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Loïc n’allait plus tarder, se dit Esteban. Son ami avait dix minutes de retard, mais il était habitué.

La veille, il l’avait appelé pour discuter, de chose et d’autre, dont sa rupture. Mais comme ils ne s’étaient pas vus depuis très longtemps, Loïc lui avait proposer d’aller boire un verre dans leur bar habituel pour qu’il puisse lui remonter le moral.

Loïc et lui étaient des amis de longue date.

Ne le voyant pas venir, une demi-heure après, Esteban avait commandé une bière. Une place en terrasse s’était libérée et lui avait fait de l’œil. Il n’avait pas pu résister.

Le soleil était agréable et la brise discrète. Un beau mois de mai, en somme.

⸺ On ne m’a pas attendu, à ce que je vois !

Loïc arrivait enfin, avec presque une heure de retard. Il fit signe au serveur et s’assit à ses côtés.

Ils échangèrent un sourire et une poignée de main.

⸺ Comment ça va, alors ?

Le visage d’Esteban se força à être joyeux. Mais, au fond de lui, son esprit était un peu en reconstruction. Deux mois s’étaient écoulés depuis la séparation et la plaie tardait à se refermer.

⸺ J’ai déménagé dans un petit studio. En banlieue, t’imagine la déchéance ? En attendant de trouver mieux… C’est la folie à Paris, en ce moment, qu’importe ton revenu.

⸺ Tu aurais dû me demander de l’aide, je serais venu.

⸺ T’occupes pas de ça… En plus, j’ai jamais possédé grand-chose.

Et pourtant, les trois déménageurs en avaient encore des douleurs au dos.

Loïc appela le serveur, impatient. Celui-ci vint et prit sa commande. En le regardant repartir à l’intérieur du bar, il demanda à Esteban :

⸺ Et à part ça ?

⸺ Eh bien, je me remets tout doucement de la rupture. Ce n’est pas simple, tu sais. Il y des jours où je sais plus où j’en suis et des nuits où je me réveille en ne sachant plus où je me trouve. C’est difficile. Il n’y a rien d’autre à dire.

Loïc fit des hochements de tête en posant une main sur son épaule, croyant que son ami se mettrait à sangloter. Mais il n’en fut rien.

⸺ Je sais ce que ça fait, mec.

⸺ Pas vraiment. Toi, tu as une copine, et elle est enceinte en plus. Encore félicitations à vous, d’ailleurs.

Esteban lui avait dit, il y a un an, qu’il comptait avoir un bébé avec sa compagne. Loïc lui avait répondu qu’il en était de même de son côté. Heureux hasard.

Une sorte de compétition inconsciente s’était alors installée. Chaque mois, il se posait l’un à l’autre la question : « Alors, son ventre a grossi, à ta copine ? »

Lorsqu’Esteban l’informa que Géraldine et lui mettaient un terme à leur relation, son ami eut un étrange sentiment. Il était triste pour lui, c’est certain, mais il ne put s’empêcher de lui annoncer avec une joie non dissimulée qu’il allait devenir père – ajoutant dans son for intérieur qu’il remportait de ce fait la compétition, haut la main.

Loïc retira sa main, une grimace gênée aux lèvres.

⸺ Je voulais parler de l’ancienne copine, pardon. Celle qui m’avait jeté parce que j’avais flirté avec sa sœur…

Esteban agita la main et dit :

⸺ C’est rien. J’avais saisi l’idée. Je suis content pour toi et Jessica, vraiment. Vous le méritez.

Quelques instants plus tard, le serveur apporta sa boisson à Loïc – un jus de mangue.

⸺ Tu ne bois plus de bière, alors ?

Loïc se tapa sur le ventre – légèrement bombé.

⸺ J’ai pris du poids en même temps que Jessica. Tu le crois, ça ? Mon beau-père croyait que c’était moi qui étais enceinte ! J’te jure… La honte ! (Il sourit). Faut que je fasse attention… Mais parlons plutôt de toi. Qu’est-ce que tu fais pour t’en sortir ? C’est toujours un moment désagréable, une rupture…

Esteban but une gorgée de sa bière blonde avant de répondre.

⸺ J’essaye de tourner la page, tu vois le genre. Je sors un peu, je drague un peu sur internet… Mais rien ne marche. J’arrive pas à me concentrer et à m’investir.

Loïc lui donna un léger coup d’épaule et s’esclaffa.

⸺ Tu pleure, et tout ça ? Comme ces autres mecs qui ont bouffé leurs cojones ? Qu’ils sont stupides, ces ringards…

Loïc faisait allusion à l’A.H.D.L., c’est-à-dire l’Association des Hommes en Dépression à cause des Lois.

⸺ J’ai failli adhérer à leur association, tu sais. Parce que je ne me vois pas faire appel à une mère porteuse pour satisfaire mon besoin de reproduction.

Le visage de Loïc se figea.

⸺ Tu plaisante, mec ?

⸺ Non. J’y ai vraiment pensé. J’étais à deux doigts de signer.

