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Monsieur,

Si je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnellement, je sais par contre que vous êtes le président du directoire de la banque dans laquelle j’ai choisi de placer mes économies et de disposer d’un compte courant. Et c’est à ce titre que je vous écris aujourd’hui pour vous prier solennellement de vous prononcer expressément et sans ambiguïté sur la recevabilité de la demande que je vais vous soumettre ci-après.

Comme vous allez pouvoir en juger maintenant, il s’agit d’une demande un peu particulière. Une demande d’un autre temps. Que j’adresse à la Banque R. en sachant pertinemment que c’est à vous qu’il incombera de décider s’il convient de la satisfaire ou non.

Je vous demande, tout simplement, de m’octroyer la tête de l’un de vos subordonnés, Monsieur D., qui n’est autre que le directeur de votre petite mais très lucrative agence de Beaulieu-sur-Mer et qui a, en outre, la charge de veiller sur mon chétif mais prometteur portefeuille. Et si cela n’est pas trop vous demander, je voudrais qu’on me la servît sur un plateau d’argent, comme dans les orgies antiques, avec quelques tranches de citron de Menton dans la bouche et des brins de romarin plantés dans les oreilles…

Connaissez-vous Beaulieu-sur-Mer ? C’est l’archétype de ces villages de pécheurs opiniâtres et de paysans récalcitrants de la côte azuréenne à qui de riches hivernants anglais et russes ont donné autrefois le goût de l’opulence et de l’oisiveté. C’est aussi l’endroit où mon argent et moi-même avons décidé de nous établir, il y a une dizaine d’années de cela, à la suite du décès de mon père de qui j’ai hérité le modeste appartement que j’occupe encore actuellement.

Il vous appartient donc de décider du sort de Monsieur D. Mais pour que vous puissiez vous prononcer en toute connaissance de cause, il faut au préalable que je vous expose les griefs que j’ai à son encontre.

Il y a une semaine de cela, après avoir consulté mes comptes en ligne, je me suis trouvé dans la désagréable obligation de solliciter un entretien auprès de lui afin d’obtenir des explications sur le prélèvement de frais au libellé incompréhensible qui sont subrepticement apparus dans la colonne « débits » du relevé de mes dernières opérations. Cet entretien, il me l’a accordé de bonne grâce et avec diligence. A cet égard, je n’ai rien à lui reprocher. Il m’a en outre reçu de façon fort civile et m’a apporté des éclaircissements sur la nature exacte de ces frais nouveaux. Il était un peu gêné aux entournures, en vérité. Il faut dire que, pour pouvoir vous justifier d’avoir volé trois sous de plus à vos clients les moins nantis, vous obligez vos conseillers à faire preuve d’une imagination retorse. Mais peu importe.

Si je vous demande la tête de Monsieur D. aujourd’hui c’est parce qu’il a choisi de ne pas satisfaire entièrement les exigences que j’ai cru bon de faire valoir pour vous apprendre à vous fiche du monde. Je lui ai demandé de faire un « geste commercial ». En guise de dédommagement. Avec beaucoup de circonvolutions, il a naturellement accepté de faire un geste mais ce geste hélas n’était pas tout à fait à la mesure de mes prétentions. Il faut dire que j’avais visé haut. Il faut dire aussi que je n’aime pas que l’on me vole. Surtout quand mon voleur et mon banquier ne font qu’un.

Il a pris le parti, donc, de ne pas accéder à ma demande dans le dessein manifeste d’accréditer son irréprochable loyauté en restant sans aucune ambigüité en deçà des limites d’action ou de prise d’initiative au-delà desquelles ses supérieurs hiérarchiques lui ont évidemment expressément recommandé de ne pas prendre personnellement position.

Eh bien moi, je vous demande sa tête car, en agissant ainsi, il a privilégié les intérêts de la banque au détriment des miens. Et je ne puis souffrir que, par la voix de l’interlocuteur qu’elle m’assigne, ma banque se paye ma tête et fasse si peu de cas de mon désarroi lors que, ayant eu à reconnaître qu’elle l’avait elle-même provoqué en cherchant à me facturer tout ce qu’il y a de plus sournoisement des prestations fictives, elle devrait légitimement faire, à tout le moins, montre de repentance et d’humilité.

Je vous demande sa tête à lui, donc, courtoisement mais fermement.

