Rencontres

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Mélanie et moi nous dirigions lentement vers le lycée. Il était huit heures et on aurait pu croire que la rentrée avait été reportée. Nous étions les premières à arriver. Je fixai nerveusement Mélanie, tripotai mes cheveux blonds et fis les cent pas. Elle ne put s'empêcher de rire ; je devais vraiment être ridicule, comme un poisson qui tournait sans cesse dans son bocal sans jamais vraiment savoir pourquoi. Oui, c'était ça. Ma situation familiale se résumait à celle de ces pauvres bêtes, arborant les couleurs d'un clown, abandonnées dans un aquarium filtré et incapables de retrouver leur ancienne vie. Moi, j'étais encore plus innocente que ces créatures. J'avais été lâchée dans un espace restreint, qui était celui de la tristesse de ma mère, sept rue des Acacias. Comme un poisson rouge, mes journées étaient moroses et ennuyeuses. Je subissais, puis oubliais vite. Mélanie me sortit de mes pensées :

« Au lieu de faire la poule stressée, tu ne voudrais pas me suivre ? Le portail est ouvert depuis deux minutes ! »

Mélanie était ma meilleure amie depuis la cinquième. Nous nous étions rencontrées pendant une sortie à Versailles. Il s'était mis à pleuvoir et je n'avais pas de capuche ni de parapluie. Je revoyais très bien Mélanie me faire une place à côté d'elle et me dire : « Comment tu t'appelles ? Eh bien, Rose, on va bien s'entendre ! » C'avait été le plus beau jour de notre vie. On avait couru comme des dératées jusqu'au car scolaire après avoir passé une heure ensemble dans le château. On s'était assises sur les sièges tout vieux, qui ressemblaient aux rideaux d'une grand-mère, et on avait ri comme des folles pendant tout le trajet, débattant avec humour sur le nez de sorcière du prof d'histoire et ressortant des blagues de blondes. Ce que nous étions toutes les deux, du moins extérieurement. Mélanie avait les cheveux bouclés, les yeux verts et des lèvres deux fois plus charnues que les miennes (Pamela Anderson, quoi.). Elle aimait les garçons (sans blague !), la musique et les glaces à la vanille. Elle adorait la Japan Expo et était une cosplayeuse confirmée. Je n'aurai sans doute jamais une aussi fidèle amie que Mélanie. Nous resterions toujours fourrées ensemble, collées l'une à l'autre comme deux sangsues. Tel était notre destin de meilleures amies. Pour rien au monde, je n'aimerais qu'il change.

En passant dans la cour, je heurtai quelqu'un. Un prof. Je le vis qui partait vers la salle polyvalente. Il n'était pas très grand ni imposant. Il portait un manteau bleu nuit et un vieux jean. Ma grande sœur ne m'en avait jamais parlé, et je ne l'avais jamais vu pendant les portes ouvertes. Un nouveau ? Ou alors, c'était un prof d'une option bien particulière. Moi, c'était musique et théâtre. J'allais peut-être bientôt avoir cours avec lui, sait-on jamais ? Pour l'instant, je ne l'avais vu que de dos. Ses longs cheveux noirs, coupés aux épaules dans un style eighties, avaient l'air surnaturels tant ils étaient beaux et brillants. Je ne le dis pas à Mélanie car elle aurait sûrement rétorqué que j'avais une attirance envers les vieux, ou les profs tout court, et que j'étais une sorte de gérontophile. Elle me sortait ça à chaque fois. Elle était incorrigible, mais c'était la vérité. J'avais eu énormément de fantasmes sur mes professeurs de collège, de la sixième à la troisième, et Mélanie en avait souvent profité pour se moquer de moi. De toute façon, comment pouvait-elle comprendre, elle qui avait encore un père ? Elle dont le frère n'était jamais absent? Elle qui jouissait d'une mère toujours de bonne humeur et n'ayant pas fait face au deuil ? Non, Mélanie était vraiment dans l'incapacité de réaliser ce manque, et ce n'était pas de sa faute.

