Chapitre 37

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Tête couchée sur un oreiller lilial, la petite fille dormait. Dans la pièce, l'air était doux et les rayons du soleil bienveillants. Lorsque ses rêves s'évanouirent, l'enfant sentit toute la délicatesse des draps sous ses doigts, et sourit. La couette, protectrice, avait quelque chose de maternel. Elle l'enveloppait dans une chaleur agréable, la retenant ainsi dans son lit. Tout était parfait, au point que la fillette se refusait à quitter ce cocon éternel, ce berceau rassurant...

Mais bientôt, tout ce qu'il y avait de pur et de merveilleux sombra dans le chaos... L'enfant tourna la tête vers le coussin et son visage pâlit. La couleur opalescente du tissu avait fait place à un rouge trop vif pour ses yeux ; et la petite quitta le lit. Les draps doucereux étaient devenus froids, glaciaux, même, et l'atmosphère inquiétante. Le ciel, désormais tempétueux, eut pour effet d'ouvrir la fenêtre qui laissa circuler un vent terrible. Prise d'une sensation étrange, l'enfant posa ses doigts sur ses lèvres gercées, puis les regarda avec effroi. Un liquide amarante glissait le long de ses mains innocentes, et les murs comme le sol de la chambre se teignirent d'une peinture sanguinolente. Enfin, des mots grossiers apparurent sur l'un des murs, dégoulinant d'une encre noire putride, où la fillette put lire : "Réveille-toi."

Fanny ouvrit les yeux tandis que les premières gouttes de pluie tombaient sur son visage. Engourdie, elle chercha à se relever sans comprendre la situation, puis plaqua une main sur sa bouche enflée. Les yeux exorbités, elle ressentait toute la douleur que sa dent arrachée avait provoquée. Sans réfléchir davantage, elle ramassa un petit tas de neige et le fourra dans sa bouche en se retenant de hurler pour ne pas recracher la glace. D'abord vacillante, elle se reprit peu à peu et respira profondément en fermant les yeux. Elle dut reprendre plusieurs fois de la neige pour remplacer celle qui finissait par fondre, et resta assise ainsi pendant plusieurs minutes, sous une averse et un vent infernal. Se décidant finalement à partir, elle se redressa plus facilement et monta sur le vélo qu'elle avait laissé près d'un arbre. Elle souffrit durant tout le trajet qui la ramenait chez elle, et, une fois arrivée, se dirigea immédiatement vers le congélateur pour sortir de la glace et la poser sur sa joue. Prenant place sur une chaise de la cuisine, elle garda les yeux clos jusqu'à ce que Madame Rita-Lans rapplique.

- Ah c'est pas trop tôt ! Je commençais à m'inquiéter par ce temps...

La mère de famille écarquilla les yeux.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- De la glache, répondit difficilement l'adolescente.

- Je sais bien que c'est de la glace ! Mais pourquoi t'en sers-tu ?

Fanny retira douloureusement le paquet et ouvrit la bouche avec plus de mal encore. Madame Rita-Lans se rapprocha alors et découvrit le trou que la dent disparue avait laissé.

- Seigneur ! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?!

La souffrante était incapable de faire le récit de ses aventures à sa mère. Aussi la laissa-t-elle quitter la pièce sans déplaisir, avant de déchanter. À son retour, la génitrice portait manteau et chaussures et observait sa fille avec gravité.

- On va aux urgences.

Fanny grimaça et dut faire un effort surhumain pour reprendre la parole.

- Cha ne chert à rien.

- Si, on y va.

- Beaucoup de gens perdent leurs dents.

- Je refuse de te laisser dans cet état.

- Prends plutôt un rendez-vous chez le dentichte.

- Ça, ce sera l'étape suivante. Je ne connais pas grand chose aux premiers soins, mais je sais que les infections se produisent.

La jeune fille souffla et se redressa.

- Je chuis trempée, dit-elle en sentant pour la première fois l'eau alourdir ses vêtements.

- Peu importe, lança Madame Rita-Lans, tu te changeras quand on reviendra.

- Tu veux pas que j'ai une infecchion des dents mais tu te moques que j'ai une p... peumo... peumonie.

- Une pneumonie. Et le fait que tu n'arrives pas à dire ce mot le met effectivement en second plan.

- Ch'est auchi une infecchion.

- Presse-toi Fanny ! s'énerva la génitrice.

Résignée, l'adolescente suivit sa mère jusqu'à la voiture et pensa avec autant de cynisme que de tristesse que l'hôpital était devenu sa deuxième maison. Lorsqu'elles arrivèrent aux urgences, les brancards envahissaient les couloirs et le personnel semblait dépassé. Pourtant, Madame Rita-Lans ne rebroussa pas chemin, et se rendit à l'accueil comme si le cas de sa fille était plus inquiétant que celui de tous les autres patients réunis.

- Oui ? fit une vieille femme en blouse d'infirmière.

- Bonjour, ma fille vient de perdre une dent.

La quasi retraitée haussa les sourcils et prit un air ennuyé.

- Vous n'avez qu'à mettre deux euros sous son oreiller. Les dents de lait tombent, c'est tout à fait normal, répondit-elle comme un refrain.

- Pardon ? s'étonna Madame Rita-Lans. Ma fille n'a pas six ans !... − Viens par là, toi ! siffla-t-elle à l'encontre de Fanny, restée en retrait. − Sa dent vient d'être arrachée !

