret, puisque après une année chargée en travail elle rêvait à vrai dire de se prélasser des jours durant, perdant le fil des semaines qui défilent, les jours se confondant progressivement. Elle voulait donc tirer profit de ces quelques jours de congés qui, toute la bande étant revenue, s'annonçaient prometteurs. Pour une fois et pendant ces dix jours au moins, elle ne serait pas la rabat-joie jamais disponible et toujours épuisée.

C'est Agathe bien souvent qui lançait les invitations, pressée de sortir et de retrouver le groupe qui en général suivait son impulsion. Dans l'anonymat de l'hiver, un nouveau bar avait ouvert au village. L'endroit étant assez isolé, la perspective d'un QG où se retrouver était réjouissante pour tous et décision fut rapidement prise de s'y rendre pour découvrir l'endroit.

Le Bar, de son nom, était dans les hauteurs du village, il fallait emprunter les routes sinueuses et étroites pour y arriver. Dans la voiture d'Agathe, qui l'avait récupérée chez ses parents, Alex voyait défiler les arbres, bercée par le chant des monstres de mousse sous le vent, auxquels le printemps avait redonné vie. En arrivant sur le parking du Bar, comme partout sur le village, les voitures étaient en grande majorité des pick-up et autres 4x4 qui rendaient moins fastidieux les trajets en montagne. A côté, la clio d’Agathe semblait ridicule ainsi garée entre deux monstres de taule. Sur le parking, Agathe et Alex reconnurent les voitures de la bande qu'elles connaissaient par cœur, reconnaissables parfois par un autocollant sur la carrosserie, souvent par une rayure, unique témoignage d'un moment passé. Sur la voiture de Paul par exemple, la portière arrière gauche était ornée d'une belle rayure, après que lors d’une sortie et sous l'hilarité générale, une jeune femme dont il avait refusé les avances et semble-t-il très vexée par ce refus, s'était saisie de ses clefs pour laisser à Paul un souvenir indélébile. Pour la défense de Paul, ce n'était pas les femmes qu'il regardait ce soir là, et se montrant très attentif à l'égard de la jeune femme, celle-ci avait apparemment mal compris ses intentions.

Nostalgiques et amusées par ses souvenirs dont elles ne se lassaient pas, Agathe et Alex pénétrèrent dans le bar. Agathe portait sa traditionnelle salopette, et une chemise fleurie. Alex avait, et de façon assez exceptionnelle, découvert ses jambes. Elle portait un t-shirt uni noir au col resserré autour de son cou sur lequel ses bijoux s'épanouissaient. En bas, elle portait une jupe en simili cuir, qui par l'illusion d'un rabat était asymétrique. Pour respecter sa pudeur chérie, elle portait un long trench beige ouvert qui, s'il laissait timidement apercevoir ses jambes, rendait l'accoutrement plus à son image. Comme toujours, elle portait des baskets blanches, et portait coincé sous son bras un sac matelassé en cuir noir. Assez exceptionnellement pour être souligné, et probablement à cause de la fraîcheur crue de la soirée, elle avait laissé dégringoler ses cheveux lourds et épais dans son dos. Elle leur avait donné une ondulation soignée, laissant s'épanouir sur ses joues et son front des mèches plus courtes dont la blondeur estivale semblait bien loin. L’endroit était assez bondé pour un soir de début d’été, si bien qu’Alex et Agathe purent se réjouir de ne pas avoir à faire une entrée fracassante.

L'ambiance de l'établissement était chaleureuse, la musique lounge, intimiste et se faisait oublier. Le Bar était une sorte de grand chalet, tout de bois vêtu, sur les façades comme à l'intérieur. Au sol, un parquet brut chaleureux courait, sur les murs entre des panneaux couverts de bois des tapisseries avaient été posées, et dépareillées elles ornaient différents coins du Bar. Le bar était central, avec un comptoir à 360°, en bois aussi et entouré d'assises hautes en cuir. Sur la gauche du bar, des tables de billard au vert profond. Sur la droite, des tables hautes pour dîner. Partout, des canapés remplissaient l'espace rendant l’endroit convivial. On s'y sentait chez soi.