A la première heure de cours, nous fîmes la connaissance de Mademoiselle Martin, notre professeure principale mais aussi de mathématiques. C'était une petite blonde sympathique d'une trentaine d'années, style vestimentaire un peu bobo. A la voir, elle aimait insister sur le rouge à lèvres. Elle avait aussi une tenue de classe remarquable. Elle nous distribua notre emploi du temps, nous donna de la paperasse administrative à remplir avant demain. Mon prof de théâtre se nommait Monsieur Edelstein. En yiddish, cela signifiait « pierre précieuse », il était sûrement juif. Etait-il si précieux que ça ? Et était-il celui que j'avais croisé dans la cour ce matin ? Damien, un ami d'enfance que je n'avais pas revu depuis la sixième, mais aussi Mélanie et moi, l'avions en fin de matinée. Pour l'instant, nous utilisions une grande salle d'histoire-géographie, dans le bâtiment C, mais nous serons forcément amenés à emprunter la salle polyvalente pour les répétitions du spectacle de fin d'année.La fin du cours sonna et Mademoiselle Martin nous libéra. Elle me retint pourtant en dernière minute et me tendit un petit dossier où étaient imprimées les lettres OTSG, sigle d'Option Théâtre en Seconde Générale. Il était entièrement rédigé par Monsieur Edelstein qui semblait adorer les belles lettres et la langue française. Mademoiselle Martin, s'asseyant à son bureau, me dit :

« Voici le programme de l'année au niveau de théâtre. Tu pourras donner les livrets restants à Mélanie et Damien, s'il te plaît ? Ils sont partis trop vite, je n'ai pas eu le temps de réagir.

— Bien sûr, mademoiselle Martin, répondis-je.

— Autre chose, Rose Pastor ?

— Euh... oui, en fait. Le professeur de théâtre, ce ne serait pas celui avec le manteau bleu nuit et les cheveux noirs?

— Oui, c'est bien lui, pourquoi ? Ah, je suppose que tu l'as croisé ce matin ? C'est un homme charmant et remarquablement cultivé. Mes collègues vantent déjà son jeu d'acteur...

— Au revoir, mademoiselle, et merci.

— Au revoir, Rose ! »

M'avait l'air bien sympa, Mademoiselle Martin. Et sensible au charme des hommes, avec tout ça.

Les deux cours suivants passèrent vite. C'étaient des matières littéraires, en plus : de l'anglais et de la philo. J'étais impatiente de connaître Monsieur Edelstein. Et d'un autre côté, eh bien... il y avait Damien, qui venait d'avoir quinze ans, comme moi. Le gosse de onze ans effacé, un peu geek, qui se faisait bousculer dans les couloirs et duquel je m'étais occupée, était devenu un garçon plein de vie, bien entouré, qui ne s'habillait plus comme un CP et arborait des fringues plutôt branchées. Cette image de lui avait disparu. J'aurais même dit qu'il était craquant comme ça, avec son air un peu bad boy, si Mélanie n'était pas aussi commère. Elle serait capable de s'inventer n'importe quoi... Bref, mon ami avait radicalement changé. Je savais que les garçons mûrissaient plus tard que les filles, mais le petit Damien mal dans sa peau était sorti de son cocon ; j'étais très heureuse pour lui et ne le cachais pas. J'arrivai en retard au cours de théâtre, mais j'avais un mot de Madame Hemsworth, ma prof d'anglais, pour me justifier. En effet, elle m'avait retenue parce qu'elle trouvait mon niveau très bon et qu'elle voulait me faire passer des tests. Cette fameuse grande salle d'histoire me parut loin, mais loin ! Un Paris-Melbourne, et à pied ! Je sentis que mes jambes n'arrivaient presque plus à me porter, et pas uniquement parce que j'avais couru. Une certaine angoisse s'emparait de moi. Me retrouver seule avec Mélanie et Damien... ce dernier, que j'avais rejeté et qui m'en voulait peut-être toujours... et Mélanie, qui faisait du théâtre depuis sa plus tendre enfance ? Qu'allait-elle penser de moi ? Je m'étais toujours intéressée au théâtre, je ne le niais pas, mais jouer... une pure catastrophe !

Heureusement, il n'y avait pas d'escaliers à monter. Monsieur Edelstein vint m'ouvrir.Et mes yeux firent quelque chose d'étrange : pour la première fois, ils se figèrent, indomptables, sur le visage d'un garçon.

Mais ce garçon-là n'était plus un enfant.

Monsieur Edelstein me sourit, passa une main dans ses cheveux et des rides naissantes se formèrent autour de ses yeux. Ces derniers, pour parler d'eux, semblaient dire tout bas : « Entre, Rose, je ne vais pas te manger... ». Je plongeai mon regard dans les iris sombres de Monsieur Edelstein, qu'il avait fort jolis d'ailleurs. Il réajusta sa cravate et m'adressa un demi-sourire moqueur.

