Chapitre 36

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« Qui que tu sois, ta main gardera ma marque. Je te reconnaîtrai. Et si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi. », Le Bossu, Paul Féval

Fanny patientait, un livre à la main, sur un banc de pierres blanches entouré d'arbres morts. La neige qui recouvrait la cour de la chapelle Saint André se cristallisait tandis que l'hiver s'éternisait. L'air frais embaumait les narines de l'adolescente, silencieuse, et les brises glacées la faisaient frissonner. La petite église, que la ville avait depuis longtemps abandonnée, était toujours vide de monde. Aussi la jeune fille s'y rendait régulièrement, la considérant comme un lieu calme particulièrement agréable. Elle croisait ses jambes maigres dans une pose spontanée, et ses petits doigts gantés tournaient délicatement les pages de son ouvrage. Son bonnet était aussi gris que le ciel, et sa petite robe noire habillée d'un long manteau cendré. Car depuis les fêtes de Noël, la lycéenne avait repris goût aux tenues que sa mère qualifiait de "féminines". En se découvrant dans le miroir, elle s'était trouvée moins ridicule qu'elle ne l'aurait cru, et avait renouvelé sa garde robe en achetant des vêtements que Madame Rita-Lans approuvait, pour une fois. Pourtant, elle ne délaissait pas non plus les sweats confortables et les jeans que sa génitrice trouvait sans goût ni couleur. C'était une part d'elle qu'elle ne pourrait jamais abandonner.

Lorsqu'elle referma le roman dans un geste calme, elle soupira, le plaqua contre son torse, et sourit, pensive. La belle histoire de Nos étoiles contraires venait de prendre fin, et Fanny se remémorait tous les passages qui l'avaient marquée. Enfin, des bruits de pas s'enfonçant dans la neige la réveillèrent, et elle avança un peu la tête pour reconnaître les arrivants derrière le végétal au feuillage argenté. Six bottes sombres martelaient le sol sans bavure, et leurs propriétaires grinçaient des dents à chaque enjambée. Enfin, les individus s'arrêtèrent près du banc et sourirent à la jeune fille troublée.

- Bonjour toi !

Fanny manqua de s'évanouir lorsque celle qui avait parlé la rattrapa à la dernière seconde.

- Et bien, et bien ! Que d'émotions !

La chevelure noisette chercha à se remettre lorsqu'une poupée scandinave s'approcha pour lui soulever le menton. Ses grands yeux clairs étaient divins, ses pommettes parfaites, ses lèvres bombées et son visage serein.

- On arrive à te faire cet effet là alors qu'on se croisait encore hier ? murmura-t-elle de sa voix de velours.

Sur les trois filles, une seule se tenait en retrait. Le regard ailleurs, elle fronçait les sourcils comme si ce qui se déroulait portait à réflexion.

- Qu'est-ce que c'est que cette chose ? lança la belle blonde en arrachant le livre des mains de Fanny.

Incapable d'émettre le moindre son, cette dernière laissait les adolescentes se moquer sans saisir exactement ce qui se disait.

- Ah mais je connais ce bouquin à l'eau de rose ! Ça parle de deux petits leucémiques en fin de vie : un unijambiste et une fille qui a un tuyau dans le nez.

L'étudiante commença à arracher les pages du livre sous les yeux horrifiés de Fanny.

- C'est marrant, reprit-elle, je me suis toujours demandée pourquoi les textes qui parlent de personnes déficientes font fureur... En tout cas, toi, tu dois te sentir concernée.

Ce fut lorsque l'adolescente jeta le roman à terre que Fanny se précipita pour le récupérer. Ses tyrans la saisirent alors par les épaules et la forcèrent à reprendre sa place sur le banc. Puis la jeune fille aux cheveux noirs claqua des doigts, et la lycéenne à l'écart la regarda.

- Qu'est-ce que tu fais ? T'es bien silencieuse aujourd'hui !

La requise redressa la tête, étudia la situation, puis se décida. Elle fit trois grands pas, obligea Fanny à se lever et la gifla sans prévenir.

- T'avais raison, ça fait un bien fou ! rit Mathilde en secouant la main.

Dans la neige jusqu'au cou, la victime n'avait pourtant pas froid. Elle sentait la brûlure de la claque sur sa joue et toute la peur réchauffait son corps.

Cherchant à avancer sur le sol tel un militaire sur le champ de bataille pour se couvrir des balles, la proie fut pourtant arrêtée dans sa fuite désespérée, et encore une fois redressée. Ce fut alors Sophie qui la gifla, et Fanny adopta une position fœtale pendant que les autres s'extasiaient.

