Première mission

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"Donc, tu dis que tu as vingt-trois ans ? dit le lieutenant Champmatthieu.

-C'est ça, répondit Jacques.

-T'es de la classe 1911 ? Ben mon pauvre vieux !"

Comme tous ceux dont le service militaire avait commencé en 1911, Jacques avait en effet vu son service militaire se rallonger au fur et à mesure que la situation européenne se tendait.

"Pauvre ? s'étonna-t-il. Ça fait trois ans que je suis un entraînement militaire. Tous les jeunots de dix-huit ans ne peuvent pas en dire autant. Et ceux de trente ans n'ont plus qu'un lointain souvenir de la manière dont on démonte une mitrailleuse, j'en suis à peu près sûr !

-Oui, il y a du vrai là-dedans, dit Champmatthieu. Enfin, espérons que la guerre sera finie à Noël, comme on nous l'a promis.

-Il n'y a pas de raison que ce ne soit pas le cas ! s'exclama Jacques en se levant - ils étaient assis, tout le bataillon, dans la cour d'une ferme à dix kilomètres du front, à attendre leurs ordres - pour s'étirer. Je vais faire un tour, mon lieutenant, si ça ne vous dérange pas."

Il n'y avait pas un trop grand relâchement dans la discipline simplement parce que Jacques n'avait pas attendu que le lieutenant mette fin à la conversation ou le congédie, parce qu'il était lui-même lieutenant et s'il s'adressait à Champmatthieu comme à un supérieur (''mon lieutenant'' au lieu d'un simple ''lieutenant''), c'était parce que Champmatthieu avait cinq ans de plus que lui et une moustache plus impressionnante que la sienne.

Champmatthieu regarda son voisin s'éloigner et se demanda s'il était vraiment aussi optimiste qu'il en donnait l'air ou s'il ne désirait simplement pas passer pour un défaitiste. En tout cas il retiendrait son nom - un nom étrange, même pour un Normand : Mivière de la Saussaie.

Oh, Jacques n'était pas aristocrate, non, sa particule venait du fait que deux familles Mivière vivaient à moins de dix kilomètres l'une de l'autre plusieurs générations plus tôt, et qu'elles n'étaient pas apparentées. Tout le monde avait pris l'habitude d'appeler l'une Mivière de la Saussaie et l'autre Mivière du Bourg, et le fils de l'un était inscrit sous le nom de Mivière-Dubourg, les trois fils de l'autre sous le nom de Mivière de la Saussaie.

"Eh ! Mivière !" lança subitement Champmatthieu pour rappeler Jacques, à qui il voulait dire quelque chose d'autre.

A sa grande surprise, deux garçons assis deux mètres plus loin se retournèrent comme un homme et demandèrent :

"Oui mon Lieutenant ?"

Champmatthieu sursauta.

"Mais il y en a combien des Mivière ? s'étonna-t-il. C'est pas comme si j'avais appelé un Martin !

-Trois dans ce bataillon, mon Lieutenant, répondit le plus vieux des deux, qui ne devait toutefois pas dépasser vingt ans. Notre frère Jacques et nous deux.

-Soldats Félicien et Michel Mivière de la Saussaie, mon Lieutenant, compléta le plus jeune.

-J'appelais votre frère, les informa Champmatthieu. Rompez."

Il était peut-être un peu trop formel, parce que les deux soldats ne s'étaient même pas levés, juste retournés depuis le sol où ils étaient assis, mais si on ne prenait pas le pli de la discipline maintenant, elle ne tiendrait jamais face aux obus allemands.

Jacques, qui avait entendu la conversation, revint vers Champmatthieu et dit :

"Mon Lieutenant ?

-Venez un peu avec moi, marchons, dit Champmatthieu en laissant son barda sous la surveillance d'un autre soldat.

-C'est ce que je m'apprêtais à faire mais vous m'avez retenu, dit Jacques sur le ton non du reproche, mais de l'observation.

-Alors faisons-le à deux."

Ils s'éloignèrent un peu et le lieutenant Champmatthieu dit au lieutenant Mivière de la Saussaie :

"Vous connaissez le coin ?

-Arras ? vérifia Jacques. Non, pourquoi ?

-L'état-major voulait un éclaireur, pour aller à vélo jusqu'au beffroi et demander au maire où les Allemands en sont. Mais il faut prendre les petites routes au cas où ils seraient plus proches qu'avant, et faut comprendre le patois local pour pas se faire pincer si ils sont déjà dans la ville.

-Je suis volontaire, dit Jacques.

-Tu parles le patois du Nord ? demanda Champmatthieu.

-Non, mais si j'entends quelqu'un le parler je pourrais le parler aussi - les langues régionales, c'est du français tordu, et j'ai l'oreille. Accessoirement, si j'en venais à croiser des Allemands, je pourrais aussi les écouter et rapporter leurs paroles.

-Comment ça se fait que tu ne sois pas affecté à la première ligne ? s'étonna Champmatthieu. Si tu parles allemand, tu pourrais écouter ce qui se dit dans les tranchées d'en face ! Mon cousin professeur de danois y est, et pourtant le danois et l'allemand ne sont pas la même langue !

-Eh bien, Monsieur, répondit Jacques, nous sommes tous affectés en première ligne, vous, moi, votre cousin... Seulement nous n'avons pas encore eu le temps d'y arriver."

Champmatthieu ne put qu'aquiescer à la justesse du propos.

"Où est le vélo ? demanda Jacques.

-Derrière la grange. Au passage, adressez-vous au capitaine qui est dedans et dites-lui que je vous envoie pour la mission à Arras.

-Bien mon lieutenant !"

Jacques quitta la cour et se dirigea vers la grange, sous le regard de Champmatthieu, qui avait presque envie de prendre un deuxième vélo et de le suivre pour voir s'il n'exagérait pas sa maîtrise du patois inconnu.

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