Intimidée

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Un peu plus tard, à la cantine, je partageai la table de Mélanie et Damien. Le repas fut convivial et nostalgique, et je ne vis pas le temps passer. A notre droite, six terminales aux sourires aussi tranchants que des lames de rasoir nous dévisagèrent attentivement. En les voyant, Mélanie baissa la tête sur son assiette et m'intima d'en faire de même.

« Tu ne serais pas Rose Pastor, par hasard ? demanda l'un d'eux, qui était plutôt mince, de taille moyenne, avec des cheveux châtains et de beaux yeux verts.

— Pourquoi ? répondis-je en leur dégainant un regard glacial.

— On connaissait ton frère. Il faisait partie de notre forum politique. Tu fais du théâtre ? On t'a vue sortir de l'ancienne salle de réception.

— N'essayez pas de lui vendre votre club miteux, railla Mélanie en ne prenant en compte que la première phrase. De toute façon, ma soeur m'a dit que personne n'y mettait jamais les pieds.

— Oh, jolie blonde ! répondit l'un des garçons. Tu vas nous parler autrement. »

Finalement intimidée par ces menaces, j'intervins d'une toute petite voix :

« Je... je vais y réfléchir.

— Ne t'occupe pas de ces gars-là, me prévint Damien. Ils m'ont martyrisé jusqu'à ce qu'ils quittent le collège et ce sont de véritables petits merdeux.

— Pas de messes basses, toi ! Vas-y, dis-nous ce que tu lui racontais... »

L'un d'eux pinça le bras de Damien en l'attirant près de lui :

« J'en référerai au conseil, chuchota-t-il – mais assez fort pour que je l'entende.

— Le... le conseil ? m'étouffai-je.

— On t'a demandé quelque chose ? demanda-t-il. »

Puis, il se rapprocha des autres et ils ne nous adressèrent plus la parole. Le brun aux yeux vert jade avait l'air gêné. Il me regardait.

En rentrant à la maison à dix-huit heures, je surpris Laure, ma mère, en train de parler par Skype avec Alex. Je posai mon sac par terre, déboutonnai ma veste et arrivai en trombe dans le salon. Mon visage apparut en gros plan dans l'étroit visuel de la caméra et mon grand frère sourit.

« Alex ! criai-je.

— Mes hommages, Rose des champs. Alors, comment s'est passée ta rentrée ? me demanda-t-il. »

Et en plus, il n'avait pas oublié le jour de ma rentrée au lycée ! J'étais folle de joie. Alex était vêtu de son plus bel uniforme et me montra fièrement ses badges :

« J'ai été nommé soldat de première classe! Qu'est-ce que tu dis de ça ?

— C'est cool, dis-je, un peu attristée que mon frère ait gravi si vite un échelon dans la hiérarchie de l'armée. Mais ça veut dire que tu ne rentreras jamais à la maison ?

— Bien sûr que si, p'tite sœur. Je serai là vendredi prochain. J'arrête pour le moment.

— T'es génial, Alex ! »

Ma mère sourit tristement et passa une main dans ses cheveux blonds. Je pensai qu'elle était fière d'Alex, mais depuis le départ de papa, elle cachait beaucoup son enthousiasme. Éric, mon père, était décédé il y a un an dans l'attentat du Bataclan. Il était allé voir son groupe de rock préféré, mais n'en avait pas beaucoup profité... avant de mourir, dans son lit d'hôpital, il nous avait décrit la scène en détail, ne cessant de mentionner les kalachnikovs et les bombes. Les artistes avaient eu le temps de déguerpir, mais papa était bel et bien fait comme un rat, au milieu de tous ces kamikazes. Il avait partagé sa chambre d'hôpital avec un autre blessé, qui était devenu son ami, et souvent, ils se racontaient leurs mésaventures au moment de l'attaque. Jusqu'à-ce que les bras du néant emportent mon père très, très loin. Depuis cet accident tragique, ma mère passait ses journées à pleurer, suppliait son époux de revenir et maudissait les terroristes comme personne. J'étais tout le temps avec elle et demandais souvent à ma grande sœur Pauline de venir m'aider pour les tâches ménagères, que maman n'accomplissait plus. Ma famille était devenue déprimante. Et j'en étais bouleversée. Heureusement, dans mon malheur, la plus belle des choses venait de m'arriver : revoir mon frère, depuis huit longs mois.