Je gage que vous avez sans doute compris ce que cela signifie mais je crois toutefois qu’il n’est pas inutile de tout même vous l’expliquer. Si je n’obtiens pas la tête de Monsieur D., c'est-à-dire si vous ne procédez pas dans les plus brefs délais à son licenciement, les conséquences auxquelles vous vous exposez risquent fort d’être funestes.

Mais je vous dois ici quelques explications supplémentaires.

Il ne vous faudrait qu’un instant sans doute, en vous renseignant auprès de vos collaborateurs ou en jetant un coup d’œil sur votre ordinateur, pour constater que je ne suis pas exactement ce que l’on peut appeler un client d’un très bon rapport. C’est peut-être pour cela d’ailleurs que vous avez cherché à me rendre plus rentable, malgré moi. Vous ne courriez pas grand risque à me perdre. Et vous eussiez même été capable de tirer quelque profit supplémentaire de la perte d’un client de mon acabit en sortant de votre chapeau d’improbables et pourtant inévitables frais de clôture de compte. Je ne suis donc pour l’heure que de très peu de poids dans la balance. Un client de perdu, dix de retrouvés ! Mais ce qui est vrai aujourd’hui sera-t-il encore vrai demain ?

Je vous intrigue, n’est-ce pas ? Où veux-je en venir ?

Vous allez bientôt le savoir. Mais avant de continuer, avant que vous ne preniez connaissance de ce que je vais vous apprendre, j’ai un petit conseil à vous donner. Un conseil tout à fait immédiat. Asseyez-vous. Calez-vous dans votre fauteuil, bien profondément, et respirez un bon coup. Vous y êtes ? Alors voici la suite…

Je suis le fils unique et par conséquent le seul héritier de Madame De F., laquelle est vous ne l’ignorez pas détentrice de la troisième fortune du pays et, accessoirement, de plus de la moitié du capital de votre honorable établissement. Elle est en d’autres termes votre plus gros actionnaire. Enfin, façon de parler car il est sans doute des adjectifs qualificatifs plus appropriés dans les circonstances actuelles. Rongée par la maladie, elle ressemble aujourd’hui davantage à un tas d’os qu’à une matrone bien nourrie. Un tas d’os vivant qui sera sous peu un tas d’os mort…

Je ne doute pas que vous soyez au courant de son état de santé car, même si son entourage reste des plus discrets sur ce chapitre, vous êtes un tant soit peu concerné. Mais je suis à peu près certain que, jusqu’à cette heure, vous ignoriez mon existence. Quoique… Vous êtes peut-être plus renseigné que je le présume. En tout cas, vous ignoriez mon identité, assurément. Vous m’auriez autrement choyé si d’aventure vous aviez été averti de cette filiation. Monsieur D. aurait eu droit à de chaudes recommandations quant aux égards qui m’eussent été dus. J’aurais été traité comme le Prince consort…

Mais pour le coup, je suis plutôt le Prince qu’on sort… de la boîte de Pandore ! Quelle étrange ironie.

Vous voyez ? Vous m’inspirez : je fais des bons mots et des rimes.

Si ma mère ne vous a jamais parlé de moi et si, jusque dans son entourage proche, si peu de gens connaissent la vérité sur cette histoire plutôt sordide mais somme toute assez banale, c’est parce qu’elle n’est pas très fière des circonstances dans lesquelles elle a engendré sa seule progéniture. Pardonnez mon goût pour la litote. Lorsque je dis qu’elle n’est pas très fière, je devrais dire bien plutôt qu’elle a honte. Elle a honte de moi comme elle avait honte de mon père. Elle a honte de cet instant d’égarement qui a failli durablement bouleverser le cours son existence tranquille de seule héritière d’une vieille famille d’aristocrates prospères et respectés.

Etes-vous féru d’histoire ? Savez-vous que l’on ne compte pas moins d’une dizaine de mes aïeux au nombre des personnages illustres qui ont façonné, d’une manière ou d’une autre, la grande histoire de France ? Il n’y a pas forcément lieu d’être fier de chacun d’entre eux, c’est vrai, mais l’histoire est l’histoire et il ne nous appartient pas de juger l’histoire, n’est-ce pas ? En tout cas, mon histoire à moi est bien plus prosaïque. Permettez-moi de vous en toucher quelques mots avant de continuer.

