Premier bombardement

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Alors que Jacques pédalait vers Arras aussi vite que ses mollets le lui permettaient, Champmatthieu, qui avait résisté à son envie de vérifier ses talents de linguiste, rentra dans la cour et tira une cigarette de sa poche de poitrine.

"Eh, Mivière, t'as du feu ? demanda-t-il à Félicien Mivière, qui se tenait à un mètre à peine de lui.

-Oui, mon Lieutenant !" répondit Félicien en sortant le nécessaire de sa poche de poitrine.

Un roulement de tonnerre appuya son propos. Non, le ciel était bleu, ce n'était pas du tonnerre. C'était du canon. Aussitôt, les hommes, quoi que peu habitués à ce son, se dispersèrent et tentèrent de trouver un abri. Sauf Félicien, Michel et Champmatthieu, ce dernier ayant été cloué sur place par le bruit. Quand il put bouger de nouveau, Félicien avait allumé sa cigarette.

"Vous ne voulez pas vous mettre à l'abri ? s'enquit Champmatthieu.

-Soixante-quinze millimètres, modèle 1897, identifia Félicien à l'oreille. C'est nous qui tirons, pas de quoi nous inquiéter."

Un autre roulement, un peu différent mais d'une différence imperceptible à Champmatthieu, répondit au premier.

"Feldhaubitze, dix virgule cinq centimètres, modèle 1898, compléta Félicien. Les Allemands nous répondent. Mon Lieutenant, si vous tenez à courir vous abriter, c'est le moment. Michel, vas-y aussi, Maman m'en voudrait de te laisser mourir.

-Et vous, vous ne voulez pas vous abriter ? s'enquit Champmatthieu.

-Nous sommes hors de la vue des Allemands, Monsieur, répondit Félicien. S'ils nous atteignent, ils n'auront pas visé pour le faire, et dans ce cas leur obus a autant de chance de tomber sur la grange dans laquelle est l'état-major qu'au milieu de la cour, où nous sommes. Avec des chances égales, je préfère passer mon temps au grand air. Quitte à mourir, que ce ne soit pas comme un rat, piégé sous des décombres, mais comme un oiseau, foudroyé en plein vol."

Champmatthieu le dévisagea un moment. Michel interrompit sa rêverie en disant à Félicien :

"Tes arguments sont épatants, et pour cette raison je reste. Si je meurs, toi aussi, et comme ça Maman ne blâmera personne."

Champmatthieu sentit sous ces mots que Michel ne pensait pas à la mort comme une chose réelle. La guerre, les obus, la lettre jaune à la famille et les condoléances pour la mort en héros d'un fils frappé au champ d'honneur, tout cela, il n'y connaissait rien. On était seulement en octobre, cela faisait deux mois que la guerre avait commencé, et encore. Mais Champmatthieu avait déjà perdu deux frères ''au champ d'honneur'', et il avait une idée plus précise qu'eux de ce qui arrivait vers eux, de ce qui les attendait une fois en première ligne.

"Mais vous arrivez vraiment à différencier les obusiers au son ou vous faites semblant ? demanda-t-il subitement à Félicien.

-J'y arrive vraiment, mon Lieutenant, répondit Félicien. Ils sont aussi différents pour moi que le cri d'un canard du hennissement d'un cheval.

-C'est extraordinaire, dit Champmatthieu. Votre frère parle allemand, c'est ça ?

-Oh, dit Félicien avec une moue. Il se débrouille dans toutes les langues germaniques - notre mère est danoise avec du sang anglais, et il est très réceptif à l'apprentissage des langues étrangères.

-Et vous, Michel ? demanda Champmatthieu. Vous aussi vous êtes un miracle ambulant ?

-Ça dépend si la cantine est ambulante, répondit Michel avec un sourire espiègle. Mais il paraît que je cuisine plutôt pas mal."

Le capitaine Dubois sortit à cet instant de la grange et, entendant les derniers mots de Michel, il lança :

"Tant mieux ! Notre cuisinier s'est cassé la jambe sur le trajet - vous avouerez que c'est bête quand on part au front de se blesser en trébuchant en haut d'un escalier - et nous avons besoin d'un autre. Venez donc ici, on a rentré sa cantine pour éviter que les ballons allemands ne nous repèrent. Voyez ce que vous avez comme ingrédients et préparez le déjeuner de la troupe. Si personne ne meurt empoisonné, vous conservez le poste."

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