A la lumière des lucioles

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Comme chaque été, à la fin du mois de juillet, Agathe fêtait son anniversaire. L'événement se déroulait toujours en petit comité, avec ses trois sœurs et sa famille. Chaque année elle élargissait le cercle de quelques amis qu'elle voulait à sa table pour l'occasion. Pour ses vingt ans, une immense tablée avait été sortie dans le jardin, le genre de tablée qui nécessite trois nappes différentes et dont aucun couvert n'est assorti. Étonnement, alors qu'Alex assistait à ces fêtes depuis des années, elle n'y avait jamais croisé son voisin. D'ailleurs elle n'avait pas particulièrement envisagé qu'il soit présent ce soir-là non plus. Même si la silhouette de son chauffeur d’un soir surgissait parfois dans son esprit, la force des choses, la vie, l’avaient amenée à passer à autre chose. Elle avait elle-même décidé qu’elle n’avait ni temps ni énergie à accorder à des pensées portant sur un homme qu’elle n’avait jamais vraiment vu, et avec lequel elle n’avait jamais discuté.

Tous les étés, Alex travaillait dans un petit restaurant du village, où on y parlait patois souvent, et où les heures ne se comptaient pas. Si elle ne rechignait pas à recevoir sa fiche de paie à la fin du mois, ce n’était pas ça qui l’avait amenée à prendre ce travail, mais plutôt l’envie de s’émanciper, de rencontrer des gens, de travailler dur pour elle-même. Elle avait obtenu ce travail sans aucun piston ou arrangement, et était donc particulièrement fière d’avoir à elle seule ce travail, qui ne dépendait que d’elle et de son éthique de travail. Éthique qui devait être suffisamment bonne puisqu’elle entamait cet été-là sa troisième année auprès de ce petit restaurant, Au Cerf Chasseur.

A la fin de ce mois de juillet, elle avait réussi à se faire remplacer, mais quelques heures après le début du service du soir seulement. A la surprise de ses collègues elle arriva donc au travail fraîchement douchée, coiffée, sentant encore l’après-soleil coco, anticipant le dîner auquel elle devait se rendre ensuite. Par précaution, Alex avait seulement jeté dans sa voiture une chemise propre et un déodorant, histoire de ne pas faire tâche en cas d’accident de service. L’accident ne manqua pas d’arriver, en vidant une immense casserole de cuisson de betterave, une bonne partie avait imbibé son t-shirt, épargnant son pantalon de justesse. Quand l’heure de partir arriva, Alex entreprit de se changer dans les toilettes, seulement pour se rendre compte que son soutien-gorge était lui aussi imbibé de betterave, et surtout qu’elle n’avait pas songé à prendre de rechange. Mal à l’aide, hésitante, mais en retard, elle finit par enfiler la chemise qu’elle avait emporté au cas où, mais réticente à sentir les regards sur elle, elle adopta une posture voûtée, qui camouflerait sa poitrine tenant seule sous son haut. Excitée de pouvoir sortir de son quotidien de serveuse, elle ajusta ses cheveux du bout des doigts, histoire de, grimpa dans sa voiture pour entreprendre le court trajet qui la séparait de la fête d’anniversaire d’Agathe.

Alex arriva donc plus tard que les reste des invités chez Agathe, soudainement timide de devoir faire une telle entrée, elle qui préférait se dissimuler dans les masses. En arrivant, alors que le jour disparaissait timidement, Alex découvrit une grande table, couverte de plats en tous genres, surplombée par des guirlandes lumineuses étendues entre deux arbres pour braver l'obscurité et prolonger les festivités. Les langues étaient déjà déliées par le vin, les rires résonnaient d'un bout à l'autre de la table et elle avait perçu le joyeux brouhaha depuis quelques dizaines de mètres déjà, alors qu’elle approchait en voiture. Mal à l'aise de cette grande entrée malgré elle, Alex, après avoir salué Agathe et sa famille, alla s'installer avec les quelques amis présents eux aussi, à l'autre bout de la table. Elle savourait particulièrement se faire servir, et surtout de ne pas avoir à faire la vaisselle après-coup. L’anniversaire d’Agathe était toujours l’occasion de revoir de vieilles connaissances, celles que l’on voit si rarement mais que l’on est toujours enthousiaste à l’idée de recroiser. Agathe passait d’invité en invité, essayant de n’oublier personne. Alors que le noyau familial était établi sur le tronçon central de la tablée, les amis d’Agathe étaient sur le tronçon le plus au fond du jardin. Entre autres, Alex retrouva Antoine, Paul, mais aussi Capucine et Mona. Sur le tronçon opposé se trouvaient la famille plus éloignée d’Agathe, des cousins, tantes, amis ne faisant pas partie du noyau de connaissances d’Alex.