A l’âge de 25 ans, alors que l’on n’avait pas encore eu le cœur à lui désapprendre la frivolité, ma mère tomba enceinte de moi sans que l’on s’y fût seulement attendu. Le Saint Esprit ayant rapidement été identifié, on l’écarta discrètement en s’assurant que rien ne lui permettrait jamais d’être informé du résultat de son opération. Mes grands-parents maternels étant de fervents et sincères catholiques, il n’était pas question qu’elle avortât. Le géniteur neutralisé, on envoya la future maman à l’étranger, le temps de sa grossesse. Puis on la fit rentrer en France quelques semaines à peine avant ma naissance. L’accouchement eut lieu dans la clandestinité d’une chambre spécialement aménagée au cœur d’un des nombreux manoirs familiaux. Tout se passa sans mauvaise surprise et l’honneur fut sauf. Mais j’étais là…

Après avoir été confié pendant quelques années à une nourrice dont je n’ai malheureusement aucun souvenir, j’ai ensuite été placé chez les Jésuites. On m’y a enseigné la révérence à Dieu et inculqué l’amour de mon prochain. Je n’ai jamais trop cru à cette histoire invraisemblable d’un Créateur qui fût omnipotent et d’une création qui fût à ce point bancale. Cela m’a toujours semblé louche. Mais l’amour de mon prochain, cela m’a toujours paru une évidence. Je voyais bien comme, chez ces hommes austères, humbles parmi les plus humbles d’entre les hommes, la bonté, la bienveillance et la gentillesse étaient la manifestation d’une force lumineuse et vitale quand l’égoïsme, la méchanceté et la concupiscence constituaient à l’évidence rien de plus qu’une morbide plaie béante propre à condamner au pourrissement les cœurs des moins sages d’entre nous.

A ma majorité, j’ai pris mon envol. Et j’ai choisi le camp des gueux. Puis, lorsque j’ai réussi à me faire une petite place dans ce monde, je suis parti à la recherche de mon père. L’enquête a duré de nombreuses années. Du côté de ma mère, on avait oublié jusqu’à son nom et nul ne savait ce qu’il était devenu. Pour l’Etat civil, on m’avait trouvé un père d’emprunt. Un vieil aristocrate désargenté qui n’avait pas tardé à mourir fort opportunément. Si bien que lorsque je l’ai retrouvé, il y a quinze ans de cela, j’ai enfin cessé d’être l’orphelin que j’avais toujours été. Et lui, qui ne s’était jamais marié et n’avait jamais eu d’autre enfant que moi, il fut si heureux d’apprendre la nouvelle qu’il me tomba dans les bras comme s’il m’avait toujours attendu. Nous avons profité l’un de l’autre pendant à peine cinq ans. Il est mort d’un cancer du pancréas. Alors qu’il venait de prendre sa retraite…

Ne vous méprenez pas : je ne cherche pas à vous tirer les larmes des yeux. Je remets les choses dans leur contexte. Pour vous donner à comprendre ce qui vous arrive.

Toute sa vie, donc, mon père a travaillé comme un damné pour gagner son pain et mettre un peu d’argent de côté en attendant l’heure d’un repos bien mérité dont il ne profiterait jamais. Il a fait tout cela dans la solitude. Car, sans s’en être vraiment rendu compte, il a été violé dans sa jeunesse. Poursuivi par les assiduités de la fille volage d’une famille d’aristocrates débonnaires mais cependant soucieux de protéger leur nom, il s’est un jour retrouvé dans son lit avec la peur au ventre. La peur de perdre sa place. Et elle l’a violé. Violé de sa frivolité insoucieuse. Violé de toute la puissance de son argent, de son empire et de son avenir doré. Violé de son enfant…

Vous devez sans doute commencer à vous faire une idée des raisons profondes qui m’animent. Mais vous devez encore être un peu circonspect quant à mes intentions véritables. Quel rapport y a-t-il entre toute cette histoire et ce pauvre M. D., directeur d’agence à Beaulieu-sur-Mer, qui n’a rien à voir avec tout cela ? Pourquoi m’acharner sur la modeste personne de mon conseiller ?

Je vais probablement vous surprendre en vous répondant ceci : je n’ai pour Monsieur D. aucune animosité particulière et aucune acrimonie ne me motive. Tout au plus ai-je pour lui de la pitié… Alors pourquoi, me direz-vous, nous demander sa tête ? Pour une simple et bonne raison : j’ai incidemment appris que monsieur D. sera bientôt votre gendre. En vous demandant sa tête, j’aspire tout simplement à vous plonger dans les affres d’une torture morale qui soit suffisamment insupportable pour que vous puissiez enfin prendre la mesure de votre nocivité.

