La voiture blanche

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Journée difficile, soleil persistant, j’ai hâte de retrouver mon chez-moi. Pendant que j’écoute distraitement le babillage de ma puce de huit ans sur la banquette arrière, je revisite les discussions que j’ai eues, je me remémore les choses à faire, je me projette dans le futur et me désole de mes limites d’actions. Pourquoi ne suis-je pas dotée de supers pouvoirs si je ne les utilise qu’à bon escient ?

En parallèle, je surveille la route, un peu ailleurs. C’est un chemin familier, un rituel sécurisant.

Mon œil accroche la voiture blanche qui roule devant moi alors que j’appuie sur l’accélérateur. Machinalement, j’évalue la distance pour ne pas aller trop vite, et ne pas perdre non plus de ce temps qui me devient si précieux. La route est dégagée, comme souvent dans ce secteur. J’en profite pour augmenter encore la vitesse, comme le font de nombreux conducteurs au sortir du rond-point.

Deux cent mètres devant moi, la voiture blanche se déporte brusquement sur la droite. L’énorme fossé prévu pour l’évacuation des eaux de pluies qui aboutissent souvent à des inondations dans la région est sur sa trajectoire. Sans ralentir, portée par sa vitesse initiale, la boîte blanche tressaute et bascule avec fureur d’un côté à l’autre. Elle va se renverser ! Je vois déjà le tonneau arriver et la voiture s’échouer sur le toit, mais non. J’ai le sentiment que cela dure une heure. Sans réfléchir, mon pied a lâché la pédale d’accélération. Je fixe la forme blanche en priant et en répétant « Non, non non… ».

Enfin, celle-ci se stabilise sur les quatre pneus, dans le creux de terre sans pour autant arrêter sa course folle. J’avance à présent au pas et le véhicule blanc s’encastre dans le premier arbre fièrement enraciné dans la cavité qui l’abrite. Le bruit de ferraille m’arrache les tripes, terrifiant, glaçant. La bouche sèche, les yeux écarquillés, j’observe les branches qui tombent sur le toit de la masse blanche, comme une remontrance à cette attaque à mère nature. Le bruit se répercute dans ma tête. J’ai mal, j’ai peur, je suis aussi secouée que si j’étais dans cette voiture.

Vite, je me gare en prenant soin de ne pas perturber la circulation et de ne pas être trop prêt. Dans ma tête s’enchaînent les obligations. Rester calme, s’assurer du nombre de victimes, attention au départ de feu, ne pas bloquer la route, laisser la voiture plus loin pour ne pas gêner les secours à leur arrivée. Un motard me dépasse et range sa moto devant la voiture à demi enterrée. Vite ! Plus vite !

Ma fille s’affole « maman qu’est-ce qui se passe ? », je l’apaise d’un rapide « maman revient. » qui ne rassure que moi, mais mon urgence est ailleurs : m’assurer de l’état et du nombre de personnes prisonnières de la boîte car personne ne sort.

Et s’il y avait un bébé ou un enfant ? Oh non ! Vite ! Je cours, m’envole vers le véhicule. Le motard enlève ses gants, ses mains tremblantes s’avèrent maladroites.

Au volant, une femme, ni jeune ni veille. J’évacue la question, je suis nulle pour deviner les âges. J’accroche son regard, hébété, comme ailleurs. Elle répète « Aidez-moi, aidez-moi » en une litanie brisée. La rassurer, savoir s’il faut sortir un enfant…

« Ne vous inquiétez-pas, nous allons appeler les secours », je cherche mon téléphone mais je l’ai laissé dans la voiture. J’enchaîne les questions obligatoires en évaluant le choc. Le devant est en accordéon, un élément et le pare-chocs ont été éjectés plus loin. Son visage ne présente aucune coupure visible à cette distance, le pare-brise s’orne d’une multitude de fissures de formes variées mais il a heureusement résisté au choc. Une chance ! Je ne vois aucune trace de départ de feu. Ouf ! Pas de blessures ouvertes visibles non plus. Les portes sont fermées, l’airbag s’est déclenché, la ceinture de sécurité est décrochée et l’enserre partiellement. Je ne vois personne, mais je dois être certaine.

Êtes-vous seule, madame ?

