« Lâche-moi ce foutu tel, elle ne va pas s’envoler ! »

Lucas a toujours détesté que je traîne sur mon téléphone alors qu’on passe un moment ensemble. D’habitude, c’est facile : je n’ai que deux ou trois messages et un fil infini sur Tiktok.

Je le verrouille, puis me mets à regarder de nouveau la télévision avec lui.

« J’ai conscience qu’Andréa et toi tenez le bon bout, et je suis même de tout cœur avec vous… Mais respecte un peu les threads horreur de Squeezie ! »

Seul l’éclat de la lune parvient jusqu’à nous, ce soir. On s’amuse à se faire peur avec mon colocataire et… il est vrai que ces vidéos fonctionnent un peu sur moi. J’ai toujours été une petite nature.

Avec Andréa, je m’évadais un peu. J’imaginais les dessins sur lesquels elle travaille en ce moment ; elle se faisait une joie de me les décrire, à l’instant.

« T’as raison. Je vais essayer de me concentrer, promis…

-Tu me dis ça comme si j’étais ton père et que je te punissais !

-Ah, gros… Si tu savais ce que disait mon psy sur les figures paternelles que j’essaie de trouver dans mes amis… »

Il est mort de rire. Toutefois, c’est un rire bienveillant. Lucas ne m’a jamais jugé et, honnêtement, je sais de moins en moins comment il fait pour m’écouter depuis si longtemps sans jamais céder.

J’essayais tant bien que mal de me concentrer sur la vidéo qui avait déjà atteint la moitié, mais les flashs des moments passés avec ma belle se sont multipliés, et j’ai accepté de les laisser pleinement repasser dans ma tête.

Je m’étais réveillé avant elle. Par les rideaux à peine tirés de la veille pénétraient la lumière du jour. Je m’empressai de les fermer pour éviter qu’Andréa ne tombe nez à nez avec le soleil. Son sommeil semblait serein. Chacun de mes pas était minutieux, chaque surface que je touchais du doigt me remerciait d’être aussi délicat.

Je crois encore que j’ai rarement eu une telle envie de me coucher de nouveau. Je me suis faufilé avec elle, sous la couverture. Elle paraissait si vulnérable, tellement moins aventureuse. Avec toute la douceur du monde, mon doigt glissait le long de sa joue. J’étais content de vivre ce moment-là, content de respirer son odeur, content qu’elle ne bave pas – ce qui aurait vraiment tout gâché ! – sur son oreiller.

Déjà, à cet instant, je me remémorais notre rencontre, la chance que j’ai eue de tomber sur elle. J’ai beaucoup remercié l’univers pour nous avoir rendus si complices, si particulièrement liés. Mon cœur battait depuis qu’elle m’avait bousculé, et ça allait de mieux en mieux. Mais bon, il fallait se rendre à l’évidence : elle aussi avait choisi de rester, de passer la nuit avec moi. Dans ma tête, c’était à peu près comme ceci :

« Comment savoir ce qui l’a aiguillée ? Comment savoir si elle a aimé ce moment parce qu’elle l’a passé avec moi, ou si elle a aimé ce moment parce qu’elle avait besoin de le vivre ? »

Je sombrais alors lentement dans les abysses des questionnements. Se poser trop de questions, c’est probablement ce qui me caractérise le plus. Si jamais je devais, un jour, lui apprendre qui je suis pour de vrai, je commencerais probablement par lui dire que je ne sais pas quoi lui dire.

« Quand je vois comment réfléchissent mes amis, il est clair que ce n’est pas pareil pour tout le monde. Certaines personnes sont vraiment attirées par d’autres personnes mais il y a aussi toutes celles qui aiment juste ce qu’on est capable de leur offrir… Qu’importent ses motivations, je me suis retrouvé dans ce studio, dans ce lit avec elle. Mais, qu’en est-il de la suite ? »

C’est peut-être le deuxième de mes défauts. Je suis si intense dans ce que je ressens. J’avais rencontré cette fille la veille et je me demandais sans cesse ce qu’elle me dirait en ouvrant les yeux. Au moins, j’ai l’impression d’être lucide sur ma personne, de pouvoir dresser une liste de mes problèmes sans sourciller. Cependant, est-ce suffisant ?

« Je suis un chic type et elle ne le sait même pas. Elle m’a choisi pour mon physique mais elle a déjà dû réaliser que je ne suis pas grand-chose à l’intérieur. Sans doute rêve-t-elle déjà du prochain, sans doute qu’il sera mieux que moi à tous les niveaux.

Qu’est-ce que j’ai fait pour elle ? Je l’ai fait rire ? Je l’ai guidée et poussée à rencontrer Automne ? Je lui ai fait du bien ? Je ne sais même plus. Je ne sais même plus si sa soirée était un peu mieux grâce à moi, ou si je l’ai au moins aidée à s’en échapper. »

Il me fallait un plan d’action. Il fallait que je sache quoi faire pour éviter de souffrir. Vu que j’étais dans son appartement, il était inutile de chercher un gilet pare-balles pour me protéger de ses tirs ; il valait mieux trouver ses armes et l’empêcher de s’en servir sur moi. Je voyais presque ce moment comme une guerre stratégique où le perdant aurait le cœur brisé, et je ne me voyais pas gagner.

« Il n’y a pas mille options. Elle va se réveiller. En ouvrant les yeux, elle va me dire qu’elle a bien dormi puis me demander comment je compte partir. Dans deux jours, elle m’enverra un message sur Insta. Ou peut-être dans un mois, je ne sais pas. Alors, je n’aurai qu’à me défouler dans la course à pied, ou je ferai enfin le pas de m’inscrire à la salle pour aller plus loin que le poids du corps, à l’appartement.

De toute façon, ça ne sera pas une surprise. Je réfléchis tellement aux pires scénarios que, quand quelqu’un me blesse, je réalise juste que j’avais tout prédit. »

Alors, elle se réveilla, tout en douceur. J’ôtai ma main par réflexe.

Elle se frotta les yeux, puis ils tombèrent presque directement dans les miens. Ma main était encore en suspension, tant mon appréhension avait pris possession de moi. Je crois qu’elle l’a compris. Le sourire qui s’est dessiné sur son visage, malgré la fatigue, me glisse à l’oreille qu’elle l’a compris. Elle se blottit contre moi, glissant ses mains sur mon dos encore nu.

« Clément ?

-Oui ?

-Merci beaucoup. Merci pour cette nuit. »