La femme d'accueil plissa les yeux, mais ne sembla pas plus impressionnée.

- Oui, ça arrive aussi... Vous n'avez qu'à patienter jusqu'à ce que l'on vienne chercher votre fille.

- Vous plaisantez ? Nous sommes aux urgences ou je me trompe ? Elle est peut-être entre la vie et la mort ! tempêta la mère de la blessée.

L'adolescente se retint de plaquer une main contre son front, sa situation lui paraissant plus absurde que jamais.

- Madame, on ne meurt pas à cause d'une dent perdue. Ça fait mal, c'est vrai, très mal même, mais il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Vous verrez, le médecin désinfectera le trou et redirigera votre fille vers un dentiste. Il n'y a rien de plus à faire, répondit l'infirmière comme si elle expliquait la vie à un enfant.

- Je n'en crois rien ! insista Madame Rita-Lans, furibonde.

- Viens Maman, acheyons-nous, lança Fanny pour mettre fin aux hostilités.

- Je veux qu'un médecin l'observe tout de suite !

- Maman, couina l'adolescente, terriblement embarrassée.

L'infirmière regardait la mère de la souffrante avec un profond agacement.

- Madame, ne me forcez pas à appeler la sécurité.

- Che chera inutile, assura Fanny en poussant sa génitrice vers la salle d'attente. Merchi.

Agitée, Madame Rita-Lans ruminait des injures à l'égard de la femme d'accueil tandis que la blessée s'installait sur un siège, soulagée que les choses ne soient pas allées plus loin. La douleur devenait plus supportable à mesure que le docteur se faisait attendre, et la jeune fille crut inutile de s'attarder plus longtemps lorsque l'homme apparut enfin. L'invitant à le suivre, Fanny fut accompagnée de sa mère qui refusait de manquer le moindre mot de la consultation.

Dans le cabinet médical, la lycéenne prit place sur le lit que le médecin lui présentait pendant que sa mère ne cessait de s'agiter.

- Et bien, que se passe-t-il Mademoiselle ? fit l'urgentiste d'une voix fatiguée.

- Elle a un trou au milieu des dents ! C'est tout simplement horrible ! s'emballa Madame Rita-Lans tandis que l'adolescente s'apprêtait à parler.

Surpris, le docteur fut comme ravivé par le ton véhément de la mère de sa patiente, et se rapprocha de Fanny pour examiner sa dentition.

- Ah oui, il y a un trou, dit-il en réponse à l'angoisse de Madame Rita-Lans.

- Alors vous allez devoir l'opérer ?

- Non, reprit le praticien de sa voix platonique. Je vais désinfecter la zone puis vous devrez prendre rendez-vous avec un dentiste pour la pose d'une couronne car cela ne fait pas partie de mes compétences.

Le docteur concentra son attention sur Fanny.

- Ne vous inquiétez pas. La couronne en céramique se confondra avec vos dents en ivoire. On n'utilise plus le métal comme support à la céramique aujourd'hui, mais des armatures plus fines qui ont la même couleur que les dents.

Fanny acquiesça courageusement, puis le généraliste lui demanda d'ouvrir à nouveau la bouche pour lui administrer son désinfectant.

- Comment avez-vous perdu cette dent ? demanda-t-il après avoir nettoyé le trou béant.

La jeune fille perdit toute couleur, et l'attention de Madame Rita-Lans redoubla.

- Je... je chuis tombée.

- Tombée ? continua le médecin dont l'intérêt de cette rencontre prenait le pas sur l'ennui.

- Chur une pierre.

- Une pierre ?

- Je marchais et j'ai gliché. Je chuis tombée en avant et ma bouche a heurté une pierre bien taillée.

- C'est étrange... murmura l'homme pendant que le cœur de Fanny battait à tout rompre.

- Pourquoi étranche ? osa-t-elle d'une voix faible.

- Parce que vos lèvres ne présentent aucune blessure, comme le reste de votre dentition d'ailleurs. On dirait que votre dent a comme... sauté d'elle-même.

La jeune fille déglutit, et, sans savoir quoi dire, fut bien aise d'entendre sa mère refaire surface.

- Allons docteur, soyez sérieux ! Une dent ne s'éjecte pas toute seule.

- Non, en effet... marmonna le médecin en dévisageant sa patiente avec mystère. Et vous vous êtes évanouie à la suite de ce malheureux accident ?

L'accentuation du terme "malheureux" troubla profondément la lycéenne.

- Oui...

Le silence qui suivit ces mots dura quelques secondes, puis le docteur lâcha l'affaire, et renvoya Fanny et sa mère poliment.

En quittant l'hôpital, Madame Rita-Lans souffla profondément, apaisée.

- Nous voilà rassurées ! Au moins, tu ne ressembleras pas à l'un de ces SDF édentés !

L'adolescente fixait le sol et marchait dans une cadence difficile, les hématomes sur son corps étant de toute évidence nombreux. Ce corps que le médecin n'avait pas cru nécessaire de regarder, et qui, s'il l'avait fait, aurait sûrement répondu à la plupart de ses interrogations. Elle pensa évidemment aux trois filles qui l'avaient dépossédée de sa dent et au fait que, sans sa mère, elle aurait certainement révélé la vérité au docteur.

- Oui, rachurée...

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