Son regard perdu me remue de l’intérieur, tant je la comprends. Sans être grosse, elle a de bonnes rondeurs. Je voudrais descendre et la sortir de là, la soigner et lui dire que c’est fini. Je ne peux pas. Garde le contrôle, y-a-t-il d’autres victimes ? Les vitres arrières sont fermées, impossible d’être sûre.

Êtes-vous seule dans le véhicule, y-a-t-il des enfants, un passager ?

— Non. Seule.

Son murmure me soulage, je sais qu’elle va s’en sortir, mais je n’aurai pas juré de l’état d’un enfant. Elle est consciente et réagit aux questions. C’est bon signe. Le motard a enlevé ses gants.

Il faut appeler les pompiers, c’est quoi le numéro déjà ?

Je cours à nouveau à ma voiture, saisi mon téléphone, déverrouille l’écran, compose le 18 en revenant vers le motard et la dame. Celui-ci m’indique qu’il est déjà en ligne et que ça sonne. Je raccroche, un appel suffit. Ma fille m’a suivie, je me refuse à la laisser seule et paniquée dans l’habitacle de la voiture. Elle pleure toutes les larmes de son corps, et vient se blottir contre mes jambes. Je tente en vain de la calmer, son inquiète pour la dame qu’elle voit souffrir est trop écrasante.

Le standard demande le numéro du département, l’homme répond. Il nous bascule car nous avons atterri dans le département voisin. Comme si cela n’était pas assez long et stressant ! Je m’agace intérieurement, mais ne le montre pas. Seul un soupir agacé franchit mes lèvres. Le motard a toujours son casque, tenant le téléphone devant. Il est jeune. De nouveau, je rassure la dame, puis ma fille, examine les lieux, l’état de la voiture.

Un homme s’approche, il se présente comme secouriste. Ravis, nous le laissons descendre la pente et discuter tout bas avec la dame qui se plaint de douleur à la poitrine.

Les secouristes répondent enfin. Le jeune motard leur indique qu’il y a eu un accident non loin du rond-point X. Cependant, son interlocuteur à des questions précises, il veut savoir où se situe l’accident. Le jeune motard, aux mains toujours tremblantes, regarde autour de lui cherchant dans le décor une forme familière permettant une indication. Mes réflexes sont là, je camoufle ma terreur et réponds plus rapidement :

À côté de la prison de Ville.

— Un seul véhicule ?

Il approuve.

— Combien de victimes ?

— Une dame et…

Il semble encore chercher ses mots, alors j’inspire et poursuit à sa place, donnant les informations nécessaires.

Un seul véhicule accidenté, une dame au volant, seule. Elle a quitté la route seule, et la voiture est dans le fossé en bordure de route.

Le motard me donne son téléphone et enlève son casque. Je réalise que mes mains ne tremblent pas, ce qui me surprend. En même temps, je poursuis :

La victime est consciente et répond aux questions. Pas de blessures apparentes, mais la dame est choquée et souffre de douleurs à la poitrine.

Lorsqu’il m’interroge sur son âge, je bloque. Je ne le connais pas ! Je répète la question à haute voix, et le motard, enfin libéré de son casque passe le téléphone au secouriste penché à la fenêtre. Celui-ci s’entretient avec les urgentistes, je devine qu’il leur transmet les données qu’il vient de collecter. Une dizaine de secondes et il raccroche. Attendre, maintenant. Je sens que ça va être long.

Mes yeux balaient sans cesse le corps de la dame, cherchant ce qui a pu m’échapper ou un nouvel indice de blessure. Je remarque son ventre proche du volant. Elle me fait penser à moi, je me dis souvent qu’en cas de choc le volant me ferait mal. Il pourrait y avoir un bébé dedans. Heureusement qu’elle n’est pas enceinte.

Deux minutes plus tard, c’est ma fille, les yeux rouges, le visage trempé d’eau salée qui s’alarme « maman, elle n’est pas enceinte la dame ? ». Je souris, j’ai la réponse. Enfin du positif.

Non ma chérie, elle a un peu de ventre, c’est tout.

Je respire, contrôle ma respiration. Que dois-je faire d’autre ? Je me sens inutile et impuissante. Je surveille ma fille que je rassure au mieux. Elle ne crie pas, mais pleure beaucoup, se colle à moi. J’ai beau lui répéter que tout ira bien, que la dame a mal car elle a été secouée, que rien n’a mis sa vie en danger, que l’on ne peut pas la sortir car le travail des pompiers consiste à le faire mieux que nous, rien n’y fait.

