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Esteban quitta son fauteuil et attendit patiemment que son ordinateur s’éteigne. Il venait de pointer pour rentrer chez lui mais une mise à jour était en train de s’installer.

Tant pis, il n’était pas aussi pressé que le laissait présager son heure de départ : 16h30. D’ordinaire, il quittait les lieux de son travail après 17h00.

Mais vers 12h00, il avait reçu un texto de sa fiancée.

« A quelle heure rentres-tu, ce soir ? Il faut que je te parle de quelque chose », lui avait-elle écrit, faisant planer un suspens insupportable…

Le jeune homme ne lui avait pas répondu pour savoir de quoi il en retournait, car il savait à quoi s’attendre. A peu de chose près.

Elle n’allait pas lui annoncer qu’elle était enceinte ou qu’elle avait eu une promotion. Et pas de voyage surprise, Géraldine ayant une peur bleue de l’avion…

Depuis quelques semaines, Esteban prenait son temps sur le chemin du retour.

Cela faisait plusieurs mois que lui et Géraldine essayaient d’avoir un enfant. Sans succès. Ils avaient expérimenté toutes les positions que leur permettaient leurs corps de sportifs du dimanche, mangé tout ce qui était censé aider à la procréation d’après des sites web réputés plus ou moins sérieux, et tout un tas d’autres méthodes plus insolites les unes que les autres pêchées sur le net.

Le sujet de la discorde reposait sur le fait qu’Esteban refusait de passer un test de fertilité. Pour lui, ce n’était pas nécessaire. Il y a un mois, Géraldine lui avoua pourtant qu’elle, elle était féconde.

« Comment le sais-tu ?

⸺ C’est le test qui le dit. »

Dès lors, un froid s’installa entre eux et perdura jusqu’à ce jour.

Esteban se torturait les pensées. Il se renfermait sur lui-même et ne cessait de se remettre en question, sans en parler avec sa compagne.

Elle essaya bien, à plusieurs reprises, de lui délier quelques paroles qu'il n'osait visiblement pas prononcer et qui nouaient sans doute dans sa gorge, mais ses lèvres restaient closes comme des portes condamnées.

Lui, l’était-il, fertile ? Peut-être que s’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfant, c’est que tout était de sa faute, après tout…

Et cette éventualité allait, si elle s’avérait exacte, tout remettre en perspective. Le fait que ses parents lui demandent chaque mois quand est-ce qu’ils auraient un petit-fils ou une petite-fille… Le fait que son grand-père lui demandait si son nom allait perdurer, chaque fois qu’il le voyait…

La pression d’enfanter pesait énormément sur ses épaules, et, certaines nuits, il rêvait qu’il assistait à l’accouchement de sa fiancée et qu’il portait ensuite leur bébé dans ses bras, allant jusqu’à ressentir le contact si affectueux qui enlace tout homme devenu père dans ces moments-là.

Oui, Esteban voulait devenir père. Et cette envie était plus forte que vouloir faire plaisir à ses proches.

Esteban dit au revoir à ses collègues, la mine impassible, puis décida de rentrer à pieds. Paris, au printemps, a de quoi être plaisante et il appréciait de l’arpenter depuis quelques temps.

Sur le chemin du retour, son visage était renfrogné. "Qu'importe ce que les autres passaents pensent en me croisant", songea-t-il. Il avait la conviction que si les parisiens ne sourient pas tous, c’est peut-être parce que la plupart ne sont tout simplement pas heureux dans leur vie personnelle ou professionnelle. Et si ce sont les deux, c’est tout simplement un manque de chance.

Esteban entra dans un square et trouva un banc de libre. Deux autres bancs étaient occupés. L’un par trois adolescents en train de jouer sur leur console portable, et l’autre par une femme âgée, seule et le regard porté vers les arbres.

