Janvier

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Janvier


Les quelques flocons furent bientôt rejoints de milliers d'autres, tournoyants en un chaos ordonné autour des tunnels venteux et des courants d'air. On n'y voyait pas à un mètre dans cette nuit déchirée de blanc tourbillonnant dans un brouillard montant. Les lampadaires peinaient à assurer convenablement leur rôle et seules quelques boules de pâles lumières flottaient çà et là, seuls défendeurs contre cette vague glaciale.

On avait osé sorti, malgré les recommandations des médias de ne pas le faire. Mais rares étaient les fillettes qui écoutaient ce qu'on leur disait, surtout quand dans leurs yeux brillait une étincelle de totale fascination. Ses cheveux rougeâtres se teintèrent de blanc à la seconde même où elle quitta la sécurité du porche, faisant d'elle une créature enneigée.

Elle frissonna au contact glacé des flocons sur sa langue et sa bouche s'étira en un sourire trop large pour son petit visage.

Il s'effaça lorsqu'elle l'aperçut. La grosse femme aux allures masculines se tenait sur le pas de la porte, les bras croisés sur son énorme poitrine, les rares lèvres qu'elle avait pincées, si bien que sa bouche en semblait dépourvue, ses yeux de fouine barrés par des sourcils menaçants, le regard luisant d'une perpétuelle colère. La simple vue de cette femme était effrayant, la fillette en frissonna d'un frisson qui n'avait rien à voir avec le froid.

Sa bouche sans lèvres se mouvait, se déformait au gré des syllabes. Sans l'entendre, l'enfant savait qu'elle n'était pas contente bien qu'avec cette femme, on avait toujours le bénéfice du doute, ses sourcils constamment froncés lui donnaient continuellement cet air courroucé, même lorsqu'elle souriait, mais à vrai dire, elle ne souriait jamais.

La petite baissa la tête par réflexe, montrant ainsi qu'elle était désolée, ce qu'elle ne pensait pas du tout. Pourquoi devrait-elle être désolée d'apprécier l'hiver et sa neige et de vouloir en profiter ? Elle en avait assez de passer ses hivers enfermée avec les autres simplement parce que personne n'aimait le froid et le blanc partout.

Mais Madame Altin n'aimait pas les enfants qui lui désobéissaient. Les règles étaient claires. Personne ne sortait sans permission. Surtout les jours de mauvais temps. Ça salissait l'établissement.

L'imposante femme ferma la colossale porte, si fort qu'on pouvait en ressentir les vibrations dans le sol, l'enfant sursauta. Elle la conduisit jusqu'à la pièce principale où un feu avait été fait dans l'âtre au centre la pièce. La radio était allumée à en croire le bouton marche enclenché. Quoi qu'elle débitât, les autres enfants souriaient en l'écoutant.

Il faisait trop chaud dans cette unique pièce chauffée, faisant d'elle le quartier général de l'endroit en hiver. La fillette s'assit le plus loin possible de la source de chaleur et des autres, près d'une porte donnant sur l'un des nombreux couloirs traversés par les vents glacials. L'air passait par le mince espace entre la porte et le sol.

Personne ne vint la voir, elle, esseulée dans son coin, de toute la soirée. Comme toujours, elle s'était plongée dans l'un des onze livres que l'on possédait ici. Fût un temps où il en y avait plusieurs dizaines dans la bibliothèque au bois rongé, mais par un pénible hiver, on avait été obligé de les sacrifier au feu pour qu'il soit rassasié et ne meure pas, entraînant la mort des habitants de l'établissement dans le même cas.

Sinistre évènement produit bien avant sa naissance, elle avait grandi avec ces onze livres qu'elle lisait et relisait inlassablement. Elle connaissait chaque mot par cœur, chaque imperfection des livres ; celui-là avait sa page 107 cornée. Leur lecture ne procurait plus aucun plaisir mais Madame Altin refusait désormais toutes dépenses inutiles et les livres faisaient partie de ces dépenses.

En vérité, elle n'aimait pas lire. Elle aurait préféré écouter la radio comme les autres et discuter avec eux, mais elle en était incapable. Lire était la seule occupation qui lui était accessible.

Tandis qu'elle était concentrée à enrouler et dérouler ses cheveux désordonnés autour de son index, un petit garçon, un nouveau venu, seul survivant de l'incendie qui avait ravagé sa maison, s'avança. Étrangement, il n'hésita pas à approcher le foyer ardent au centre de la pièce. Les flammes lui léchèrent les chevilles et malgré un rapide tressautement, il ne laissait paraître aucune peur.

Il arriva avec un sourire et ses lèvres bougèrent sans vouloir laisser échapper ces sons si timides qui se cachaient toujours d'elle. Il lui fallut plusieurs minutes de monologue avant de comprendre et de s'en aller, comme tous les autres avant lui, non sans une moue mêlant tristesse et frustration.

