6 - Canards et cygnes

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Un cygne flottant au loin nous a distraits quelque temps mais notre discussion reprend vite son cours quand Andréa se remet à me disputer.

« Comment tu veux que j’y croie ? Tout le monde s’est déjà baladé sur les quais de Lyon ! »

Elle n’arrive pas à se faire à l’idée qu’un grand gamin arrivé en ville il y a trois ans de cela n’ait pas encore tout visité. Quand elle n’a rien à faire, elle cuisine un plat exceptionnel ou sort un bouquin et le feuillette au lit. Ou bien elle va se balader en ville et elle lit encore, avec le repas dans l’une de ses boîtes alimentaires en plastique.

« Va falloir s’y faire, Andréa. J’ai longtemps été un grand casanier, probablement toute ma vie, avant de te tomber dessus. Tu t’attendais vraiment à ce que je fasse l’effort de grimper jusqu’au sommet de Fourvière à pied pour voir des toits rouges, que je m’assoie trois heures au parc pour profiter de l’odeur des fleurs et bouquiner un peu, et que je m’arrête en passant pour sourire aux chiens quand leurs propriétaires s’amusent à les promener pour le caca quotidien ?

-Pour moi, c’est le propre de la vie, tout ça ! Je pense que tu n’as pas simplement pas encore pris le temps de l’apprécier. »

Quand je me suis rendu compte que mes pieds monopolisaient mon attention, j’ai levé les yeux vers elle.

Elle ne me regarde pas. Elle a les yeux tournés vers les bâtiments qui s’élèvent de l’autre bord du Rhône. Son enthousiasme transparaît même quand elle me tourne le dos. Sa tête s’agite, attrapant au vol chaque bruit, chaque bateau sillonnant le fleuve.

Andréa ne sait même pas combien j’aime aussi tout ça. Enfin, si, elle le sait sûrement. Quand on s’est rencontrés, on a longuement regardé les étoiles. Puis, quand bien même, il me faut bien un peu de nature pour m’inspirer quelques écrits ! J’espère que j’aurai l’occasion de lui dire un jour combien elle m’inspire…

Mais bon, on va laisser cette idée pour plus tard. Je ne connais aucun des ouvrages qu’elle m’a cités jusqu’ici. Je ne suis même pas sûr que je puisse même n’en citer qu’un.

« Tu sais ce qui est encore plus beau qu’un après-midi ensemble sur les quais ?

-Non, mais quelque chose me dit que tu t’apprêtes à me le dire.

-C’était pas prévu. »

Un long silence amusé a suivi. Elle est tellement fière de faire ce genre de petites blagues. En même temps, je crois que c’est encore plus agréable pour moi de jouer le jeu.

« J’allais dire… Enfin, si Monsieur le permet ?

-Ahah, oui, vas-y !

-Le soleil qui se couche...

-Il nous fait nous rendre compte qu’on a perdu la notion du temps, que notre rendez-vous s’étire jusqu’à s’éterniser. »

Elle s’est arrêtée un temps, me jetant un regard indescriptible. J’ai à peine le temps de lui demander ce qui se passe, et voilà qu’elle montre du doigt un banc en pierre.

On s’assoit, et elle pose sa tête blonde sur mon épaule.

« Si seulement il s’éternisait. »

Je suis d’accord avec elle. Souvent, la nuit qui tombe pendant un rendez-vous est synonyme de la fin. Quand on perd la lumière du jour, on commence vite à penser aux cours ou au boulot du lendemain. On se demande si on peut rallonger, et on sait qu’on ne peut pas.

C’est aussi ce qui rend les moments passés ensemble si précieux. On profite de l’instant parce qu’il a vite fait de nous filer entre les doigts. C’est précisément pour cela que je passe ce temps à renifler ces cheveux lâchés sur mon épaule. Cette senteur m’enivre à chaque fois ; elle me rappelle ce qu’on a déjà vécu.

« Clément ?

-Dis-moi.

-Si tu étais une activité sportive, tu penses que tu serais quoi ? »

Pour une fois, je n’ai pas besoin de réfléchir quand elle me pose une question. Je sais déjà très bien ce que je serais.

« Je voudrais être de la course à pied. Pas celle qu’on fait en athlétisme et qui nous force à battre les autres pour obtenir satisfaction. Je parle du footing détente qu’on fait avec ses copains après une longue semaine, ou du contre-la-montre en solitaire qu’on fait pour relâcher les mauvaises ondes ou repousser nos limites. »

Elle lève sa tête et me regarde, l’air surpris.

« T’as répondu super vite. Tu savais que j’allais te poser cette question ?

-Non, ahah ! Je savais simplement comment y répondre.

-J’aimerais que tu développes un peu, si ça te convient.

-Bien sûr que ça me convient ! Qu’est-ce que tu racontes ! »

Je l’ai serrée dans mes bras et mes lèvres se sont naturellement posées sur son front.

« Je crois que j’ai répondu ça parce que c’est le sport que je préfère et pratique le plus souvent. C’est bête à dire mais j’aurais sûrement trouvé d’autres raisons d’aimer le handball si c’était mon activité favorite !

-J’aime cette façon de voir les choses… Mais alors, dans le cas de la course à pied, qu’est-ce qui te parle tant que ça ?

-Quand tu cours dans un parc, avec ta playlist dans les oreilles, que tu croises d’autres coureurs qui en ont aussi marre de faire du cardio, c’est tout bonnement royal. Ton cœur bat la chamade mais tu sais que tu n’as pas le droit de t’arrêter. Pas de mi-temps comme au football, pas de fin du match réglementaire au bout de quelques minutes comme au judo, pas de temps de récupération entre plusieurs répétitions comme en muscu. Si tu te lances dans une séance de course, elle peut durer une demi-heure comme quatre.

-Beaucoup d’autres sports pourraient correspondre à cette description mais rien ne me vient en tête alors j’apprécie juste comment tu tournes tes mots. »

Elle s’approche de moi, effleurant ma joue du bout du nez, puis l’embrasse. Sa délicatesse a laissé une douce chaleur sur ma peau, si bien qu’elle en devient écarlate sur le coup.

Le fleuve s’est assombri, les bateaux et leurs lumières défilent lentement sous nos yeux. Comme le printemps commence, les canards au plumage coloré s’amusent à attirer des femelles. Juste devant nous, un petit couple se promène. Leurs derrières se dandinent au rythme de leurs pattes orangées.

J’aime voir les animaux ensemble. C’est peut-être idiot mais leurs balades paraissent plus pures que les nôtres. Quand ces canards s’arrêtent pour piquer des morceaux de pain au sol, je sens beaucoup d’amour entre eux. Un partenariat amoureux naturel, sain, presque idéal.

Toutefois, sans prendre la peine de crier gare, Andréa m’extirpe de mes pensées pour me repeindre de rouge avec une nouvelle question.

« Peut-être qu’on ne pourra pas rendre ce moment éternel, mais je crois que j’aimerais bien qu’il continue chez moi. T’en penses quoi ?

-J’en pense qu’on va passer une sacrée soirée. »

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