13.Camarade

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« Allez, à la prochaine, Nikolaï !

-Fais gaffe à toi d’ici-là !

-Toi aussi ! »

Il partit dans la direction opposée à celle de son ami pour profiter un peu de la fin d’après-midi avant de rentrer. Déchargé de ses obligations pour la journée, il comptait bien se poser dans un parc pour avancer dans ses lectures. Keiji travaillait de son côté, Charlie n’avait rien à lui communiquer, et depuis le petit-déjeuner avec Eileen, il n’avait pas eu l’occasion de lui parler, la jeune fille semblant éviter les occasions de le revoir. De son côté, il ne cherchait pas non plus à forcer le destin. Peut-être pourrait-il le faire dans les jours qui venaient, cela dit. Un sourire se dessina sur ses lèvres quand il songea qu’elle devait rougir à chaque fois qu’elle pensait à lui. Ce qui devait être arrivé souvent en une petite semaine.

« Je devrais vérifier que tout va bien pour elle, songea William avec amusement. Il ne faudrait pas que ses émotions la fassent surchauffer jusqu’à la rendre malade. Remarque… réinitier le contact pourrait accélérer le processus si je m’y prends mal. »

Il fut subitement interrompu dans ses pensées par une sensation familière d’engourdissement dans ses doigts. Sans changer son expression, il balada son regard autour de lui pour confirmer son impression. L’ambiance joviale de sa balade se dissipa peu à peu pour laisser la place à un climat si bien connu mais si déplaisant.

« C’est bien ce qui me semblait, pensa l’agent secret, mes sens ne m’ont pas trompé : je suis surveillé. Bien que ce soit naturel pour un espion, je n’aime pas ça. C’est trop soudain. »

En quelques coups d’œil furtifs, il repéra un homme en pardessus gris derrière lui et un autre sur un toit. Tout en conservant son air insouciant, il tenta d’évaluer la menace lorsqu’un troisième individu habillé de noir sorti d’une Traban et se planta devant lui.

« Karl von Adlerschloss ? demanda-t-il froidement.

-C’est… C’est moi.

-KGB. Montez dans la voiture. »

***

« Vous conviendrez que nous n’avons pas des manières très orthodoxes d’inviter quelqu’un à avoir une discussion avec nous, mais vous nous passerez bien ça, monsieur Adlerschloss ?

-Euh… oui, bien sûr.

-Parfait. »

L’homme d’une quarantaine d’années qui faisait face à William posa son regard glacial sur le sablier situé à sa gauche, l’unique objet ornant la table singulièrement vide. Dans cette pièce aux murs blancs dénudés de fournitures, son imposante silhouette avait quelque chose de véritablement impressionnant. Son uniforme gris impeccable, ses cheveux sombres plaqués en arrière, ses rides semblables à des cicatrices, tout évoquait chez lui la rigueur soviétique la plus aboutie. Malgré son excellent niveau d’allemand, son interlocuteur percevait chez lui un infime accent russe. Une chose était sûre, il n’avait pas affaire à n’importe qui.

« Venons-en donc à l’objet de votre visite ici, reprit-il, puisque vous vous demandez sûrement pourquoi vous êtes là.

-En effet », répondit l’étudiant d’un ton mal assuré.

L’interrogateur laissa délibérément retomber le silence. Plutôt que de reprendre la discussion, il se pencha lentement pour dénouer la sangle de la sacoche de cuir posée contre un pied de table. Après l’avoir ouverte, il en tira sans empressement un dossier beige qu’il déposa devant lui. Plusieurs minutes s’étirèrent laborieusement durant lesquels il parcourut divers documents écrits en cyrillique. Bien qu’il ne chercha pas à les cacher à son invité, ce-dernier se garda de poser son regard sur les feuilles jaunies. Quoi que contiennent ces lignes, mieux valait ne pas se faire surprendre à faire preuve de curiosité. Pas avec le KGB.