L'heure du coucher venue, les matelas furent disposés tout autour du poêle à bois. Lorsque les températures devenaient trop extrêmes, tous les enfants pouvaient et devaient dormir dans la pièce commune, le feu attisé pour la nuit, afin qu'ils puissent dormir au chaud. Si l'on avait décidé et obligé ça, c'était à cause du grand hiver qui avait tué trois enfants en attaquant pendant leur sommeil de son froid mortel.

Réchauffés, ils s'endormirent tous en quelques minutes et bientôt, seule resta éveillée la fillette, les yeux grands ouverts, incapable de trouver le sommeil. Elle fixait la seule source de lumière, la fenêtre. Ou plutôt la vitre, encastrée dans le plafond sept mètres plus haut, voilée par une importante masse de neige qui faisait obstacle à la lumière de la lune. La pièce était encore plus sombre et inquiétante que d'ordinaire. Elle voulait sortir, voir cette neige de ses yeux, la sentir dans ses mains, humer son odeur, pas l'observer au travers d'une vitre jamais nettoyée.

Elle échafauda un plan dans son petit esprit qui tournait à cent à l'heure. Il lui faudrait ouvrir la porte, puis passer devant la chambre de Madame Altin sur le parquet grinçant et ouvrir la lourde porte dont le bruit, elle en était sûre, l'avait trahie l'après-midi même. Son problème était qu'elle ne pouvait apprécier la teneur du bruit qu'elle pouvait bien faire. Cela rendait son évasion encore plus périlleuse.

Ne suivant que son cœur, elle passa une jambe, puis l'autre par-dessus le matelas et ses pieds se posèrent immédiatement sur le parquet. La froideur parcourut son corps entier, remontant son échine. Le feu avait beau réchauffer l'air, le sol restait désespérément glacial. Elle récupéra ses chaussures. Si elles n'étaient pas chaudes, elle serait bien mieux avec que sans dans plusieurs centimètres de neige.

À pas de loup, son aventure commença. Elle sentait le parquet bouger sous son poids plume, elle savait qu'il grinçait. Cependant, personne ne semblait se réveiller.

Elle se retrouva bientôt devant la chambre de Madame Altin, qui ne fermait jamais la porte, pour entendre le moindre bruit anormal. Il était dit qu'elle avait le sommeil léger. Apparemment, cela impliquait qu'elle se réveillait plus facilement lorsqu'elle entendait quelque chose dans son sommeil. La fillette s'était toujours demandée pourquoi certaines personnes percevaient les sons mieux que d'autres. C'était en effet quelque chose qu'elle ne pouvait se représenter. Pour elle, on entendait ou pas. Le fait étant que Madame Altin avait des oreilles qui fonctionnaient à merveille.

Le parquet vibrait, hurlait silencieusement tandis qu'on lui marchait dessus. Mais l'enfant ne s'arrêta pas. Sa seule chance était de ne pas hésiter. Elle inventa des excuses alors qu'elle approchait la porte en chêne, au cas où elle se ferait prendre. Elle n'avait qu'à dire qu'elle avait senti une vibration, quelque chose, elle était tellement étrange à leurs yeux qu'ils la croiraient et...

La porte se tenait là, dominait la petite fille de sa taille imposante. Comment allait-elle bien ouvrir une telle chose sans réveiller l'établissement entier ?

Elle avisa une fenêtre. Elles étaient vieilles et difficiles à ouvrir, mais cela lui parût un meilleur choix. Et elle n'était pas grosse, elle passerait largement. Contrairement au gros Tom, qui terrorisait les plus petits pour avoir leurs desserts quand miraculeusement il y en avait.

L'ouverture de la fenêtre fût plus compliquée qu'elle n'aurait pu le croire. C'était une de ces vieilles lucarnes toujours coincées que même un adulte ne parviendrait pas à ouvrir, mais à force de volonté, la fillette la fit céder. Elle passa ses jambes nues par-dessus l'encadrement de la fenêtre et atterrit une dizaine de centimètre plus bas dans la neige. Il lui sembla sentir ses pieds seulement parés de ses chaussures de ville geler sur place. Le vent chargé de flocons fouettait son visage et malgré ces conditions extrêmes et insupportables, elle sourit. Elle aimait voir le paysage sans cesse constellé de points blancs qui se mouvaient, disparaissaient, se fondaient parmi les masses immaculées au sol, étaient remplacés par d'autres qui étaient eux-mêmes remplacés ensuite, inlassablement, le même schéma qui se répétait pour que toujours l'on voit le paysage à travers eux.

Les bras croisés, plaqués contre sa poitrine, les genoux tremblants, les dents claquants si fort qu'elle pourrait presque les entendre, elle s'avança dans la tempête, un pas difficile après l'autre. Bientôt, la silhouette sombre de l'établissement disparut derrière le brouillard enneigé et l'enfant se retrouva seulement entourée par les rouleaux de flocons enragés qui s'incrustaient à l'aide du vent dans les moindres recoins non protégés de son corps, parcouraient sa peau, la picoraient de leurs tiges glacées.

Elle tomba à genoux, se roula en boule, tentant en vain de se protéger tandis que la neige recouvrait progressivement son petit corps.

Le jour se leva.

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