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La publicité sur son portable l’avait littéralement bluffé. Il ne s’en était pas remis et ne faisait penser qu’à cela, et encore plus depuis qu’il avait validé sa commande.

Sa vie de célibataire ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Aux oubliettes, les dernières années écoulées…

Il était peu dire qu’il avait hâte que son colis arrive. Il ne pensait qu’à la réception, croyant que tous ses tracas s’effaceraient, comme un coup de baguette magique. Que sa vie retrouverait un sens dès qu’il l’ouvrirait et qu’il oublierait pour toujours Géraldine...

Une entreprise chinoise, du nom de RoBOtA, venait de s’implanter en France. Elle profitait d’une nouvelle loi pour ouvrir un marché qui était en pleine expansion et dont elle était le fer de lance. En Asie, elle n’avait pas d’égal et se montrait agressive et ingénieuse dans sa percée sur le sol Européen pour exploser la concurrence.

Elle était née tandis que dans les pays d’Extrême-Orient, les femmes faisaient de plus en plus appel à la procréation médicalement assistée. Depuis, les divorces étaient rares, tant les mariages étaient devenus exceptionnels. Là-bas, les mères-porteuses n’étaient pas autorisées. Alors les chercheurs en biorobotique – en majorité des hommes célibataires ou se disant inquiet pour l’avenir de l’espèce humaine – accélèrent leurs recherches.

Et c’est ainsi que la femme-robot capable de féconder fut conçue par de brillants esprits révolutionnaires et enthousiastes.

Et le résultat fonctionnait ! Le premier enfant né d’un couple homme-femme-robot avait vu le jour, il y a presque deux ans maintenant. Et il était en parfaite santé. Le père – car la mère avait des idées farfelues, parait-il – lui avait donné le nom de Fù Chòu ; vengeance, en cantonais.

Apparemment, cet homme aurait mal vécu sa rupture. Selon les rumeurs, il aurait été frustré que son ex-compagne le quitte pour aller avec un autre homme qui avait adopté un enfant abandonné, lequel était issu d’un couple composé de deux femmes qui avait autrefois fait appel à une mère porteuse, avant qu’elles ne divorcent. Et cette bienfaitrice qui leur était venue en aide n’était autre que cette femme qui l’avait, d’après lui, trahi.

A bien des égards, une histoire compliquée et tortueuse. Mais l’enfant retrouvait finalement sa mère biologique, et les journalistes disaient que leur relation s’en retrouvait un peu confuse.

Esteban avait, lui aussi, le cœur brisé. Mais contrairement à cet homme habitant un lointain pays, lui avait été rejeté parce qu’il n’avait plus été utile à sa compagne – et aussi parce qu’il avait eu une réaction immature, selon elle ; ce dont il oubliait de parler chaque fois qu’il était allé voir son psychologue pour reprendre goût à la vie.

Esteban haïssait tant ces lois tournant autour de la procréation moderne, maintenant qu’il pensait en avoir été victime. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elles permettaient de donner, par une voie artificielle, du bonheur et des voix à celles et ceux qui en avaient été privés. Tout ce que fait l’humain n’est-il pas fait à partir des éléments de la nature, dont il est lui-même issu puisqu’il naquit de ses entrailles ? Cette question revenait souvent se murmurer à lui quand il prenait le temps de se regarder dans un miroir en tentant de comprendre pour quelle raison son corps d’athlète n’attirait plus de femme à lui.

Mais le temps n’était plus à la philosophie et aux questions bioéthiques. Esteban voulait à nouveau être en couple, et pourquoi pas avoir un enfant de son propre sang pour faire perdurer son nom encore au moins une génération.

Comme l’adoption pour un homme seul était encore interdit en France, et qu’il refusait toujours de recourir à une mère porteuse, il ne voyait aucune raison de ne pas tenter l’expérience proposée par RoBOtA. Avec la prime qu’il venait de recevoir, l’argent qu’il avait pu retirer de la bague de fiançailles, en faisant attention à la durée de rétractation, et en prenant accessoirement une assurance contre d’éventuelles mauvaises surprises… Rien ne s’opposerait plus à son désir de devenir père.