Repérant au fond de l'immense pièce derrière le bar quelques amis dans des canapés moelleux, Alex et Agathe s'approchèrent avec entrain. Ils se donnèrent tous de brèves nouvelles, résumant en quelques phrases l'année passée. Certains avaient arrêté les études, des couples s'étaient formés et on écoutait avidement le déroulement des événements, d'autres s'étaient séparés et on récoltait alors avec empathie, douceur, et quand nécessaire indignation, les paroles de l'endeuillé du cœur. Agathe poursuivait des études de communication et avait connu durant l'année quelques flirts. Alex aussi avait plus ou moins flirté, au détour de quelques soirées étudiantes, mais quand son regard croisait celui d'un homme, jeune homme d’ailleurs, elle pressentait déjà le déroulement des événements. Toujours l'individu éloignait les jeunes hommes qui l'entourait, comme un lion qui aurait trouvé sa proie et se débarrasse des concurrents. Puis il approchait, lançant généralement une phrase répétée mille fois, toujours la même. Elle écoutait les avances, curieuse, auxquelles elle ne donnait généralement pas suite, pas particulièrement intéressée. Puis le chasseur se prenait au jeu, voyant son refus comme un défi, lui prédateur indompté et invaincu. Alors Alex laissait faire, elle écoutait amusée les stratégies séductrices s'enchaîner, tantôt la flatterie, tantôt la provocation. Elle ne se retenait pas beaucoup plus longtemps et rapidement le chasseur devenait le chassé. Elle avait cette intelligence intimidante, surtout lorsque l'on ne s'y attendait pas. Elle se faisait contradictoire, jamais câline, confrontant le pauvre malheureux jusqu'à ce que lassé, et conscient du temps qui presse pour ne pas repartir seul de la soirée, le chasseur chassé reparte penaud.

Autour de la table basse, chacun payait tout à tour sa tournée parmi les membres du groupe installés sur le canapé. Seuls quelques sacrifiés étaient limités au jus de fruit pour ramener plus tard ceux bien éméchés. Alex et Agathe, assise proches l’une de l’autre, après une deuxième bière et probablement à cause de la fatigue accumulée pendant cette année, étaient déjà pompettes. Agathe, sous l'effet de l'alcool, devenait rigolote, elle gloussait à tout va, était d'une gentillesse déconcertante. Alex, certes plus guillerette qu'à son arrivée, devenait surtout plus intense. Plus honnête qu'elle ne l'était déjà, piquante, passionnée, séductrice parfois.

Après un débat passionné sur le plan de relance économique avec un ami en école de commerce, Alex s'accouda au canapé pour prendre quelques secondes comme un boxer sur les cordes du ring. Chaque débat était pour elle un combat, elle réfutait, contredisait, prouvait sans relâche, sans oublier toutefois d'écouter son opposant. La joute verbale ne se fendait pas de catégories de poids, et Alex savourait la sensation de son cerveau en ébullition, de sa langue cinglante, du challenge intellectuel.

Alors qu’Alex, après une troisième bière était bien éméchée, elle sentit, brûlants, des yeux rivés sur sa nuque. Elle balaya alors l'assistance du regard avant de comprendre. Maintenant à sa droite, les tables de billard étaient moins éclairées que le reste du Bar, les murs étaient écarlates, contrastant avec le tapis vert profond des tables de jeux. Là, appuyé contre le mur avec un flegme légendaire, tout en maintenant une conversation avec un collègue, Tom. Agathe suivit le regard d'Alex, et innocemment, ou peut être pas vraiment, elle lança à Alex:

"-Je n'ai pas pensé je voulais te le dire, il est rentré pour l'été, il fait une mission courte ici avant de partir pour de bon.

-Pas besoin de me prévenir, ça ne me change rien qu'il parte ou qu'il soit là, répondit-elle sur la défensive.

-Oui oui je sais bien, apaisa Agathe, mais j'y pense en le voyant, de toute façon vous allez bien vous croiser cet été tu t'en serais vite rendue compte.

Tom ne détournait que rarement le regard d'elle, et elle, presque en colère de ce jeu, s'appliquait soigneusement à ne pas croiser son regard. Il devait avoir eu quelques jours de congés car sa barbe naissante recouvrait son menton d'un ombre virile qui invitait les doigts d’Alex à s’y piquer. Il avait l'air fatigué, marqué. Sa coupe, toujours réglementaire, était toutefois plus longue et plus décontractée que d'habitude. Lui aussi en t-shirt noir, il portait des baskets et un pantalon noir retroussé sur ses chevilles. Depuis sa place impossible de l'entendre, un joyeux brouhaha recouvrait presque la musique.