Un lieu calme et reposant. Des marronniers étendaient leurs branches pour offrir un peu d’ombrage. Des érables aux feuilles panachées s’épanouissaient autour d’un petit bassin. Quelques pigeons s’y abreuvaient. La pelouse avait été récemment entretenue, car il flottait dans l’air cette agréable odeur d’herbes coupées. Des camélias, des magnolias et des hortensias déversaient aussi de discrètes effluves parfumés alentour.

Esteban se souvint brusquement qu’il avait gardé un dernier biscuit enfermé dans son sachet. Il le sortit et donna à manger aux pigeons qui se pressèrent près du banc.

Puis il laissa son esprit vagabonder, profitant de la quiétude ambiante.

Mais un sujet prit toute la place dans ses pensées.

Il était certain d’éprouver encore des sentiments envers Géraldine. Il est vrai qu’il s’était posé plusieurs fois la question, ces derniers temps. Mais la réponse demeurait toujours la même : il ne se voyait pas avec une autre femme. Il l’aimait vraiment.

Qu’en était-il de son côté, à elle ? Son texto laissait présager un début de réponse.

Esteban resta là, quelques minutes, le temps d’émietter entièrement le biscuit, puis il repartit, le visage toujours aussi découragé et tourmenté.

Il redoutait l’affrontement, inévitable, qui allait avoir lieu…

Esteban arriva devant à son appartement sur les coups de 19h30.

En entrant, il accrocha sa veste légère à la patère et fit son entrée dans un salon envahi par le silence.

Géraldine était assise sur le canapé, au centre, en train de faire glisser son pouce sur son téléphone. Avec l’index de son autre main, elle jouait à faire une bouclette avec une mèche de ses cheveux roux. Son visage concentré était tellement absorbé par les images qui défilaient sur l’écran de son téléphone, qu’elle ne l’avait pas entendu entrer.

Le salon était aménagé d’un meuble télé et de deux bibliothèques – contenant des livres qui lui appartenaient tous –, ainsi que d’une table basse posée sur un tapis de Qom d’excellente qualité. Une ouverture dans la cloison donnait sur la cuisine aux nuances claires et lumineuses. Une odeur de pizza se répandait dans l’atmosphère. Géraldine avait déjà mangé, et sans l’attendre.

Au bout d’un moment, il fit gronder sa gorge. Elle sursauta et leva des yeux exorbités vers lui.

⸺ Tu es rentré ! Je ne t’avais pas entendu… (Elle lui dévoila une expression plus gênée que soulagée.) Je commençais à m’inquiéter.

⸺ Ah oui ?

Il alla s’asseoir sur le fauteuil, celui dressé à la droite du canapé, pour retirer ses chaussures, sans la regarder dans les yeux.

⸺ Oui, c’est vrai.

⸺ Eh bien, me voilà… (Il tira sur les lacets de sa chaussure gauche.) Tu avais quelque chose à me dire, alors ?

Géraldine effaça le sourire qui s’était emmêlé dans ses lèvres fines et prit une inspiration brève.

⸺ Ecoute, Esteban, je ne sais pas comment te dire ça, mais…

Comme il s’y était plus ou moins préparé en revenant chez eux, Esteban crut bon de mettre les pieds dans le plat.

⸺ Tu veux rompre, c’est ça ?

Silence inconfortable. Elle agita les mains pour s’aider à parler.

⸺ Il faut absolument qu’on parle, toi et moi. Ça fait plusieurs semaines qu’on n’agit pas comme il le faut. Tu m’évite chaque fois qu’on évoque notre dispute. J’en ai assez. Il faut que ça cesse.

Esteban retira sa dernière chaussure et les posa près du tapis. Puis il se redressa.

⸺ S’il te plaît, Géraldine. Pas de ça entre nous. Je sais où cette discussion va nous mener.

⸺ Mais… ? Esteban, laisse-moi au moins…

Il l’interrompit d’un geste agacé de la main.

⸺ Non. J’ai compris. Comme on n’a pas réussi à avoir d’enfant ensemble, tu veux tenter ta chance ailleurs. Ne fais pas l’innocente, j’ai bien compris que tu t’étais inscrite sur un site de rencontre.