Oui, monsieur, vous êtes nocif. Vous et tous vos semblables. Vous qui n’en avez jamais assez et que la bassesse de la misérable et indigne rapine à laquelle vous avez osé tenter de vous livrer au détriment du pauvre bougre que vous me croyiez être ne fait pas même rougir de honte. Vous qui faites profession de fourberie avec une veulerie extraordinaire, monsieur, et qui prenez vos contemporains pour des idiots dont vous pensez probablement que tout ce qu’ils méritent c’est qu’on les dupe allégrement. Vous les dupez, sans conteste, et les prenez pour des idiots – qu’ils sont peut-être d’ailleurs. Cependant, au lieu de les prendre de front, forts de votre supériorité, vous et vos semblables les prenez toujours de biais, sournoisement, en comptant sur leur inadvertance. Et vous n’en faites aucune publicité. Pourquoi cela ? Pourquoi ne pas clamer sur la place publique l’éclatante réussite de vos ingénieuses menées ? Il y a beau temps que la vertu a cessé de servir d’exemple à nos concitoyens. Et la geste des chevaliers noirs qui occupent en confréries le sommet de l’échelle sociale fascine la jeunesse d’aujourd’hui autant qu’elle suscite en ses rangs des vocations qui n’ont sans doute jamais été aussi nombreuses. On admire les gens comme vous, monsieur. On les cite en exemple dans les écoles de commerces. Vous constituez, en quelque sorte, la statuaire de la postmodernité ! Mais avec moi, cela ne prend pas. Alors même qu’il m’est promis de me trouver bientôt admis au firmament de votre prestigieuse coterie, je ne sais rien faire que vous haïr. Vos comportements de prédateurs insatiables sont pour moi l’expression de ce qu’il y a de plus vil et de plus méprisable dans l’espèce humaine. Et la perspective d’être jamais des vôtres me fait horreur.

Mais les choses sont ce qu’elles sont. Bientôt, paix à l’âme de maman, je serai riche. Non pas à millions mais… à milliards. J’ose à peine penser que cela soit possible. Comment peut-on amasser une telle fortune ? Eh bien c’est simple, il faut être une crapule patentée et n’avoir aucun scrupule. Autant de qualités que mes aïeux ont su se transmettre d’une génération à l’autre avec une persévérance admirable et une singulière aptitude à faire preuve de toujours plus de raffinement dans la perversité. Je suis le descendant d’une lignée de monstres besogneux. Qui ont fait de la misère le terreau de leur prospérité. Savez-vous quel était le salaire moyen de nos ouvriers dans les filatures de Marsaix au milieu du 19ème siècle, lorsque ma famille a compris l’opportunité formidable que représentaient la révolution industrielle et l’invention du prolétariat pour les esclavagistes qu’ils avaient toujours été, soudainement spoliés par les Lumières et la révolution française de la légitimité de leurs pratiques ancestrales ? C’est un ami de mon père, s’étant sur le tard mis en tête de faire une thèse sur la condition ouvrière en France en 1848, qui me l’a appris il y a peu de temps. Les hommes touchaient 1 franc et 60 centimes par jour, les femmes 80 centimes et les enfants, car oui les enfants travaillaient dès leur plus jeune âge, entre 30 et 50 centimes. Cela ne vous dira cependant pas grand-chose de la réalité quotidienne de ces misérables. Il faut, pour prendre la véritable mesure de leur indigence, savoir que le kilo de pain, base principale de l’alimentation des classes populaires à cette époque, coûtait pas moins de 25 centimes. Pour une famille de deux adultes et trois enfants, on estime que la ration nécessaire était de 3 kilos par jour. Je vous laisse faire le calcul : 3 x 25 = 75. Autant dire que le salaire de madame ne suffisait pas même à pourvoir aux besoins de la famille en pain… Ô les admirables ascendants que les miens ! Ils ont participé à l’invention d’une forme d’asservissement encore moins coûteuse que l’esclavage. Pensez donc, un esclave ça coûtait une fortune. Il fallait l’acheter d’abord, puis le nourrir, le loger, le soigner et parfois s’acquitter de je ne sais quels frais encore qui, au bout du compte, finissaient par donner à l’investissement d’origine les allures foireuses d’un placement douteux. Tandis que le prolétaire, c’est tout bénéfice. Un ouvrier sans qualification, ça ne coûte quasiment rien et, cerise sur le gâteau, on arrive même à le rendre profitable lorsqu’il ne travaille pas. On le loge mais contre le prix d’un loyer qu’il verse à son bailleur lequel est aussi son employeur. On n’a pas à le nourrir, il se débrouille tout seul, mais on l’abreuve dans les cabarets que l’on dissémine au cœur des cités ouvrières où la bière coule à flots les jours de paye, les jours de repos et les jours de cafard, c'est-à-dire tous les jours que Dieu fait. Et pour ce qui est de sa santé, c’est lui que cela regarde. S’il est malade, il est libre de ne pas travailler. S’il ne travaille pas, il ne touche pas de salaire. S’il ne touche pas de salaire, il ne mange pas. S’il ne mange pas, il crève. Mais s’il crève, il y en aura toujours un autre pour prendre sa place dans la manufacture. Aussi mieux vaut qu’il vienne travailler plutôt que de rester au lit et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pas de sécurité sociale, pas de congés payés, un seul jour de repos par semaine – et encore à cause des curés – et 12 à 15 heures de travail par jour : Ô la glorieuse époque que cette époque-là !

