Le premier jour, Dieu les oublia

6 minutes de lecture

La Mirada était un village charmant, c’est ce que les touristes en disaient en tout cas. Et en effet, l’été, la ville se réveillait de sa torpeur pour accueillir ses visiteurs. Souvent que de passage, ce tourisme faisait vivre certains et râler d’autres. La Mirada était connue pour son lac salé, phénomène assez rare pour être souligné. Bordée de collines, surplombées de montagnes, la plaine n’avait pas perdu de son rustique, et le patois se trouvait toujours sur les panneaux de la commune.

Au centre de la plaine se rassemblaient le gros des habitations, organisées pour la plupart en lotissements. Les maisons plus anciennes parsemaient elles les flancs de montagne. C’est dans ces lotissements que vivent Alex et Tom.

Alex avait toujours vécu dans cette maison, à La Mirada, et Tom s’y était installé enfant, chez son oncle. Leurs maisons n’étaient séparées que d’une centaine de mètres tout au plus. Alex et Tom avaient comme amie commune Agathe, comme une sœur pour l’un comme pour l’autre. Ils avaient étudié dans la même minuscule école primaire, avaient fréquentés les mêmes aires de jeux, eut les mêmes professeurs. Si seuls quelques mètres couraient d’une maison à l’autre, seules quelques années les séparaient.

Oui, sauf que Tom et Alex ne s’étaient jamais rencontrés. Il semble que Dieu les avait oubliés. Tant et si bien qu'Alex appris l'existence même de Tom 17 ans après qu'elle aménage dans cette maison de campagne résidentielle avec ses parents. C’est Agathe qui avait le nom de Tom pour la première fois à Alex, convaincue qu’ils devaient se connaître. Que deux voisins dans un si petit village ne se connaissent pas relevait en effet du miracle, voire d’une mauvaise blague du bon Dieu là-haut. Il semble incroyable qu’en dix-neuf années, pas une seule fois Alex n’était passée devant chez lui alors que lui-même sortait, pas une seule fois son nom n’avait été évoqué. L’histoire commença donc par un coup de pas de chance.

La première fois qu’Agathe évoqua ce voisin mystérieux, Alex s’en trouva intriguée. Évidemment elle connaissait tous ceux de son âge dans le village, alors l’idée d’un inconnu était déjà enthousiasmante. En tout cas, Alex s’en trouva intriguée, un truc pas vraiment explicable, pas tout à fait palpable, peut être simplement le fantasme qui se construisait déjà autour d'un inconnu qui pouvait prendre les traits de tous les fantasmes, réaliser toutes les prouesses, devenir qui elle voulait.

Tom avait 23 ans et Alex 19 quand ils entrèrent avec fracas dans le monde l'un de l'autre.

A la fin de l'année scolaire, quand la nuit arrive tard, que la frénésie des vacances se fait sentir, Alex et Agathe, avec la bande de copains habituelle, étaient sorties dans leur ville de bord de lac. Comme dans tous les villages, il n’était pas inhabituel de conduire des dizaines de kilomètres pour trouver la première école, le premier bar restant ouvert un peu plus tard. Et c’est donc dans la ville la plus proche que l’une et l’autre étudiaient.

Avec le réchauffement des températures, les terrasses étaient sorties, la bière coulait à flot. Ni l'une ni l'autre n'avait le permis mais une ivresse de commencer une nouvelle vie, certainement aidée par l'ivresse du houblon, les empêchait de se demander par quel moyen elles allaient pouvoir rentrer dans leur village natal, à vingt huit kilomètres de la ville dans laquelle elles étudiaient. Après avoir ri pendant des heures, refait le monde, fait des promesses que tous se reverraient après cette année scolaire, il était temps de rentrer. Agathe passa quelques coups de fils, Alex envoyait quelques messages, à la recherche d'un taxi de fortune pour rentrer chez elles.

Finalement, Agathe avait réussi à joindre Tom, qui lui aussi rentrait chez lui, et qui accepta de les ramener. C'était donc la première fois qu'Alex entendit parler de Tom. A 23 ans, il avait voiture et permis, et rentrait de la caserne où il commençait tout juste son entraînement militaire. Fatigué, mais serviable, loyal envers Agathe surtout qu’il considérait comme une petite sœur et dont il refusait qu’elle rentre dans une voiture au conducteur alcoolisé, il avait accepté de les récupérer en bord de route. Éméchées, mais seulement assez pour être envahit de soleil, assez pour rire à gorges déployées, le genre de bonheur passager mais rayonnant qui donne l'impression que tout est possible et que la vie est devant soi, elles avaient fait leurs adieux au groupe, et elles s'étaient dirigées vers le point de rendez-vous. Il faisait nuit, et le long de cette route se trouvaient des enseignes de restauration, la ville étant modeste les lampadaires étaient peu nombreux et elles patientèrent quelques minutes sous la lumière douce et réconfortante des néons, interrompues de temps en temps par le vrombissement au loin d’une moto.