Le secouriste se retourne pour me chuchoter : « elle est enceinte. »

Non !?

Elle est enceinte ?

Je répète bêtement, refusant d’y croire, refusant l’horreur. Ce n’est pas possible, mais il confirme. Elle l’aurait dit depuis. La réalité me percute et j’ai du mal à respirer. Non ! Pas ça ! J’observe son ventre, comme pour y chercher un démenti. Il est un peu rond, un peu flasque. Rien de déterminant. Oh mon Dieu ! Ma puce l’a entendu et me réclame une approbation. Prends sur toi, tu ne peux rien faire d’autre que consoler ta fille.

Pourquoi le temps passe-t-il si lentement ? Que font-ils tous ? La caserne est à proximité, à cinq minutes de là. Ah, oui, je me souviens : ils n’interviennent pas avant la sécurisation de la zone par les policiers. Une femme avec des cheveux courts et rose nous rejoint. Elle est douce, gentille et rapidement prend ma puce sous sa coupe, émue par sa détresse. La pauvre ne comprend pas pourquoi les pompiers ne sont toujours pas là.


Enfin, une voiture de police s’approche, se gare. Un agent en sort. Il ne me rend pas mon pitoyable sourire. Le deuxième est encore plus taciturne. Super, c’est rassurant pour une victime traumatisée ! Le premier me demande ce qui s’est passé. Je répète mon résumé avec application, tachant de ne rien oublier, l’informe de sa grossesse. Sa grimace est éloquente, il descend dans le creux et interroge la dame.

Le deuxième commence à baliser la zone, procède à l’évacuation des personnes présentent. L’adorable femme aux cheveux roses offre une bouteille d’eau à ma puce et repart dans son carrosse. Je lui lance des mercis un peu tardifs avec dans le cœur une immense reconnaissance pour sa patience et sa bonté. C’est ma bonne fée. Ma fille revient se glisser contre mes jambes. Je la cajole et l’entoure de toute ma tendresse, lui assure que tout ira bien pour celle qui est devenue « notre accidentée ».

Avec le motard, nous sommes toujours là. Les policiers ne me demandent pas de partir. Je suis témoin. Je m’en serai bien passé. Un nouveau véhicule s’arrête. L’homme veut aider. Un autre secouriste. C’est réconfortant. Les policiers lui indique avoir la situation en main et il repart un peu dépité, un peu perdu.

Le motard ouvre la portière du côté passager, il donne le sac et des objets aux policiers qui récupèrent le gros sac à main noir. Ils en extraient les papiers, vérifie nom, adresse, date de naissance. Je n’entends pas ce qu’ils disent, occupé à soutenir ma fille, à lui détailler la procédure.

Le camion rouge des pompiers se gare derrière ma voiture. Je regarde les deux premiers pompiers s’avancer, me demander qui est blessé. Je leur indique qu’il n’y que la dame, coincée dans sa voiture blanche. Je me sens seule, inutile. L’adrénaline retombe. Je me surprends moi-même pour avoir agi avec suffisamment de sang-froid et d’efficacité. Je m’impressionne, mais je sais que je ne dois pas craquer pour ma fille.

Je décide de laisser les secours travailler sans être importunés et confie mes coordonnées à l’agent que j’informe de mon départ. Je l’interroge sur la démarche à suivre pour pouvoir prendre des nouvelles de la dame, mais je me heurte à un sibyllin « je ne sais pas, essayer d’appeler le central ». Il ne semble pas lui-même convaincu par son conseil. Génial ! Pas très humaniste tout ça.

Durant la soirée, j’ai laissé ma puce raconter son vécu, j’ai rabâchée que tout irai bien pour la dame, sans pouvoir rien promettre pour le bébé.

Dans son malheur notre accidentée, elle a eu énormément de chance, il y avait pleins d’arbres alentours que le véhicule aurait heurté de plein fouet s’il n’avait pas été ralenti, même sur une courte distance, par le fossé.

Le lendemain la voiture n’était plus là, comme s’il ne s’était rien passé. La vie continue, mais un peu de moi, de nous, est resté là-bas.

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