Alors que le plateau de fromage circulait, Alex savourait, après sa longue journée de travail sous une chaleur étouffante, un cocktail pétillant confectionné par la mère d'Agathe qui était toujours aux petits soins. Alex s’autorisa ce seul verre d’alcool, la chaleur et le fatigue l’empêcherait de prendre le volant si elle s’aventurait à boire plus. Chacun se donnait les dernières nouvelles, les derniers potins. Capucine était toujours aussi scandaleuse, Antoine charmeur, Paul cynique. Agathe, en procédant à son tour de table, finit par arriver sur la partie occupée par la joyeuse bande, elle lança à Alex :

"Alex, j'ai pas pensé mais tu aurais pu covoiturer avec Tom, lui aussi arrive plus tard, il avait entraînement à la caserne ! "

Étrangement, et peut-être pas tant que ça, les tripes d'Alex se serrèrent, comme une tension soudainement apparue et aussitôt repartie qui l’avait saisie. Depuis un an il n'était jamais bien loin dans ses pensées, ils les traversaient régulièrement, et passer devant sa maison tous les jours ou presque n'arrangeait rien. Alex, jusque là très à l’aise et profitant avec délice de sa soirée, se surprit à être tendue. Elle savait qu'il allait arriver d'ici quelques minutes, peut-être moins. Elle devint alors hyper attentive, jetant des coups d'œil furtifs malgré elle pour voir son arrivée. Elle n'écoutait les copains que d'une oreille, et se mis, alors que jusque-là, peut lui importait puisqu’elle connaissait tout le monde, à se demander à quoi elle ressemblait. Malgré le rapide coup d'œil dans le miroir avant de partir du Cerf Chasseur, elle se surprit à se replier sur elle-même encore un peu plus. D’apparence sûre d’elle, elle ne s’attardait jamais vraiment devant le miroir, regardant sans regarder son reflet. Elle analysait ses cheveux, ajustait sa tenue, mais jamais elle ne se regardait dans le blanc des yeux. Alex était en fait sûre de ses opinions, faisait entière confiance à son cerveau, mais parfois se sentait trahi par son corps, qui pourtant n’avait rien de rebutant, bien au contraire.

Comme chaque été, son châtain avait blondi, surtout les quelques mèches à l'avant caressant ses joues. Malgré ses heures de travail, elle avait réussi à rendre son teint plus ensoleillé. Le sommet de son front, le bout de son nez, la courbe de ses clavicules, avaient bu avec délices les rayons de l'été. Comme souvent en cette saison, elle portait un large et très long pantalon beige en lin, qui haut sur sa taille se ceinturait. Une blouse légère, suggérant le bout de ses seins si on regardait bien, venait blouser sur son pantalon. Elle portait comme toujours des claquettes, jolies tout de même, mais qui la laissait à l'envie marcher dans l'herbe qui à mesure que la soirée avançait se faisait plus fraîche sous ses pieds. Malgré des cheveux plutôt longs, Alex ne supportait pas le poids de sa chevelure dans le dos avec cette chaleur. Savamment, comme tant de femmes qui ont répété le geste mille fois encore et n'y pensent même plus, elle les relevaient et les enroulait pour les coincer dans une pince en écaille, presque comme une femme d'affaires le ferait. Toujours, elle portait les mêmes bijoux, or et argent peu importe, tous dépareillés, qu'elle ne quittait jamais et dévoilait, s' ils bougeaient, une délicate trace de bronzage là où le soleil lui-même s'était fait à leur présence. La plupart des gens ne se seraient pas attardés sur ces bijoux, toujours très discrets, entremêlés de chaînes délicates. Pourtant ces accessoires, elle ne les quittait jamais, et comme pour d’autres les tatouages, ils racontaient beaucoup sur elle, retraçant des cadeaux chers à son cœur, ou des voyages qui l’avaient marquée.