Tom finit par faire son apparition, se déporta sur le côté de la route pour ne pas gêner la circulation. Alex vit d'abord un bras passer derrière le siège passager, avant d'arriver à ouvrir la portière à l'arrière de cette voiture qui avait traversé les années et dont visiblement certaines fonctions étaient altérées. Agathe monta à l'avant, Alex se hissa à l'arrière et salua Tom, je voudrais dire poliment mais les quelques bières de la soirée avaient probablement rendue le "salut !" plus jovial qu'il ne l'aurait été habituellement. La radio crachait une bande son grésillante, d'une musique semblant venir d'une autre époque. La mélodie s’échappait par les fenêtres, assez forte pour combler un éventuel silence, assez basse pour se laisser surplomber par les conversations.

La première fois que Alex vit Tom, elle ne le vit en fait pas vraiment. Sous la lumière chaude des néons tamisés, seul se dessinait un profil affûté, une mâchoire tranchante, des yeux brillants. De son visage, Alex ne vit pas plus pendant des mois encore. J'aurais voulu vous dire que la répartition des sièges de la voiture était une autre plaisanterie de Dieu qui avait voulu les faire patienter un peu plus, en réalité Alex était déjà intriguée et une sorte de timidité, peut être la conscience que quelque chose de grand était sur le point de se produire, l'avait poussée à s'installer à l'arrière. Elle ne parla pas vraiment à Tom, elle acquiesça quelques fois aux interventions joyeuses d'Agathe peut-être, mais pas plus.

Alex entrebâillât sa fenêtre, manuellement, et profita de l'odeur de l'été qui approche, dans un de ces moments où le temps ne s'arrête pas, mais semble infiniment et délicieusement s'étirer, et l'on semble être soi-même spectateur du moment. Tom avait la conduite caractéristiques des hommes dans les campagnes, une vitre baissée, une nonchalance sensuelle, et passait systématiquement son bras derrière le siège passager pour faire ses manœuvres. Seul la lumière pâle des lampadaires s'aventurait parfois dans l’habitacle pour strier son visage, dans une danse lumineuse hypnotique qu’Alex ne pouvait quitter des yeux. A cette heure tardive, la longue route fut relativement rapide et bientôt on apercevait les crêtes caractéristiques de La Mirada.

Agathe vivait plus loin qu’Alex, mais elle, presque impoliment, insista pour que Tom la dépose d'abord. Là encore, Dieu ne les avait pas oubliés, Alex fuyait tant bien que mal le moment en tête à tête qui aurait suivi si Tom avait d'abord déposé Agathe. Tom ne protesta pas, ne comprenant certainement pas l'insistance d'Alex concernant l'ordre de dépose. Il se rendit chez Alex, sans avoir besoin de direction puisqu'ils étaient voisins. Silencieusement, pour ne pas réveiller la famille de sa passagère, il s'arrêta dans la cour de la maison. Alex descendit, salua Agathe et son chauffeur de fortune, et se dirigea vers la porte d'entrée sans se retourner, alors que Tom, lui aussi inexplicablement attiré, ne la quittait pas des yeux. Finalement, il recula, et repartit, laissant Agathe à ses pensées, seule dans son lit.

L'euphorie des soirs d'été est souvent courte, et en rentrant la solitude s'abat parfois sans pitié. Cette nuit-là, Agathe n'accorda pas ses rêves à Tom, tout au plus quelques pensées. Tom lui aussi était intrigué. Ni l'un ni l'autre n'avait vu le visage de l'autre. Ni l'un ni l'autre ne connaissait la vie, les envies, les aspirations de l'autre. Ni l'un ni l'autre n'arrivait à mettre le doigt sur ce qui s'était produit ce soir-là. Rien, dans les faits, ne s'était produit, et pourtant tellement plus.

Certains parlent d'âmes sœurs, de moitié. Je n'y crois pas. Je suis entière, je suis un individu complet, pas besoin de moitié. Pourtant, force est de constater que quelque part, infiniment plus haut, infiniment plus loin, entre deux étoiles, quelque chose s'ébauchait.

Annotations

Vous aimez lire TheEditrice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0