« Êtes-vous communiste, monsieur Adlerschloss ? »

L’officier avait posé la question en reportant d’un seul coup son attention sur le civil, comme si rien ne s’était passé. Sans se laisser déconcerter, celui-ci répondit :

« Eh bien, je n’éprouve pas beaucoup d’intérêt pour la politique, donc je ne saurai trop dire.

-Cela vous ennuie ? interrogea-t-il tout en fixant ardemment les grains de sable qui s’écoulaient.

-Non, pas vraiment. Je sais simplement que je n’en ferai pas mon métier.

-C’est très bien, parce que nous avons d’autres projets pour vous. »

Le militaire croisa ses doigts devant le bas de son visage alors que son regard de fer se plongeait dans les yeux céladon de l’agent.

« Nous avons un peu enquêté sur vous, voyez-vous. Vous semblez doté de certaines capacités intellectuelles et physiques peu communes. En témoigne par exemple votre combat de rue ayant eu lieu la semaine dernière. Vos adversaires n’étaient pas des débutants, et pourtant vous les avez envoyés au tapis à un contre trois. Ce genre de choses demande plus que de la force brute, qui déjà est une caractéristique étonnante pour quelqu’un de votre gabarit. Que dire sinon de vos connaissances vastement étendues sur une quantité de sujets, et de votre culture infiniment supérieure à vos pairs.

-Je dois principalement ça à mes parents, tenta-t-il d’expliquer.

-Pourtant vous avez perdu votre père avant même votre naissance puis votre mère peu après votre dixième anniversaire. J’ai beau être quelqu’un de perspicace, je vois mal comment ils pourraient être responsable de cela. Mentir ainsi à un agent de la nation, vous devriez savoir que ce n’est pas un jeu. Enfin, vous avez de la chance. Je sais pourquoi vous l’avez fait. »

Il fit une pause pour allumer un cigarette, puis reprit :

« Votre modestie vous honore, monsieur Adlerschloss. Vous êtes un citoyen modèle, mais vous ne cherchez pas à en obtenir le moindre crédit. Vous passez votre temps libre en bibliothèque au lieu de faire la fête, et lorsque vous n’êtes pas le nez dans un livre, vous vous exercer au point de ne rien avoir à envier à certains athlètes. C’est assez remarquable chez quelqu’un de votre âge. Ce pourquoi une question se pose : pourquoi un jeune comme vous agirait-il ainsi ? Quel intérêt un simple étudiant en lettres peut bien trouver à faire autant de zèle ? Quel but poursuivez-vous donc, monsieur Adlerschloss ? »

Ses paroles, bien que contenant en apparence des éloges, étaient glaçantes. Le message qu’il faisait passer était clair : je sais tout, impossible de me tromper. William déglutit, puis répondit :

« Pour être honnête, je n’ai pas de plan d’avenir bien défini, mais comme mon père était pilote, j’ai pensé à suivre son exemple. Que ce soit l’armée de l’air ou non, j’envisage de m’engager à la fin de mes études. C’est pour ça que je fais autant attention à mon physique. De même, j’ai pensé qu’en étant suffisamment cultivé, je pourrais m’essayer à la diplomatie, si la vie de soldat n’était pas faite pour moi. Comme je n’ai personne qui compte particulièrement pour moi à part mon ami Nikolaï, j’ai beaucoup de temps à consacrer à cette préparation à la vie active.

-C’est louable, mais étrange pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas à la politique de viser les relations internationales.

-Je dois avouer que c’est un certain paradoxe en effet. L’important pour moi, ce n’est pas que je sois communiste… c’est que je sois Allemand. J’ai un grand amour pour mon pays, et je veux le servir du mieux que je peux.

-Ce qui semble expliquer les carrières, remarqua l’inquisiteur soviétique en expirant une bouffée de fumée. C’est heureux, finalement. Vous allez avoir l’opportunité de le faire. »

Il retourna le sablier, retira la cigarette de sa bouche et déclara d’un ton morne :

« Félicitations monsieur Adlerschloss. À partir de maintenant, vous êtes un agent du KGB. »

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