Tom était revenu quelques temps pour assurer une mission de remplacement dans sa caserne d'origine. Il avait été muté le temps de l'année scolaire, mais l'été attirait plus de monde dans la région et une redistribution des effectifs avait été réalisée. Après un stage en montagne particulièrement éprouvant, il avait lui aussi voulu tester le nouveau Bar local sans même penser à la date, et donc que les étudiants seraient rentrés auprès de leurs parents. Il avait, pour être honnête, parfois fantasmé sur Alex. Mais pas sérieusement, plutôt pour s'occuper l'esprit au moment de se coucher. Les dortoirs de casernes demandent des trésors d'imagination pour parvenir à s'en échapper un moment. Elle n'avait alors été qu'un réceptacle pour son esprit et ses fantasmes plutôt que l'objet de ceux-ci. C’est en tout cas ce qu’il voulait bien se raconter. Les permissions étant rares, il n'avait eu que de rares occasions de rencontrer des jeunes femmes, dont il avait profité quand elles se présentaient. Mais s' il avait été interrogé, là, tout de suite, aucun prénom ne lui serait venu en tête. Elles étaient souvent blondes, plutôt sympathiques, et il s'assurait systématiquement que l'un comme l'autre était sur la même longueur d'onde. Dans les bars qu'il avait fréquenté à côté des bases, la plupart des jeunes hommes portaient l'uniforme, ou un t-shirt laissant clairement comprendre à la gente féminine qu'ils appartenaient à cette classe d'homme admirés et fantasmés, et il savait bien souvent que c’était son grade plus que ça gueule qui avait joué en sa faveur. Il avait couché avec ces quelques femmes, il fallait l’avouer, pour l’égo et pour relâcher la tension. Rarement il ne pensait à leur plaisir, ce qu’elles lui rendaient bien sans qu’il puisse leur en tenir rigueur. Il serait mentir que d’affirmer que c’est Alex qu’il imaginait sous son poids, mais parfois, dans une seconde d’égarement, il aurait préféré voir une chevelure brune s’épanouir sur son oreiller.

Ce soir, il n'avait au départ pas particulièrement envie de repartir accompagné puisque l’idée était plutôt de voir les collègues après l’entraînement, savourer une bière amer. Si vraiment l'envie se faisait sentir, la fainéantise le pousserait probablement à se satisfaire seul plutôt que d’imposer sa présence sûrement peu agréable à une femme. Alors qu’Abel l’avait battu à plates coutures sur le tapis de velours, il se requinquait, comme toujours adossé au mur, avant d'apercevoir un groupe qui lui semblait familier. Immédiatement, malgré lui, il avait cherché des yeux puis aperçu Alex. Pour la première fois, il voyait ses longues et épaisses jambes, ses bras musclés. Il avait fini par comprendre que sous son trench se cachait une jupe en cuir, et malgré lui cela avait fini de le rendre fou. Il n'était finalement pas si fainéant que ça ce soir. Mais, alors qu'il n'avait normalement aucun mal à aborder le sexe opposé, une hésitation nouvelle pour lui avait pris le pas. Peut-être savait-il qu'elle ne serait pas aussi charmeuse que d'autres femmes pouvaient l’être à son égard, qu'elle verrait tout de suite s'il utilisait une des fameuses disquettes qu'il avait pu utiliser dans le passé. Elle n'hésitera pas à le confronter et, même s' il était séduit par cette perspective, il était frileux de frotter son égo boiteux à une telle expérience. Alors tout en plaisantant avec les collègues qui ne manquaient pas, eux, de draguer une cliente, taquiner une serveuse, lui ne se gênait pas pour l'observer. Alex. Il avait toujours eu un faible pour les femmes aux prénoms masculins, et était en l'occurrence intrigué. Était-ce un diminutif ? Alex. Son nom roulait sur la langue pour venir s'échouer sur le précipice de ses lèvres. Alex.

Après avoir battu un autre copain qui les accompagnait, Abel rejoignit Tom pour finir d’une traite sa bière. Suivant machinalement le regard de Tom, il aperçut la femme de cuir vêtue qu’il trouvait ma foi à son goût.

-Belle plante, désolé mon pote mais je suis sûr d’être plus son style que toi, lança dangereusement Abel.