Les épaules de Géraldine s’affaissèrent tandis qu’un soupir franchissait ses lèvres.

⸺ Ce n’est pas exactement ça. (Elle se rapprocha de lui, en restant assise sur le canapé et prenant une voix la plus douce possible.) Comme on n’arrive pas à avoir de bébé ensemble… (Elle posa sa main gauche sur sa poitrine et l’autre sur le genou d’Esteban.) Tu sais à quel point je veux vraiment devenir maman, donner la vie...

Ils échangèrent enfin un regard.

⸺ Quitte à briser sept années de relation ? Tu as bien choisi ton jour…

Elle retira sa main de son genou, se pinçant la lèvre inférieure.

Esteban avait attendu qu’ils habitent dans un appartement plus grand, et que leur situation professionnelle se soit stabilisée, pour lui faire sa demande – après un repas dans un luxueux restaurant parisien, qu’il avait mis longtemps à trouver. C’était il y a un an, jour pour jour.

Il lui avait tendu le petit écrin tout en haut de la Tour Eiffel, tandis que le soleil disparaissait à l’horizon et que leurs cœurs ne demandaient qu’à luire dans le crépuscule de la capitale française. Géraldine s’était jetée à son cou et lui avait répondu « oui » sans une once d’hésitation, se remémorant tous les moments passés avec lui et pensant, à l’époque, qu’il deviendrait le père de ses enfants, sans aucun doute.

La jeune femme avait perdu sa mère toute petite, n’ayant que de vagues souvenirs d’elle, et son père avait quelques années plus tard retrouvé une compagne, avec qui il n’avait pas pu avoir d’enfant. Géraldine était donc fille unique et cette situation ne lui avait jamais posé de problème.

Pour autant, la hantise d’être comme sa belle-mère était restée dans un coin de sa tête. Elle ne voulait pas connaître la même fatalité, croyant alors que sa vie n’aurait pas la même saveur que celle qu’elle s’imaginait avoir.

Si elle avait fait ce test, source de leur discorde, c’était tout simplement parce que cette crainte avait refait surface en son cœur.

Géraldine rêvait, tout comme Esteban, d’avoir un enfant. Plus que tout au monde.

⸺ Esteban… Ces dernières semaines ont été émaillées de disputes, de non-dits, de silences… Ça a fait ressortir ce qu’il y a de pire dans un couple. Et ça ne colle plus, entre nous, tu dois te rendre à l’évidence. Il n’y a qu’à te regarder. Une simple question de test t’a mis hors de toi. Et tu me fais peur, avec ces regards sombres que tu me jette depuis, chaque jour qui passe.

Esteban s’accorda un moment de réflexion et dit :

⸺ Et donc, sitôt qu’une fragilité se présente à nous, tu décides de tout arrêter ? Il n’y a pas eu de fracture. On peut surmonter cette période et en ressortir plus forts.

⸺ Tu dis… une fragilité ? Mais tu as refusé de faire un simple test pour qu’on puisse y voir plus clair !

Esteban se leva et poussa un soupir d’agacement.

⸺ Qu’on se mette d’accord tout de suite, je fais ce que je veux. Tu n’as pas à me forcer à faire quoi que ce soit si je n’en ai pas envie. Ensuite, je refusais de faire ce test uniquement parce que j’avais peur qu’un résultat négatif nous donne justement l’idée de nous séparer. (Son visage s’assombrit et sa voix décrut pour finir en murmures.) Mais je n’avais pas imaginé un seul instant que ce serait un résultat positif qui gâcherait nos vies.

⸺ Tu as tout faux, Esteban… Tu rejette la faute sur ce test, mais ce n’est pas le problème.

Il secoua la tête. Le ton monta d’un cran.

⸺ J’ai juste pensé à nous protéger !

⸺ Tu n’as pensé qu’à toi, au contraire ! Dès que tu as su que j’avais passé ce test et que j’étais en capacité de féconder, tu t’es métamorphosé et tu as évité soigneusement d’en reparler… Ce n’était pas un comportement mature, tu dois…

Il la coupa.