Finalement, comme anticipé, Tom fit son apparition. Alex ne le vit pas tout de suite, mais devina à l'exclamation des autres invités qu'il était arrivé. L’enthousiasme du groupe n’était pas étonnant, Tom était bien connu de la famille d’Agathe, et il était très apprécié par celle-ci. Poliment, il commença le traditionnel tour de table, saluant d'abord Agathe, l’hôte d’honneur, puis tous ses invités. C'était en réalité un supplice pour Alex. Depuis toujours, à l'appel des profs, elle redoutait le moment où son nom serait appelé et répétait dans sa tête ce qu'elle allait dire, quelle intonation employer. Ce soir-là aussi elle répétait, mais l'enjeu était plus grand, d'abord elle ne l'avait jamais vu, ensuite il faut convenir qu'une bise réussie est un exercice délicat et risqué. Il n'est pas question de confondre les joues avec les lèvres, et une erreur de ce genre devant une si grande tablée aurait probablement embarrassée Alex pendant quelques années. A mesure qu’il approchait, elle percevait que lui aussi avait bronzé. En progressant, il remarquait une Alex aussi charismatique que dans son souvenir.

Finalement, c'était leur tour. Comme l'avait dit Agathe, il sortait d'entraînement, mais prévenue ou pas Alex aurait pu le deviner. On devinait là où le soleil s’était attardé sur sa peau, sur ses bras et son visage. Ses cheveux, avec leur coupe réglementaire, ne traduisaient pas de blondeur estivale. Il portait un t-shirt blanc, simple, dans lequel il avait probablement sué. Avec des baskets, un jean, si le look semblait simple, rudimentaire, un certain charisme se dégageait de lui. Son regard était plein de passion et il savait, par un coup d'œil, et par quelques mots, faire d'un moment simple un instant privilégié entre son interlocuteur et lui. Il s'approcha d'elle, posa une main ferme sur ses côtes, ses yeux rivés dans les siens , se rapprocha d'elle dans ce qui sembla être une éternité. Alors qu'ils ne pouvaient pas être plus proches, leurs joues, l'une, puis l'autre, s'effleurèrent. Enfin, il la relâcha et regagna l’autre extrémité de la table où un siège l’attendait.

Le moment fût… intense pour Alex, il sembla long, important. Pourtant après cette étreinte, brève et finalement insignifiante, elle remarqua, presque étonnée alors qu’elle-même retrouvait seulement un rythme cardiaque régulier, que personne ne regardait, et que chacun avait repris le fil de sa conversation. Tom aussi discutait, mais du coin de l'œil ne s'empêchait pas de la regarder. Furtivement, il arrivait à la surprendre en plein éclat de rire. Il la voyait tantôt douce et empathique face à son interlocuteur, tantôt passionnée et concentrée dans ce qui semblait être un débat. Lui aussi était confus de leur contact. Alors qu'il n'était pas de ces hommes très tactiles, il n'avait pu s'empêcher de toucher ses côtes, de se rapprocher d'elle, de faire durer le moment et de le rendre infiniment plus intime qu'il n'aurait dû et pû l'être, et qu'il n'avait été avec les autres invités. C’est à peine s’il touchait Agathe, comme deux frères et sœurs ne s’approchent jamais vraiment. Mais Alex, il était intrigué par ce qui se trouvait sous ces vêtements assez modestes, et en laissant sa main assouvir sa curiosité, il avait pu esquisser une hanche douce et cambrée, un dos musclé, des muscles tendus sous son toucher. Il avait remarqué à son contact qu’elle s'était figée et que son souffle s’était bloqué. Il n’avait pas ressenti d’intimité avec une femme depuis longtemps, et il aurait voulu laisser sa main sur ses côtes, sa joue contre la sienne, son souffle à travers ses cheveux bien plus longtemps, et avait fini par la lâcher au moment où un contact plus long aurait été suspicieux. Tom ne regagna pas l’autre extrémité de la table avec regret, au contraire il pourrait depuis son siège profiter d’une tribune privilégiée sur la muse.

