I

5 minutes de lecture

I

 

 

 

Le printemps dans vingt jours qu’il avait dit le type de la radio !

— Mon cul ! pensa -t-il. Il est là depuis décembre ! Les amandiers en fleur, ça trompe pas et je les ai vus moi, avant le réveillon !

Oui, mais voilà que l’hiver revenait et que le froid n’avait pas quitté Greg depuis la sortie de son duvet ce matin. Il était entré dans ce bistro pour investir le fruit de la manche dans un canon de vin ou deux. Puis il ferait la poubelle de la pizzeria voisine avant que les boueux ne passent, pensait-il.

Il se donnait ainsi quelques minutes de répit à la rue avant la longue marche dans le froid jusque sous un pylône de l’autoroute où il avait aménagé sa « turne » comme il l’appelait. Une cabane de palette sous laquelle il avait tendu une tente.

— Mon cul ! répétait-il à haute voix, puis il débitait le reste en pensée en marmonnant tout en dodelinant de la tête.

— Greg ! ta gueule ! Sinon tu files ! avait crié le patron.

Il avait ses habitudes et son passage à « L’instant T » était toléré depuis quelques jours depuis en fait le dernier assaut d’un hiver poussif jusque-là. Il n’était pourtant pas chien ce bistrotier-là.

Mohamed était sur la table d’à côté à se réchauffer les doigts sur la tasse d’un chocolat chaud. Il observait son voisin en guenilles, grand, voûté et des mains énormes, dans ce café presque vide, l’heure de l’apéro passé. Il n’était pas loin d’y ressembler au Greg, avec sa barbe de huit jours. Seules ses fringues propres l’en distinguaient. Il aurait bien pris une douche chez Carrière, mais il était parti dans son château avec la Michue, et Farie n’était plus dans sa vie depuis six mois. Ce soir, il avait un coup de blues, elle lui manquait.

C’est la vie ! pensait-il.

Et sa vie en négatif même avec un coup de nostalgie derrière la nuque prenait du relief en observant le Greg.

Leurs regards se croisaient de temps en temps, mais celui du Clodo le fuyait. Le commissaire vint s’asseoir auprès de lui.

— Vous permettez ?

Greg ne répondit pas.

— Puis-je vous offrir... ?

Le clodo tendit son verre en guise de réponse après avoir vidé le dernier tiers cul sec.

Est-ce le cafard qui avait conduit Bakar à la table de ce pauvre hère ? Probablement une solitude commune qu’il pensait rompre ainsi.

— Sale temps ! fit Mohamed pour dire quelque chose.

— C’est le printemps bientôt putain qu’il a dit le type ! fit Greg à haute voix en guise de réponse.

Le patron lui fit les gros yeux derrière le comptoir.

L’homme enchaîna à voix basse en rapprochant sa gueule émaciée et ridée de celle du commissaire comme pour lui dire un secret. Là, dans l’oreille, entre eux deux, comme de vieux amis, et Mohamed joua le jeu et tira sa chaise.

— C’était le printemps aussi… cette année-là… On était monté là-haut. Il tendit un index vers le plafond.

— Où ça là-haut ? fit Bakar soudain capté par ces quelques mots que l’homme semblait offrir par le ton de sa voix.

— Là-haut à l’Aigoual, quoi ? Hé ! t’es largué mon pot, hein ? fit Greg en avalant une première gorgée du verre de rouge qui venait d’atterrir devant lui.

Largué, le commissaire le serait durant la bonne demi-heure où le clochard lui conterait un récit désordonné et halluciné entrecoupé de détails curieusement précis.

— C’était pour Pâques, il faisait beau, ça oui ! Et ma femme aussi, elle était belle.

Elle devait l’être, Mohamed aurait pu la reconnaître dans la rue rien que par la description que l’homme en faisait.

Tout avait bien commencé dans la salle de danse du centre de loisirs. C’était le soir…

— Un petit apéro ! Tu vois mon pote ! Pour commencer ! Une pizza, un saucisson de pays que l’on tranche sur une table avec le Laguiole. Et la patronne était belle, ho, putain ! Son, regard, son cul ! Elsa qu’elle s’appelait.

Quand il parlait d’elle, la patronne et de son cul, il s’écartait de la table pour mimer avec les bras ce que l’on pouvait faire avec.

Puis tout s’embrouillait à nouveau. Son regard devenait dur, une rage muette semblait le saisir et son visage se figeait dans une grimace sinistre. Il s’approcha un instant pour dire l’air mystérieux.

— Je les ai retrouvées mortes dans les chiottes en bas, comme je te dis, du sang partout, Oouais !

— Mais de qui parles-tu, là ? demanda Mohamed surpris.

Mais l’homme reprit son monologue d’un ton léger sans répondre.

— On a dansé toute la nuit et Céline est partie pour je ne sais quelle migraine. Je ne l’ai plus revu vivante. Mais je sais que c’est lui, le mec avec la tête d’ange, et j’y ferai la peau !

— Qui, lui ?

Il sortit d’un vieux portefeuille élimé et bourré, une vieille photo de groupe aux couleurs ternies par le temps. Il posa un gros doigt dessus censé désigné son tueur à tête d’ange. Il ne fit qu’écraser le papier avec l’agilité d’un poivrot…

Bakar lui demanda d’être plus précis, mais en vain, Greg était dans un monologue qui ne souffrait pas de suspension. Dans ses souvenirs, dans cette soirée sûrement dramatique, mais donc Mohamed ne saisissait avec netteté que le mobilier de la salle, la saveur de la pizza ou du saucisson, le rythme des chansons qui sortaient de la sono avec la couleur des spots, et les rondeurs de la « patronne » qui allumait sec.

— Ha, Image, « les démons de minuit » ! Greg se leva et mima quelques pas de danse déhanchés. Elle était bonne sur les carreaux la salope ! Elle m’a montré son souterrain ! Chut ! Il y avait un souterrain, dans le placard à balais et je l’ai dépoussiéré. Fit-il d’un air coquin et mystérieux.

Et il refit son geste obscène en balançant son bassin avant !

Le patron posa une main sur l’épaule de Bakar.

— Je vais fermer commissaire…

Il sursauta, comme réveillé d’un rêve étrange. Il y était aussi dans cette soirée entre copains qui aurait mal fini ? Ou bien Greg rêvait-il aidé par les quelques canons de rouge de trop qui dansaient dans son estomac vide de solides. Un rêve pornographique, étrange et sanglant pendant lequel l’homme offrait à son visage le sinistre masque de Scream et à son regard la lueur de la haine.

Ils sortirent. Bakar acheta deux pizzas pour le Greg et le raccompagna en fourgon vers sa « turne » sous le pont de l’autoroute qui traversait le périph à deux ou trois kilomètres de là.

Sacré Greg ! Il lui avait refilé un avorton de piste de crime, mort né. Comme ça, par hasard. Et le bébé bleuâtre était dans les bras du flic à présent. Il était recroquevillé là dans les circonvolutions de son cerveau et lui ferait passer une nuit de merde sans doute.

Quelques flocons de neige millimétriques dansaient déjà.

— Salut mon pote à la prochaine !

Mohamed le salua d’un geste et sans mots dire. Il n’y aurait pas de prochaine. Il ne laissa de lui dans le fourgon qu’une odeur d’alcool, de sueur et la photo aux couleurs délavées sur le caoutchouc du tapis. Bakar la remarqua quand il arrêta son véhicule sur la place du « quartier d’Espagne », un coin calme de Nîmes, au bord d’un cadereau sur la route d’Ales.

Annotations

Vous aimez lire Guy MASAVI ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0