- Merci Mathilde, dit l'étudiante en plaçant une main sur l'épaule de son amie. Grâce à toi, on voit à quel point l'Affreuse est prévisible. Elle choisit toujours les mêmes endroits pour se planquer... Ç'en est pitoyable !

La grande fille aux yeux bleus nuit se baissa et scruta le souffre-douleur avec supériorité.

- Alors Bébé, c'est quoi l'histoire ? Maman a une sonnette qui lui rappelle de te frapper tous les week-ends et tu pars te réfugier auprès des autres vierges ?

Seule Fanny vit Mathilde sursauter quand elle osa un œil vers ses bourreaux. Puis elle se protégea de nouveau la tête, toujours sans bruit, et ne regarda plus Sophie, de peur de prendre un énième coup dans la figure.

- On avait prévu un super plan pour te mettre la misère l'autre jour. Mais ton précieux Gatien n'a pas pu s'empêcher de s'interposer pour te sortir de là ! rugit encore la lycéenne, plus furieuse que jamais. On s'est donc dit qu'on méritait bien une compensation.

La tortionnaire se redressa, puis envoya un premier coup de pied dans les genoux de sa cible − qui gardait sa position de défense −, puis un deuxième, un troisième, et continua ainsi jusqu'à ce que le souffle lui manque. Ensuite, elle proposa aux autres de taper à leur tour. Charlotte ne se fit pas prier, et continua les attaques de sa prédécesseur en s'amusant follement. Enfin, ce fut à Mathilde de faire ses preuves. L'étudiante observa un temps la prise qui avait toujours cherché à garder le silence, puis cogna la misérable sans sembler tiraillée par un quelconque sentiment de honte.

- Montre-nous tes grandes dents maintenant, lança Sophie en forçant Fanny à montrer sa tête pour retrousser ses lèvres.

Effrayée, la tête de Turc sentit sa maudite première larme s'écraser sur sa joue bleutée.

- Tu sais quel est l'avantage des églises ? souffla la fille aux cheveux noirs. C'est qu'elles sont toujours ouvertes.

Alors elle siffla derrière elle, et Mathilde s'approcha de la porte de la chapelle. La lycéenne l'ouvrit, puis en entoura la poignée d'un petit fil solide. Quand elle se fut assurée que le fil tenait bien, elle envoya la bobine à Sophie qui jouissait déjà. Charlotte se plaça derrière Fanny et la maintint fermement. Alors celle-ci comprit ce qu'on allait lui faire, et cria de toute ses forces. Se débattant comme elle pouvait, Fanny pleurait désormais à chaudes larmes lorsque la barbare arracha le fil pour en enrouler l'extrémité autour de sa dent de devant. En cherchant à la mordre, le souffre-douleur reçut une claque qui l'assomma quelques secondes. Mais ces secondes suffirent à la tortionnaire pour finir son travail. Lorsque la condamnée rouvrit les yeux, Mathilde tenait une main sur la porte entrouverte et fuyait son regard.

- Fais-le ! s'exclama Sophie à l'adresse de celle-ci.

Fermant les yeux, l'exécuteur cherchait le calme quand la tête de Turc gémissait sans plus se mouvoir, par peur de faire un geste trop brusque. Enfin, le bourreau plongea, malgré lui, ses prunelles grises dans celles de sa victime, et se sentit fondre. Les joues de sa proie étaient inondées de larmes et ses grands yeux tristes le suppliaient de ne rien faire. Alors la main de Mathilde se souleva, et se rabattit d'un coup sec contre la porte.

Un véritable film d'épouvante s'ensuivit. Fanny hurlait à la mort et tenait à peine debout. Le sang, d'abord goutte éphémère le long de ses lèvres, se déversait ensuite en un torrent effrayant et morbide.

Affolées par l'horreur qu'elles découvraient et qui dépassait de loin tout ce qu'elles avaient pu imaginer, Charlotte lâcha l'agonisante, Sophie recula, et Mathilde se figea sur place. Blêmes, les filles regardèrent leur victime s'écrouler sur le sol, et restèrent muettes de stupeur. Quand elles retrouvèrent suffisamment d'esprit pour penser à s'enfuir, seule Mathilde se fit attendre. Le boucher était au-dessus de la dépouille et cherchait vainement à comprendre la scène. Allongée dans la neige, la malheureuse n'était plus qu'un corps à l'apparence sans vie. Ses lèvres meurtries baignaient dans une mare écarlate et sa silhouette frêle rappelait celle d'une enfant. Désarçonnée par la peine qu'elle ressentait, Mathilde se baissa et tourna le visage de Fanny vers elle.

- C'est dommage... Si tu avais été belle...

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