-Touche-là et je te défonces Abel, grogna Tom sans même s'apercevoir de la menace dans sa voix.

-Merde je déconnais Adler, je savais pas que tu la connaissais, appaisa Abel.

Tom ne répondit pas à son ami, lui-même interloqué par la posture défensive qu’il avait adoptée en une fraction de seconde quand Alex était en question. Il ne se gênait maintenant même plus pour la fixer. Tom se rendait bien compte que la jeune femme plaisait, et si d’un côté il aimait cela, d’un autre ses tripes se serraient à l’idée d’un homme qui puisse l’approcher plus que lui ne l’avait pu.

Lentement l’alcool affluait dans les veines d’Alex, mais jamais elle ne perdait totalement le contrôle, jamais elle ne se laissait aller à l’ivresse. Elle appréciait tout de même de temps en temps de perdre le contrôle, suffisamment en tout cas pour s’amuser plus qu’elle ne le ferait d’habitude. Éméchée, elle pouvait danser sans se demander à quoi elle pouvait bien ressembler, elle arrivait à rire à gorge déployée, à être plus séductrice qu’elle ne l’oserait jamais sobre. Agathe lança l’idée d’aller jouer au billard, et Alex montra un enthousiasme suspect à cette idée. C’était en effet un très bon prétexte pour s'approcher un peu de son mystérieux admirateur, mais l’alcoolémie d’Alex n’était tout de même pas suffisante pour qu’elle se résigne à aller l’aborder. Elle abandonna son manteau de pudeur sur le canapé occupé par le groupe, pour suivre une Agathe à l’âme gagnante ce soir-là, sans compter sur la compétitivité maladive d’Alex. Elles prirent place sur la table de billard la plus éloignée du bar, que quelques jeunes hommes occupaient mais n’avaient pas l’air de rechigner à l’idée de leur laisser la place, ou mieux, s’affronter. Tom serra la mâchoire, il connaissait très bien ces mecs-là, le genre de mec qui profite de la sobriété de sa proie. Il garda donc un œil sur Agathe et Alex, qu’aucun des jeunes hommes ne tente ne serait-ce que de leur offrir un verre supplémentaire.

Après la franchise, la ténacité, c’était au tour de la séduction houblonnée de s’exprimer. Alex interagissait plus que de coutume avec son public, rendant des regards joueurs, taquinant les uns et les autres qui ne cachaient pas être réceptifs à la jeune femme. C’était une facette d’elle que Tom n’avait pas soupçonnée, et s’il l’observait ce n’était pas seulement pour s’assurer des intentions des autres joueurs, mais aussi pour se délecter du spectacle. Abel ricanait à la vue d’un Tom Adler qui ne ressemblait en rien à celui de l'entraînement.

A son tour de jouer, elle se plaça le plus au fond du bar, face à Tom qui plus loin avait fait volte-face pour assister au spectacle. Alex balança ses cheveux du côté gauche de son visage pour qu’ils ne la gênent pas. Elle se cambra pour s’allonger au niveau de la table de jeu, les fesses naturellement à l’arrière, confinées dans une jupe de cuir maintenant mise à l’épreuve. -Bordel- souffla Tom qui tentait de se reprendre, probablement en même temps que certains des adversaires d’Alex. Au moment de propulser la queue de billard, alors que tous anticipaient le coup en regardant les boules, Alex dans une ultime défiance leva les yeux, pour rencontrer à travers ses cils ceux de Tom. Elle esquissa un sourire en coin révélant une fossette timide, avant de jouer un coup admirable.