Mais je m’égare. Il faut que je m’habitue à penser comme vous. Cela ne va pas tarder à me tomber sur le coin du bec et quand cela arrivera, je me trouverai tout penaud, comme un puceau face à la prostituée qui va le déniaiser, ne sachant que faire de tout cet argent. J’aurai donc bientôt besoin de vos services. Car pour faire en sorte que mon magot ne fonde pas comme neige au soleil en m’acquittant des droits de succession, des taxes à foison et des impôts retors que l’Etat ne manquera pas de me réclamer, il me faudra recourir à la science perfide d’extorqueurs plus avisés que moi qui suis un béotien en la matière. Il conviendra donc de m’apprendre à « optimiser » pour contrecarrer les desseins spoliateurs de l’Etat providence (oh le vilain gros mot !) et me libérer du joug de la fiscalité qui pèse si lourdement sur les frêles épaules des grands de ce monde. Car les épaules des grands de ce monde sont fragiles. Mais pas tant cependant que celles des larbins de luxe qui gravitent autour d’eux. Dont vous faites partie. Et qu’il faut de temps en temps remettre à leur place. Pour éviter que les dents ne leur poussent trop longues. Sans quoi, ils risqueraient de rayer le parquet lorsqu’ils font leur génuflexion. Car voilà bien à quoi vous servez monsieur. Vous êtes le portefaix zélé d’une bande de rapaces sans vergogne à laquelle vous cherchez à vous mêler, subrepticement, et dont vous ne tarderez sans doute pas à devenir l’égal. Mais attention ! Cette coterie, monsieur, n’est rien de plus qu’une cohorte de fainéants qui sont devenus si lâches, si gras et si oisifs qu’ils sont bien incapables de se livrer eux-mêmes, désormais, aux exactions qui ont fait, font et feront sans doute de tous temps l’immensité de leur fortune nauséabonde. Si vous en devenez, il faudra vous adjoindre les services de quelqu’un comme vous. Et toujours prendre garde à la longueur de ses dents. Car vous savez mieux que moi combien il est imprudent de se fier à des gens comme vous…

C’est pourquoi je prends les devants. Je vous invite à faire allégeance, dès aujourd’hui, pour me prouver votre parfaite docilité. Tel Dieu dans le livre de la Genèse qui commande à Abraham de lui offrir son fils en holocauste, je vous demande de me sacrifier votre futur gendre. Mais comme je ne suis pas Dieu, n’attendez pas de moi que je retienne votre main à l’heure du geste fatal. La tête de mon conseiller, c’est vous qui allez la couper. Et je ne doute pas un seul instant que, nonobstant tout l’amour que vous portez à votre fille et tout le respect que vous devez à votre futur gendre, vous le ferez sans regimber avec courage, discipline et détermination. Il est des coups du sort contre lesquels on ne peut rien et il faut savoir consentir aux caprices de la fatalité. Votre futur gendre comprendra. Votre fille aussi n’en doutons pas. Et je suis sûr que cette épreuve que vous allez traverser ensemble vous fortifiera…