Alors que la nuit était vraiment tombée, et que la nuit était seulement troublée par les étoiles que l'on distinguait si bien dans ces villages de campagne, on décida d'allumer des bougies pour compléter l'éclairage primaire des guirlandes, de manière à ne pas devoir achever la soirée qui ne s'essoufflait pas mais qui se faisait plus douce. On remettait son gilet, profitait d’un dessert enrobant de sucre les papilles alcoolisées, se reculait pour s’installer dans son siège. Des bougies furent placées de part et d'autre de la tablée, pas une assortie à l'autre, certaines chauffe-plat, les autres odorantes faisant flotter autour de la table des vapeurs de coco, de coton et de néroli.

Alex remarqua un photophore projetant des ombres vacillantes sur le profil de Tom. Les ombres dansaient sur une pommette rieuse, un sourcil froncé, un biceps tendu. Lui n'arrivait plus à quitter très longtemps des yeux Alex, malgré sa tentative de s’investir dans la conversation à nouveau qui échoua à plusieurs reprises. Et pour cause, les bougies posées devant la belle diffusaient une lumière particulière. Au départ, son chemisier, bien que peu opaque, n'était pas immodeste et il ne s’était pas atardé sur le voile du vêtement. Mais à présent, et Alex ne l’avait probablement pas anticipé, les bougies projetaient depuis la table leur lumière sur les convives qui y étaient attablés. Le chemisier était maintenant traversé par une lumière douce orangée, qui dévoilait dans une intimité indécente le bout de ses seins timides sous le tissu. Tom, bien qu'intrigué pour être honnête, ne se focalisa pas sur cette poitrine voilée, il découvrait à vrai dire qui avait vécu, dormi, ri, pleuré, a cent mètres de lui pendant 17 ans sans qu'il ne le sache. Il découvrait une femme, bien que d'apparence réservée, affirmée avec ses amis. Alex, du coin de l'œil, voyait se révéler un homme puissant, apprécié, et qui malgré un regard intimidant savait être espiègle. L’un et l’autre avait été un objet de fantasmes, un moyen de décompresser, et ils se confrontaient maintenant avec curiosité à la réalité de l’autre. Comme deux animaux méfiants, chacun flairait l’autre, l’observant de loin.

Ce soir-là, il n'échangèrent pas un mot. Mais alors que Tom et Alex ne se connaissaient l'un et l'autre que sous la lumière des lampadaires qui passaient en saccadés sur les vitres d'une voiture, un an plus tôt, chacun avait maintenant le visage de l'autre en tête.

Finalement, la soirée s'essouffla, et tous avaient de longues journées devant eux le lendemain. La famille plus âgée d’Agathe avait quitté les festivités depuis un moment déjà, moins par fatigue que pour laisser la jeune génération profiter. Chacun récupéra ses affaires, et la mère d’Agathe, malgré les protestations de certains, s’efforçait d’emballer des restes pour les convives. Finalement il fut temps pour chacun de regagner son véhicule, avec regret. Au moment des adieux, Agathe lança à Tom:

"La prochaine fois vous vous mettez d'accord vous deux -en parlant d'Alex-, de toute façon vous bossez tout le temps l'un comme l'autre, autant que vous arriviez en retard ensemble !"

Tom lui lança un de ses regards rieurs, un sourire se dessina sur ses lèvres, le sourire qui se formait en coin malgré lui. Malgré lui aussi, il détourna les yeux d'Agathe pour les poser sur Alex qui, par un même réflexe, lui jetait un coup d'œil également. Il souriait toujours mais ses yeux n'étaient plus rieurs, ils étaient curieux, avides peut-être. Alex acquiesça dans la direction d’Agathe pour faire taire la discussion, elle détestait s’imposer. Sans un mot l'un pour l'autre, à part ce regard qui voulait déjà dire beaucoup, chacun regagna son véhicule. Tom, sur le trajet du retour, suivait Alex. Il pouvait voir son regard perçant et déterminé dans son rétroviseur intérieur, et par les fenêtres entrebaillées dans une vaine tentative de capter un peu de fraîcheur, il percevait le son de sa radio.

Finalement chacun rentra chez soi. Comme un an auparavant, seuls dans leur lit et sous une chaleur encore étouffante, chacun pensait à l'autre, pourtant à seulement quelques mètres de là.

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