Rapidement, Alex et Agathe se lassèrent du jeu, et l'établissement campagnard, quoique branché, ne fermait en plus pas très tard. Alex et Agathe récupérèrent leurs vestes, maintenant bien désaoûlées la fatigue se faisant sentir. Alors qu'une partie du bar était déjà partie, qu’une autre s’éternisait, en même temps une bonne partie des clients prirent le chemin vers l’entrée du bar débouchant sur un large perron. Depuis la large dalle à l’entrée du Bar, on percevait une douce musique qui depuis l’intérieur se faisait oublier. En tendant l'oreille, on pouvait aussi entendre le tintement des verres débarrassés, les rires des serveurs qui commençaient à débriefer la soirée. Sur ce même porche s'échangeait une dernière bise des clients faisant leurs au revoir, les uns remercient les autres pour le bon moment qu'ils ont passé. Dans la bande d'Agathe et Alex, il est temps de répartir les alcoolisés dans les voitures des chauffeurs sobres. Paul proposa à Agathe de la ramener, ils n'habitent pas loin l'un de l'autre, et fit monter dans sa voiture Capucine, elle aussi bien éméchée. Alors que ramener Alex lui fait un détour, il accepta sans protester de la ramener, et Agathe retournerait chercher sa voiture le lendemain matin, sobre. Les groupes définis, la joyeuse troupe se mit lentement en marche, Alex se laissant devancer en essayant de réajuster son trench. Elle sursauta en sentant se serrer autour de son biceps une main puissante qui ne lui fit pas le moins du monde mal, mais la cloua sur place. Elle aurait pu le deviner à la carrure de l’homme dont elle sentit la présence derrière elle, c’était lui. Si Alex était assez grande avec son mètre soixante-quatorze, surtout comparé à Agathe, elle aimait physiquement se sentir plus petite que lui, protégée. Jamais elle ne l’aurait admis cependant, et à raison puisqu’elle n’avait besoin de personne pour la protéger, juste parfois de savoir que quelqu’un est là pour la rattraper. Tom l’attira à lui, avant de lui glisser:

"-Je te ramène, lui affirma-t-il.

-Pardon ? Répond-elle interloquée et sur la défensive, elle n'aimait pas les ordres, et si elle savourait de savoir qu’elle n’avait pas rêvé ce soir, c’est bien elle qu’il regardait, pour le principe elle ne pouvait décemment pas accepter.

-Je te ramène Alex, ça évitera à Paul de faire un détour, renchérit-il avec un argument imparable.

C'est la première fois qu'il prononçait son nom, Alex. Il le glissa dans un souffle, et lui comme elle furent presque surpris. Ils ne s’étaient vus que trois fois, ce soir y compris. Ils ne s’étaient échangés que quelques phrases. Le tout sur plusieurs années. Alors prononcer son prénom, à la fois si commun mais en même temps tellement personnel, n’était pas anodin.

-D'accord, céda-t-elle contre toute attente, elle n’avait pas réussi à refuser.

Elle le suit alors qu'il se dirigeait vers sa voiture, le 4x4 dans lequel elle était déjà montée. Cette fois personne pour lui permettre de se défiler, Agathe était déjà loin, et c'était à elle de s'installer à l'avant. La voiture étant haute et, alors qu'elle était grande, elle se hissa sur le siège passager de la vieille voiture. Il ouvrit sa portière de l’autre côté du véhicule, et Alex réalisa bien vite l'intimité forcée qu'instaurait ce trajet. Aucun échappatoire. Les vitres étaient toujours entrebaillées du trajet à l'aller. Il se hissa bien plus facilement qu'elle dans l'habitacle. Les sièges mous, usés par le temps et les souvenirs, s'enfonçaient, et malgré Alex, sans qu'elle le perçoive d'ailleurs, sa jupe remonta légèrement plus haut sur sa cuisse. Ce qu'il remarqua tout de suite. Tom alluma la radio qui bénit des dieux, éloigna le silence crispant qui s'installait. Comme à son habitude pour faire marche arrière, il passe d’un grand geste son bras derrière le siège passager, sa main à quelques centimètres seulement de l’épaule d’Alex. La dernière fois qu'ils avaient été aussi proches, ça n'avait duré qu'une minute, peut-être moins peut-être infiniment plus. Il recula rapidement comme le font les pilotes chevronnés. Enfin, il s'engagea sur la route sinueuse et débuta la longue et lente descente vers la plaine du village où l'un et l'autre habitait. Tom était inexpliquablement soulagé qu’elle soit dans sa voiture, avec lui. Il faisait entièrement confiance à Paul pour la ramener, mais la préférait avec lui. Au moins ne s’était-elle pas fait ramener pas un de ces mecs qui visiblement s’étaient pris de passion pour le billard ce soir. Tom sembla soudainement se rendre compte qu'il n'était pas seul et que sa passagère était très silencieuse. Il tourne la tête un instant, la regarda:

"-Ça va ?

-Oui, c'est gentil de me ramener mais si tu avais d'autres plans pour finir la soirée, je ne veux pas t'empêcher d'y aller, je peux toujours rappeler Agathe !

-Je te ramène. Mon seul plan ce soir c'est ça.