⸺ Mais tu es au courant qu’ils militent pour le retrait de toutes ces lois liées aux nouveaux moyens de procréation ?

Esteban n’hésita pas une seule seconde pour lui répondre.

⸺ J’en ai bien conscience, oui. Je voulais me battre à leurs côtés pour faire revenir le monde à la raison.

Loïc fronça des sourcils.

⸺ Attends… T’es quand même pas d’accord avec ces ennemis du progressisme ? C’est mal, tu sais. Tu nage à contre-courant, là.

Dans de très nombreuses occasions, Esteban cachait ses véritables convictions à son entourage. Dans certains débats, il suivait toujours les mœurs neutres et en vogues dans la société, quitte à être en contradiction avec lui-même. Son unique but était d’éviter tout conflit. Mais depuis que Géraldine l’avait quitté, il ne ressentait plus aucune gêne à dire ce qu’il pensait vraiment, car il considérait vivre dans un pays libre.

⸺ Je me suis fait larguer à cause de l’une de ces lois, mec. Comment veux-tu que je ne ressente aucune amertume ?

Un silence.

Loïc croisa les bras et sirota son jus de mangue, le visage sombre.

⸺ T’es certain qu’elle t’a quitté uniquement à cause de ça ? Et puis, tu peux pas avoir cette pensée juste parce qu’il t’est arrivé ce truc. C’est pas… normal. Tu devrais consulter un spécialiste et lui parler de tes problèmes personnels, et rentrer dans le droit chemin. Parce que là, tu es en train de perdre pied.

Esteban regarda autour de lui. Personne ne semblait les écouter. Les autres clients étaient soit plongés dans la contemplation de leur portable, soit en train de discuter avec leurs collègues ou leurs amis.

⸺ Je ne veux pas renier mes sentiments véritables, désolé. Il n’y a quand même rien de mal à être en désaccord avec quelque chose, si ?

Les sourcils de Loïc se froncèrent.

⸺ Mais tu étais pour, avant qu’elles ne soient votées. On avait même été aux manifestations et militer côte à côte avec tous ces gens espérant une vie meilleure. Je ne comprends pas ce changement soudain de point de vue. (Un trait sévère s’étira sur son front tandis qu’il le toisait du regard.) Mais… que t’es-t-il arrivé, mec ?

Esteban fit claquer sa langue dans sa bouche, le regard perdu dans le vague. La discussion virait vers un sujet qui le mettait mal à l’aise. Ce n’était pas sur ce genre de terrain glissant qu'il voulait aller. Mais il avait mis pieds dans la tourbière et ne pouvait plus s’échapper.

⸺ Tout ça, c’était avant de me faire jeter. Je t’ai pourtant expliqué les raisons de ma rupture. Tu t’en souviens ?

Loïc hocha franchement de la tête.

⸺ Donc… Tu devrais comprendre à quel point je suis énervé. C’est pas compliqué, pourtant.

⸺ Non, mec. Carrément, non. Et dis-toi que je suis extrêmement déçu de ta réaction, qui est immature et immorale.

Esteban le dévisagea en ayant un mouvement de recul au niveau de la tête.

⸺ C’est toi qui me déçois, Loïc. Je pensais que tu venais me remonter le moral. Je te dis que j’ai perdu la chance de fonder une famille avec la femme que j’aime, et toi, tout ce que tu retiens, c’est mon changement radical de position. (Il baissa la voix, faisant de son élocution un murmure.) Mais j’en ai rien à foutre des autres, moi. Tout ce que je voulais, c’était avoir une vie normale…

Le regard de Loïc se fit plus sérieux.

⸺ Mais tu sais, un ami doit aussi dire quand l’autre dit des conneries. Je suis consterné que tu aies oublié ce que tant d’autres ont dû traverser pour en arriver là. Ces lois, c’est une avancée majeure pour la société, et une libération pour tout un tas de personnes. Le côté culturel et la vision sociale de la chose, tu t’en fous ? Tous ces gens qui peuvent fonder une famille, réaliser leur rêve d’avoir un enfant… Tout ça t’est égal et te laisse vraiment de marbre ? T’es-tu, au moins une fois, mis à leur place ? Même rien qu’une seconde ?

Eteban fit semblant de réfléchir, mais l’agacement le gagna. Il était froissé et son égo avait pris le pli.

⸺ Tu sais quoi, mec ? Comme tu es arrivé en retard et que tu es apparemment socialement plus adapté que moi, je te laisse payer l’addition. (Il se leva et enfila sa veste en vitesse, redoutant que le conflit ne dure.) Moi, je m’en vais ruminer mon sort qui ne regarde que moi et dont tout le monde se fout, puisque la majorité a, a priori, d’autres problèmes plus importants à régler.

Et il s’en alla vagabonder comme une âme en peine dans Paris, profiter du beau temps de juin, convaincu que tout le monde était contre lui et ne comprenait pas sa détresse.

En plus d’avoir perdu ce qu’il considérait être l’amour de sa vie, il venait de se disputer avec son ami le plus proche, et sans doute avaient-ils échangé leurs derniers mots.

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