Esteban commençait à s’habituer de vivre auprès de l’humanoïde féminine qu’il avait baptisé Théa, en hommage à son tout premier béguin. Elle ne parlait toujours pas français – un technicien de RoBOtA devait passer dans quelques jours pour corriger l’anomalie, qui ne pouvait pas se faire à distance, a priori –, mais, malgré ce problème, ils arrivaient à se comprendre.

En plus de sa gentillesse – il avait demandé à ce qu’elle soit aimable et attentionnée –, elle savait faire la cuisine et repasser les chemises. Le soir, elle attendait qu’il rentre du travail et se montrait intéressée quand il lui racontait sa journée.

Il était aux anges.

Théa avait déballé les derniers cartons, ceux dont il ne s’était pas occupé depuis son emménagement, et avait rangé ses derniers livres dans les étagères vacantes. Le tapis persan était à sa place, sous la table basse, et son fauteuil Voltaire tout près de son canapé.

Respectueux de son confort – il avait décidé qu’elle dormirait un temps dans son lit et lui sur le canapé –, il attendit une semaine avant de lui proposer de partager des instants plus intimes, avec l’espoir de réussir du premier coup à la mettre enceinte ; une sorte de défi candide et purement masculin. Comme elle l’avait été programmée, elle accepta sa demande et ils batifolèrent dans son lit, assez large pour contenir les ébats de deux personnes.

Au premier contact, il se trouvait un peu rouillé et tenta un instant de se rappeler comment il faisait pour éviter que le moment soit bref. C’est alors qu’il pensa à Géraldine, et à ses regards, à la douceur de sa peau, à ses étreintes, à ses caresses...

Il secoua la tête et la chassa de ses pensées. Penser à elle dans ces moments ne faisait qu’éveiller la peine qui l’avait si durement consumé ces derniers mois.

Cet instant d’égarement eut en tous les cas une conséquence « positive » et rallongea leur enlacement plus qu’il ne l’aurait espéré – il avait à cœur de paraître un homme fort et sûr de ses capacités.

Après ce rapprochement, qu’il espérait fondateur pour le bien de leur relation, il s’attarda longuement dans la contemplation de ses yeux. Elle lui rendait son regard. Dans les siens brillaient un soupçon de tendresse et une affection naissante.

⸺ Tu sais, Théa… Je n’ai jamais été aussi fatigué après...

⸺ Sa peaksid puhkama.

Il jeta un œil à son téléphone portable pour comprendre ce qu’elle disait, puis il dit :

⸺ Je me sens bien, auprès de toi. Je veux que tu le sache. C’aurait pu être une autre que toi, mais je crois que ça n’aurait pas été pareil… Tu es unique, Théa. Et bientôt, tu parleras aussi ma langue et nous pourrons parler avec encore plus de facilité.

⸺ Olen nõus.

Il lut sa réponse puis reposa son téléphone portable.

⸺ Alors j’en suis ravi.

Il se pencha vers elle, repoussa quelques-unes de ses mèches brunes sur le côté, et lui donna un baiser sur le front.

Puis, alors qu’il se glissait sous la couverture, une voix résonna soudain très fort dans la chambre. Elle provenait de son téléphone portable, et il n’est pas à douter que sa voisine Edwige l’ait entendu – de son côté, combien de fois avait-il entendu ses clients la faire « hurler » de plaisir, et à n’importe quelle heure ?

⸺ Monsieur Clientanonyme2006, veuillez écouter attentivement ce qui va suivre…

Il se redressa, émergeant de sous la couverture avec des yeux interloqués. Il se mit en position assise et écouta malgré lui ce que lui énonçait la voix numérique.

⸺ … Les tests recueillis en temps réel à partir de la RoBOtA immatriculée Théa/32.6547931 nous sont parvenus. Monsieur Clientanonyme2006, nous sommes au regret de vous annoncer que Théa/32.6547931 ne pourra pas avoir d’enfant avec vous.

Esteban dévisagea Théa et fronça des sourcils, silencieux et interdit. La tendresse et l’affection qu’il lui portait encore quelques secondes plus tôt avaient disparu de ses yeux et sa langue était maintenant bien rangée derrière ses lèvres, tremblantes.

Au-delà du fait qu’il était évidemment très contrarié que l’application RoBOtA se permette de l’interrompre en plein action – et qu’il ignorait avoir activé une telle fonction –, l’annonce qui venait de lui être faite le médusait encore davantage.

Pendant ce temps, la voix continuait son discours.

⸺ … Monsieur Clientanonyme2006, sachez toutefois qu’être stérile n’est pas une fin en soi. Vous pouvez tout à fait, et à tout moment, recourir à un don de spermatozoïdes via l’une de nos sociétés de sous-traitance, qui exécutent parfaitement ce genre de tâches avec les RoBOtA…

Esteban tendit sa main et attrapa son téléphone portable pour l’éteindre – à défaut de pouvoir le jeter par la fenêtre, qui était close, pour ne plus être obligé d’entendre cette satanée annonce publicitaire…

Il était comme groggy.

Dans son étourdissement, il en vint à repenser à Géraldine et au fait qu’il avait voulu avoir un enfant avec son ex-compagne, et qu’elle l’avait justement quitté à cause d’une histoire de test…

Les derniers mois défilèrent aussitôt dans son esprit – notamment sa rupture et l’échange qu’il avait eu avec Loïc, son déménagement, ses vaines tentatives de drague en boîte de nuit, sa décision de se procurer une femme-robot pour concevoir un enfant et avoir un semblant de vie de couple… –, et une vilaine migraine se déclencha dans son crâne.

Tout semblait se refuser à lui : les femmes, la procréation, la vie elle-même… Tout lui apparaissait maintenant en désordre.

Puis, le regard triste, il se tourna vers Théa et poussa un long soupir, avant de lui dire :

⸺ Désolé, ma belle. Game over. Je vais devoir activer mon droit de rétraction et réfléchir à un moyen de redonner un sens à ma vie… (Des larmes naquirent dans ses yeux.) Parce que là, j’ai des contractions plein la tête.