Ni l'un ni l'autre ne réengaga la conversation. Le 4X4 était évidemment une voiture manuelle et le supplice de Tantale faisait pâle figure à côté de ce qu’Alex dut subir, et de ce que Tom dut accuser. A chaque virage, nombreux le long de cette route sinueuse, il passait les vitesses, se rapprochant dangereusement de la cuisse dénudée d'Alex. Il faisait maintenant froid et ses poils s'hérissèrent, elle n'aurait pas dû mettre de jupe ce soir. Une autre vitesse, ses doigts passent à quelques millimètres de sa cuisse et elle se raidit en attendant l'impact. Ils ne se sont jamais touchés, ni même effleurés. Finalement, alors que la tension est insupportable dans l'habitacle, la destination finale se dessine au loin.

-Pose moi chez toi, je ferais le reste à pied, ose-t-elle ordonner à Tom.

-Si tu veux, répondit-il en fronçant les sourcils, il n'était pas transporté par l'idée qu'Alex finisse la route à pied, alcoolisée, mais face au ton autoritaire de sa passagère n'osa pas protester de peur de la froisser. Il avait déjà pu la ramener, c’était une victoire suffisante pour ce soir.

La voiture ralentit, et s'immobilisa dans un silence de plomb devant la maison de Tom, qui d’après Agathe appartenait à son oncle. Alors qu'Alex tendait la main pour ouvrir sa portière, il la devança:

-Attends, la portière déconne.

Alex se figea pour le laisser, pour la deuxième fois ce soir, prendre les devants. Il se détacha, et un bras appuyé derrière le siège d'Alex, étendit l'autre vers la portière. Il regretta immédiatement son geste, il n'avait pas calculé ce qui allait se produire s' il ouvrait de l'intérieur la porte de la passagère. Alex se colla au siège essayant de s'y fondre, et malgré ses efforts Tom était si proche d'elle, son visage à quelques centimètres, son torse projeté vers elle. Il parvint enfin à ouvrir la portière, une seconde de plus dans cette position aurait été insupportable. Mais ni l'un ni l'autre n'amorça le moindre mouvement. Un soubresaut aurait rompu le moment et ils auraient été contraints de sortir de la voiture, de se saluer, et de ne se revoir que quand ? Un an, deux ans plus tard ? A nouveau, leurs centres de gravités entrèrent en orbite, et sortir de cette force d’attraction aurait demandé une énergie effrayante.