Hormis peut-être cette récente association qui luttait férocement contre ce genre de pratique…

La fabrication des femmes-robots – strictement conçues et vendues à des hommes célibataires – pour féconder était devenue monnaie courante et avait créé l’émoi et l’indignation partout dans le monde. Certains se moquaient outrageusement de ces hommes qui en faisait l’acquisition – via des sketchs, des vidéo détournées et autres moyens de raillerie sur les réseaux sociaux –, quand d’autres suspectaient qu’ils étaient poussés davantage par leur pulsion que par l’envie d’engendrer la vie.

Cela étant, la plupart des Etats occidentaux, dont la France, approuvèrent la manœuvre, et un président d’un petit pays riche fit même de sa compagne robotique la première dame de la nation qu’il gouvernait.

La porte sonna et lui tira un large sourire. Esteban, tout excité, quitta son canapé et alla ouvrit. Et, au lieu de tomber sur le livreur, il découvrit sa voisine plantée devant le seuil de sa porte, les pieds sur son paillasson coco beige.

⸺ Edwige ? Je ne m’attendais pas à… Je croyais que…

Sa voisine de pallier l’invita d’un geste du menton à sortir de chez lui. Puis, une main posée sur sa hanche, elle désigna avec l’index de sa main libre le grand et large carton qui était posé contre le mur, juste à côté de sa porte à elle.

⸺ On m’a déposé ce colis devant chez moi. Le livreur s’est trompé. Le colis à moi est plus petit et plus large. Il y a votre nom inscrit dessus.

Esteban se pencha en avant et ses yeux s’emplirent à nouveau d’excitation.

⸺ C’est bien à moi. Merci bien.

Il s’avança vers le grand colis, un peu en colère contre le livreur. Mais il était arrivé, et c’est finalement tout ce qui comptait.

⸺ Sans être indiscrète, qu’est-ce que c’est ?

Esteban posa les deux mains de chaque côté du carton et l’emmena dans son appartement. Il était étonné de son poids, car il pouvait le soulever seul.

Il se tourna ensuite vers sa voisine qui le regardait avec de grands yeux curieux. Elle attendait une réponse.

⸺ Edwige… On se connait depuis combien de temps, vous et moi ? Trois ou quatre mois ?

⸺ C’est à peu près ça. Oui, mon chou.

⸺ Eh bien, comme vous le saurez tôt ou tard, sachez que je viens de faire l’acquisition d’une RoBOtA.

La voisine écarquilla des yeux, dans un premier temps, puis éclata de rire.

⸺ Oh, mon coquin… Je ne te savais pas comme ça, dis donc ! (Elle dandina de ses larges hanches, en lui lançant quelques clins d’œil.) Pour moins cher que vaut ce tas de ferraille, je t’aurais fait grimper au ciel à chaque fois que tu le désirais, mon petit maigrichounet.

Esteban sourit, malgré lui. Il n’était pas surpris par ses propos. Il était au courant depuis le jour de son emménagement qu’Edwige proposait des services… pour des adultes en manque de tendresse et qui n’avaient pas assez d’argent comme lui pour s’offrir une RoBOtA. Comment le savait-il ? Il avait aperçu son profil sur un site internet obscur – du temps où il sombrait dans le désespoir –, mais n’avait jamais sauté le pas. Elle n’était pas son type. Il ne voulait pas se forcer.

⸺ C’est très gentil à vous, mais, elle, elle est configurée pour m’aimer et ne simulera pas nos ébats avec ses capteurs sensitivo-moteurs réglés selon mes choix. Et sachez, avant que vous ne disiez quoi que ce soit d’autre, que je me la suis procuré avant tout pour connaître la joie de devenir père.

⸺ Pfft ! Y a rien de naturel dans ce machin, mon mignon... (Elle pivota sur elle-même.) En plus, ta main droite te semblera plus authentique une fois que tu auras fait ta petite affaire.

Puis elle rentra chez elle en riant aux éclats.

Peu importait ce que pensait sa voisine. Cela ne la regardait pas. Elle avait beau gagner très bien sa vie en faisant son travail à domicile ou à l’extérieur, il ne voulait pas faire partie de ses clients et partager son intimité.