⸺ Mais n’est-ce pas toi, qui n’as pensé qu’à toi-même ? Au départ, c’était ton idée, ce test et…

Elle le coupa, à son tour.

⸺ Mais tu ne me laisses pas parler ! Laisse-moi au moins aller jusqu’au bout de ce que j’ai à te dire !

Esteban croisa les bras et la dévisagea d’un regard gonflé par l’étonnement. D’habitude, à une époque où leurs disputes étaient encore mineures et futiles, c’était lui qui répliquait ce genre d’argument pour pouvoir en placer une.

⸺ Si je te quitte, ce n’est pas pour aller dans les bras d’un autre, sache-le. Avant que tu n’arrives, je lisais des articles pour me renseigner sur les méthodes des fécondations avec une aide médicale. (Elle marqua une pause, radoucissant son regard pour lui faire exprimer une soudaine empathie.) Les nouvelles lois me permettent de réaliser mon désir de devenir mère, toute seule, à présent. Et c’est ce que je vais faire. Elever seule un enfant. Sans toi, parce que je n’ai plus confiance en toi pour élever l’enfant que je compte mettre au monde. Tu me fais peur, Esteban. (Ses bras s’étirèrent vers le bas en frissonnant tandis que sa tête remuait de droite à gauche, le cou raidit et les lèvres décrivant une grimace d’exaspération.) Tes sautes d’humeur, tes silences… Je n’en peux plus !

Esteban retint un pouffement nerveux qui remontait sa gorge.

⸺ C’est tellement plus simple, comme ça… Alors tu me quitte parce que je te suis devenu inutile ? C’est encore pire que de savoir que sa compagne à un amant, tu sais… (Il haussa les épaules, dépité, incrédule.) Si c’est ce que tu veux, je n’ai donc rien à dire. Je constate que ton choix est déjà pris.

A son tour, Géraldine poussa un soupir et s’écria, les yeux émus :

⸺ Personne n’a le droit de refuser à une femme de devenir mère. Personne ! Tu m’entends ? Et surtout pas son compagnon !

Son futur ex-fiancé arqua les sourcils, stupéfait.

⸺ Hormis la nature elle-même ? Je ne vois pas, non. Mais arrête de me prendre pour un idiot. S’il n’y avait pas eu cette histoire de test, on aurait pu envisager d’autres solutions, en dernier recours. Ne serait-ce que pour l’amour qu’il y a entre nous. Au lieu de ça, tu as fait en sorte que l’un de nous deux se sentent coupable. (Il passa une main sur son visage rasé de près et se frotta les yeux un instant.) Ne te mens pas à toi-même. En fait, ce test n’est autre que le reflet de ton caprice. D’ailleurs, si on s’attarde bien, on ne sait toujours pas si je suis capable de faire un enfant ou non. Et c’est ce que je retiendrais. (Les larmes aux yeux, il dit :) Quelle chance pour toi, c’est ton partenaire qui est peut-être dysfonctionnel ! Et c’est lui qui doit vivre avec ça ! Pas toi, mais lui !

Désabusée, Géraldine partit en direction de sa chambre pour s’y enfermer et ne plus le voir ni l’entendre. Mais avant d’entreprendre seule la traversée du couloir, elle comptait bien mettre une chose au clair.

⸺ Pour moi, avoir un enfant n’a jamais été un caprice. Si tu ne l’as pas compris depuis le temps, c’est qu’on n’avait vraiment rien à faire ensemble.

Et ces mots mirent fin à leur dispute et sonnèrent par la même occasion le glas de leur relation…

Trouvant difficilement le sommeil, la nuit venue, Esteban avait pris place sur le canapé avec sa veste pour seule couverture.

Dès le lendemain, il chercha un logement, lorsqu’il fut à son bureau, se demandant combien de temps durerait son célibat et combien il pourrait récupérer en revendant la bague de fiançailles que Géraldine lui avait laissé bien en vue sur l’évier de la salle de bain.

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