Mais peut-être suis-je trop sûr de moi ? Vous pourriez tout aussi bien refuser de vous soumettre à cet oukase inique et, dans un geste de panache digne de Cyrano, choisir de vous sacrifier vous-même plutôt que de vous prêter à cette mascarade cynique et dégradante. En présentant votre démission de la présidence du directoire de la banque R. par exemple. Vous auriez droit à toute ma considération, sachez-le. Mais dans la traversée du désert qui vous attendrait alors, il vous faudrait vous armer de patience et de persévérance pour retrouver à l’avenir un poste équivalent. Votre plan de carrière serait mis à mal et il serait sans doute utile de rabattre un peu vos ambitions personnelles. Vos anciens amis et collègues, de leur côté, ne manqueront pas de faire courir le bruit de votre déloyauté dans les milieux intéressés. Je ne suis pas encore un grand connaisseur des mœurs de vos pairs mais pour ce que je connais de leurs mentalités je ne suis pas loin de penser que l’on se gaussera longtemps de votre pusillanimité et de vos états d’âme. Non, vraiment, je crois que le mieux que vous ayez à faire c’est d’obtempérer et de rester dans le rang. Songez donc. Si vous commettiez l’imprudence de la saisir, la perche que je vous tends maintenant vous conduirait immanquablement à vous livrer bientôt à un dangereux examen de conscience. Gare alors ! Cela risquerait de vous mener tout droit vers les dangereux rivages de la dignité. Non, soyez raisonnable et filez doux. C’est plus prudent…

Maintenant, examinons ensemble les tenants et les aboutissants de cette douloureuse affaire voulez-vous ? Je gage que, pour vous, la première question qui se pose est la suivante : comment vais-je annoncer la nouvelle à ma fille ? C’est en effet une question qui promet de vous faire traverser des affres insondables. J’ai un petit conseil à vous donner : tenez-vous-en à la vérité. Faites-moi porter le chapeau. Même si cette histoire risque fort de lui paraître invraisemblable, c’est le seul moyen de ne pas vous embourber piteusement dans des mensonges encore plus invraisemblables qu’elle ne manquera pas de démasquer tôt ou tard. Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement votre fille mais je veux croire qu’elle saura faire la part de choses et que ce petit faux-pas dans l’ascension sociale de son futur mari les rendra finalement plus proches et plus complices l’un de l’autre. Ils seront ainsi mieux armés pour affronter les périls autrement plus dangereux qui les attendent…

La deuxième question qui devrait vous venir à l’esprit est sans doute de savoir quelles sont mes intentions véritables ce qui, en d’autres termes, revient à se demander quelle sera plus précisément la latitude que j’adopterai une fois que j’aurai pris les rênes de l’empire familial. C’est une bonne question. Je vous avoue que je ne sais pas encore ce qu’il en sera exactement. Si bien que je ne peux pas vous promettre que je ne prendrai pas un malin plaisir à torpiller la banque R. à la première occasion dans un geste fatal, insensé mais sublime. Vous seriez alors en fort mauvaise posture car je n’ignore pas que vous avez des intérêts considérables dans l’affaire et je gage que vous risqueriez bien de vous trouver banni pour longtemps du monde merveilleux des gens qui gagnent tellement de sous – et que ne feriez-vous pas pour quelques sous de plus ? - qu’une vie n’est seulement pas suffisante pour les pouvoir jamais tous dépenser. Il vous faudrait alors apprendre à vivre dans une relative sobriété. Mais vous savez quoi ? On s’y fait très bien. Et pour ce qui me concerne, c’est plutôt la perspective inverse qui m’inquiète ! Dépenser, toujours dépenser, dépenser toujours plus, toujours plus cher et tout cela pour quoi ? Pour passer le temps...

Je ne sais pas, en vérité, comment vous allez vous y prendre pour résoudre le problème que je vous pose ici. Mais peut-être avez-vous des ressources que je ne soupçonne pas ? Je crains fort cependant que les statistiques et les probabilités ne vous soient d’aucun secours en la circonstance. La science économique manque un peu d’imagination. Et je ne vois pas où ni auprès de qui vous seriez à même de demander conseil pour vous extraire de la stimulante « dissonance cognitive » dans laquelle je prends - et contrairement à vous je n’ai pas honte de l’avouer ! - un malin plaisir à vous plonger en vous exposant par la présente les termes du contrat infâmant au moyen duquel j’entends vous donner une bonne leçon…

Mais peu importe ! Vous savez désormais à quoi vous en tenir. Décidez ce que bon vous semble. Agissez en votre âme et conscience. Et les vaches seront bien gardées…

Belliqueusement vôtre,

Le fils de Madame F.

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