Cela dit, en se tenant devant le carton d’emballage, placé au milieu de son salon de 10 m2, il eut l’étrange impression d’avoir commis une bêtise en achetant cet humanoïde féminin – et notamment d’avoir contracté un petit prêt pour en payer une partie, prétextant l’acquisition d’une nouvelle voiture pour pouvoir l’obtenir auprès de son conseiller bancaire –, regrettant d’avoir dépensé autant d’argent sans penser un seul instant au devenir de sa vie une fois qu’elle sera mise en marche. Comment arriveraient-ils, en plus, à vivre dans un si petit appartement ? Oh, et si jamais elle se déchargeait quand ils partiraient faire des randonnées en Savoie ?

Toutes sortes de question défilèrent dans son esprit, à une vitesse folle.

Ce sentiment de culpabilité – et les inquiétudes qui l’accompagnaient –, qui survient parfois après un achat compulsif, ne dura toutefois que quelques instants.

En déballant ce cadeau qu’il se faisait à lui-même, ses remords partirent en charpie.

Il fut étonné de voir comment le contenu du carton avait été aussi bien protégé. L’humanoïde avait été soigneusement rangée dans une boîte en acier léger. Lorsqu’il ouvrit la petite porte, il découvrit le visage qu’il avait tant mis de temps à sélectionner, et pu contempler l’apparence menue et les formes harmonieuses que son corps présentait – sans tomber dans l’excès pervers.

Il décrocha les lanières qui la maintenaient debout et l’ôta de son cercueil. Puis il la déposa sur son canapé en toile rouge et la regarda avec attention.

A s’y méprendre, elle avait tout d’une humaine. Aucune imperfection sur la peau, aucune trace de technologie.

C’en était ébahissant à quel point le progrès n’avait aucune limite, pensa-t-il en la caressant des yeux.

Après plusieurs minutes à s’attarder sur sa future compagne, il se saisit du manuel et parcourut quelques lignes. Pas tout ce qui y était marqué, parce qu’il avait hâte de pouvoir la mettre en route.

Sans attendre plus longtemps, il prononça son code d’activation personnalisé, répondit aux questions qu’une voix lui posait à partir d’une application qu’il avait téléchargé pour l’occasion sur son téléphone portable, puis observa les paupières de l’humanoïde s’ouvrir en douceur.

Ses yeux étaient d’un bleu clair envoutant, comme il l’avait demandé au fournisseur. Des yeux en forme d’amande, qui s’alliaient parfaitement à son nez délicat et à ses discrètes pommettes. Ses jambes étaient sculptées comme celles d’une danseuse. Elles semblaient interminables, et Esteban se demanda si, finalement, le constructeur ne l’avait pas fait plus grande que lui – ce qu’il n’avait pas demandé.

⸺ Tere, Esteban.

« Tere ? », répéta-t-il dans son for intérieur.

Timidement, il dit :

⸺ Bonjour, Théa. Je suis ravi de faire ta rencontre.

⸺ Mina ka.

Quelque chose clochait. Esteban sonda l’application de son téléphone portable et une notification attira son attention.

En prenant connaissance du message qui lui était directement destiné, il comprit que Théa avait été configurée pour parler l’estonien mais qu’elle contenait un pilote pour qu’elle puisse comprendre le français.

⸺ Kas on mingi probleem ?

Esteban poussa un soupir d’agacement. Au lieu de se réjouir de voir la femme de ses rêves assise sur son canapé, prête à le découvrir et à l’aimer sans vouloir le blesser ni lui mentir, il était en train de se prendre la tête avec ce dysfonctionnement très ennuyeux. Leur rencontre ne pouvait pas plus mal démarrer…

Tant pis, il n’avait pas eu de chance, voilà tout. Mais il n’avait pas envie de perdre du temps à chercher un moyen de la reconfigurer, sachant qu’il ne savait même pas s’il serait capable de le faire lui-même…

Esteban passa donc les minutes qui suivirent à discuter avec sa nouvelle – et dernière ? – compagne, tout en maudissant intérieurement le constructeur et en espérant un dédommagement de sa part pour ce préjudice.

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