Doucement, comme pour ne pas brusquer un animal sauvage, Tom se réadossa à son siège. Non pas pour s'éloigner d'Alex, mais pour la laisser elle-même venir vers lui, décider de si, et quand elle voudrait s'approcher. Elle ne laissa pas de distance s'installer, de peur de rompre le charme, et suivit donc son mouvement en maintenant toujours la même distance du torse de Tom. Elle passa sa jambe gauche au-dessus du frein à main pour venir la poser sur le côté du siège conducteur. Lentement et avec une surprenante facilité et élégance, probablement grâce au vaste habitacle caractéristique du 4x4, elle s'agrippa à l’arrière de la têtière conducteur, et passa sa jambe droite pour finir assise sur lui, face à lui, avec lui. Les respiration se firent plus rapides, plus saccadées, sans que rien ne se passe encore. Elle adossa enfin et avec bonheur son front contre le sien, leurs nez se chatouillant. Sa jupe était maintenant bien remontée, plissant tant bien que mal malgré la rigidité du cuir. Tom fit le prochain pas, il posa sa main sur le cuir plissé de la jupe, en effleurant la cuisse nue d'Alex, électrisant chaque centimètre au passage. Leurs peaux se touchaient enfin, après des années à se chercher, ils brûlaient l'un pour l'autre et l’un sur l’autre. Lentement, toujours douloureusement lentement, leur nez se mirent à se cajoler. Elle redressa sa tête quelques secondes, le temps de le regarder, de voir la fièvre dans son regard, la puissance de son torse qui se déployait à chaque inspiration. Il leva son autre main pour la poser sur sa joue brûlante et la ramena vers lui, plus proche de lui. Front contre front, nez contre nez, cuisse contre cuisse. Au prix d'une retenue incroyable, ni l'un ni l'autre ne se précipita ou ne céda à ses pulsions. Enfin, leurs lèvres se cherchèrent avec une tendresse déconcertante. Ce n'était pas anodin ce qui se passait, elle n'était une autre fille dans un bar. Il n'était pas un autre jeune homme. Cela n'avait rien avoir avec l'envie de ne pas rentrer seul. Un baiser comme une caresse s'épanouit sur leurs lèvres. L'un et l'autre savouraient cette douceur nouvelle dans leur vie. Puis l'attente devint trop importante, et le désir trop pressant pour ces deux êtres terriblement humains. Le baiser se fit pressant, dur, comme pour s'assurer que l'autre est là, qu'il est bien là. Ils laissèrent s'égarer des pluies de baisers; sur la mâchoire piquante de Tom, sur le cou délicat d'Alex; des constellations de caresses, pour se sentir et sentir que l'autre vous sent. Les mains rugueuses de Tom s'attardèrent sur le violon merveilleux de la cambrure de ses reins. Les doigts d'Alex harponnèrent les puissants deltoïdes de Tom, exprimant toute sa puissance, tout son travail et son acharnement à la peine. Sous elle, et sans s'en sentir gênée, elle sentit son envie grandir. Elle avait envie aussi. Elle ouvrit les yeux bien grands cette fois, et difficilement retrousse sa jupe froncée sur ses cuisses. Leurs yeux s'amarrèrent dans les lacs brillants de l'iris de l'autre. Toujours fiévreux, Tom savourait, c'est donc ça, l'intimité ? Il chercha dans le regard d'Alex ce qu'elle pensait, et tout ce qu'il trouva était un océan de désir animal farouche qui semblait se révéler pour la toute première fois. Elle vit dans son regard un désir boulimique, mais aussi, derrière ses pupilles dilatées par la fièvre, une pétillance. Il comprit vite qu'elle ne pouvait plus attendre, et lui-même ne le pouvait plus non plus. Il se montra moins tendre qu'elle avec le cuir de la jupe qui finit par obéir sous ses doigts. Alex le dégagea de la contrainte de son pantalon devenu ajusté. Il explorait de ses doigts avides de découvertes l'intérieur du paradis de ses cuisses. Il taquina le tissu d'une culotte déjà pluvieuse, et s'autorisa enfin à la posséder. Le contact des doigts de Tom contre sa peau brûlante et timide était éprouvant et elle s'appuya contre le volant pour respirer, juste une seconde. Le volant froid, dur, douloureux dans son dos l'aida à reprendre le contrôle qu'elle ne concevait naïvement toujours pas de lâcher. Tom comprit que son amazone manquait d'air, il la regarda, apaisant, et quand elle fut prête, la jeune femme le laissa l'accaparer. Le temps ralentit sous les étoiles, les criquets de début d'été contemplant le spectacle, muets devant tant de douceur. Les vitres s'embuèrent. La pâleur de leurs peau se brisait contre leurs vêtements noirs et la nuit ébène. Lorsque le moment se termina, et que le plaisir s'échoua sur la rive de leurs lèvres, ils savourèrent l'après dans le 4x4 devenu sanctuaire. Quand la froideur de la nuit s'infiltra finalement sous leur peau, il faut se rendre à l'évidence, le moment était venu de se séparer, avec il faut l’admettre, même à regret, un goût d’adieu.

Ils se séparèrent, dans une scission douloureuse. L'air froid trouva son chemin sur les recoins chauds de leur chaire, l'instant s'était bel et bien évanoui. Soudain embarrassée par si peu de pudeur, Alex regagna son siège, se heurtant maladroitement au levier de vitesse alors que Tom regardait désemparé le divin qui s'éloignait. Elle saisit son sac, vacillante de doutes et de surprise de ce qu'il venait de se passer. Elle ouvrit la portière à nouveau, sans difficulté, pour reprendre là où s'était arrêtée sa vie quelques minutes plus tôt. Dans l'obscurité, c'est à peine si elle distinguait ses yeux éclatants. Peu sûre d'elle, elle prononça ces quelques mots d'une voix rauque et hésitante, rompant définitivement la magie:

-Merci de m'avoir ramenée, ces quelques mots sonnant comme une gifle pour celle qui les prononçait comme pour celui qui les recevait.

Interdit face à la simplicité et la solennité de ces quelques mots, seulement quelques secondes après la fusion de leurs corps, il acquiesca en silence.

Dans la nuit, la silhouette d'Alex s'évanouit. Tom quitta sa voiture, se demandant comment il pourrait seulement y monter le lendemain.

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