Maman se dirigea vers sa chambre d'un pas particulièrement nonchalant et je vis ses larmes une dernière fois avant qu'elle disparût dans le couloir. Elle allait encore se recoucher, pensai-je, désespérée.

« Rose ? Tu es toujours là ? demanda mon frère.

— Oui, oui... »

Je repensai soudain aux terminales de la cantine. "On connaissait ton frère".

« Au fait, Alex... des terminales m'ont dit qu'ils te connaissaient, tout à l'heure, dis-je.

— Comment étaient-ils ? questionna-t-il.

— Ils étaient blonds, et pas très commodes... ils ont parlé d'un conseil et ont menacé un de mes amis.

— N'approche pas de ces gars-là, Rose des champs. Ils sont dangereux. »

Dangereux. C'était bien ce qu'il m'avait semblé.

« Tu les connais vraiment? demandai-je.

— Ils ont toujours été aussi toxiques que de la mort aux rats. Fais bien attention.

— Entendu.

— Je te laisse, j'ai eu une grosse journée, conclut-il. On se revoit vendredi prochain !

— Bisous ! »

Ce fut ainsi que se termina notre appel et je partis dans ma chambre, en quête de mon ordinateur portable. Je l'allumai et parcourus la toile avec l'étrange sentiment d'être épiée. J'avais reçu un message de Damien sur Facebook : Salut Rose, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas parlé ! C'était une surprise pour moi de te revoir. Tu as beaucoup changé mais tu es toujours aussi belle. Tu te souviens de nos parties de Minecraft ? J'espère que oui xD Bon allez, je te laisse, j'ai des devoirs à faire.

Moi, toujours aussi belle ? Trop mignon, ce Damien. Je vis qu'il ne m'avait pas lâchée depuis la sixième, et cette pensée m'arracha un sourire jusqu'à ce qu'une voix moqueuse me fît tomber ce masque.

« Alors, Rose des champs ? Tu t'es enfin trouvé un amoureux, depuis le temps ? »

J'avais raison de me sentir espionnée... je fis volte-face et crachai à Pauline :

« Occupe-toi de tes affaires, Paulette la reine des paupiettes !

— Allez, sœurette, humour ! A ce propos, je ne t'ai pas croisée au lycée aujourd'hui. Un de mes potes m'a dit que tu avais déjà un faible pour un beau mec de ta classe.

— Faux! Je ne suis amoureuse de personne !

— Ce ne sont jamais que des rumeurs, Rose... »

J'aurais voulu disparaître dans un trou de souris. Pauline dégagea ses cheveux écarlates, s'assit à côté de moi, sur mon lit, et me sourit :

« Allez, montre-moi ta messagerie Facebook.

— Non ! protestai-je, mais elle avait déjà mis la main sur mon ordinateur.

— Lui ? Le petit Damien d'un mètre trente que tu nous ramenais le mercredi après-midi en sixième ? rit Pauline en regardant son message.

— Il a beaucoup changé. Et c'est un très bon ami.

— Je te crois. Allez, on va manger, me dit Pauline. »

Je descendis les escaliers avec elle et nous préparâmes le repas ensemble. Maman ne vint pas nous rejoindre et nous dînâmes toutes les deux, événement tristement récurrent depuis le décès de mon père. Pauline me lança quelques piques désagréablement bien formulées sur la façon avec laquelle je niais toujours d'être trop influençable sentimentalement, et elle réussit à me faire douter de moi-même. « Tu t'attaches trop vite », me dit-elle lors de ce repas, et elle n'avait pas complètement tort. J'étais faite ainsi et personne ne pourrait rien y changer.Mais en quoi le fait que Damien m'envoyât des messages était un signe que j'étais amoureuse de lui, et réciproquement ? Pauline, exactement comme Mélanie, avait toujours tendance à me croire éprise de n'importe qui. Quelque chose ne tournait pas rond dans ma façon de percevoir le monde et d'interagir avec les hommes, car, quoi que je fasse, les autres s'imaginaient toujours des choses. "C'est incroyable d'être bornée à ce point, je ne suis pas amoureuse" ! disais-je souvent à Pauline lorsqu'elle essayait de me faire avouer ces choses-là. Mais, au fond, peut-être éprouvais-je le contraire...Je méditai donc la majeure partie de la soirée sur cette idée et ne m'endormis qu'à vingt-trois heures, trop absorbée par une facette de ma personnalité que je n'arrivais pas à reconnaître et accepter.

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