« Alors, mademoiselle Pastor? On attend la pluie? me dit-il, sarcastique - mais en restant tout de même sympathique. »

C'était la première fois que je l'entendais parler. Il avait une belle voix grave, réconfortante. Une voix de père. Je répondis un « Désolée, monsieur » mal assuré et me faufilai à l'intérieur de la salle de classe.Énorme. Une salle de bal, mais en mieux. Un sol dallé noir et blanc, un haut plafond duquel pendaient deux lustres - électriques, avec les normes, mais des vrais tout de même- et une estrade, sur laquelle devaient autrefois jouer des musiciens classiques ou de jazz. J'étais expulsée un siècle en arrière, voire même deux, et je m'imaginais reine de la soirée, me levant d'un fauteuil de cuir, une coupe de champagne à la main. Un prétendant masqué m'invitait à le rejoindre sur la piste de danse. Je prenais la main qu'il m'offrait et m'élançais dans ses bras pour une valse. Nous étions au centre de la salle, le couple parfait, et je me pendais au cou de mon partenaire, dans ma robe de soie dorée... c'était merveilleux. J'étais toujours en admiration devant l'ancienne salle de réception, quand je vis Damien, qui était assis à côté de Mélanie. Tous les deux m'avaient réservé une place à leurs côtés. Le changement de Damien continua de m'étonner. Il avait grandi de cinquante centimètres au moins, mué, gagné en assurance et en maturité. Désormais, il aimait l'école. Son comportement me laissa comme deux ronds de flan. Je n'oubliai tout de même pas qu'il avait été amoureux de moi en sixième parce que nous jouions à Minecraft ensemble - histoire vraie, je ne vous cacherai jamais rien ! Je m'assis et ôtai mon manteau rouge. Monsieur Edelstein prit la parole :

« Je n'avais pas encore eu l'occasion de me présenter, mais maintenant que tout le monde est là, je peux commencer le cours. Je me nomme Pierre Edelstein, mais appelez-moi Pierre, je déteste que l'on me dise monsieur. Et je ne suis presque pas un prof, pour vous... plus un animateur qu'autre chose.

— Juif de chez juif ! chuchota Mélanie.

— Mélanie! protestai-je. »

Monsieur Edelstein continua à parler, évoqua rapidement le programme de l'année et nous annonça que nous allions jouer Roméo et Juliette pour les portes ouvertes du lycée, qui auraient lieu en mai. Monsieur Edelstein était vraiment professionnel dans tous les termes qu'il employait et ses phrases, parfaitement construites, semblaient sortir de sa bouche avec autant d'aisance qu'une comptine pour enfants. Mais ce qui retint davantage mon attention pendant le cours, ce furent les yeux bleus de Damien... il ne semblait pas m'en vouloir, du moins pas directement. Maintenant qu'il avait changé, il était responsable, savait se montrer attentionné et doux. Et son regard, qui s'accordait si bien à ses cheveux blonds, m'obnubilait...

Ce que nous aurons pu remarquer lors de cette journée, en dehors de l'incroyable mutation de Damien et l'aura de notre professeur de théâtre, c'est que le lycée était très vieux. Il avait été construit lorsqu'il y avait encore des écoles non mixtes. Il était fait comme n'importe quel lycée parisien, haussmannien sur les bords, grande cour sablée, quelques saules pleureurs çà-et-là, bancs verts, portail en fer forgé de la même couleur et joliment décoré. Stéréotype, le petit parigot bourgeois. Il attendait sagement les élèves, pas comme les « sympathiques » collèges de banlieue complètement béton, hérissés, droits à faire peur - qu'on avait tous connus, à part quelques fils à papa. Non, ce lycée-là avait du caractère et ne résultait pas d'un vulgaire empilement de blocs. Chaque détail avait été travaillé, presque avec amour. L'heure prit fin, et nous prîmes la direction du couloir à regret. Monsieur Edelstein était un vrai acteur, c'était indéniable. Il avait une éloquence naturelle assez impressionnante. Je passai la porte avec mon sac et me précipitai dehors, n'ayant qu'une idée en tête : retrouver Mélanie et lui faire part de mon ressenti sur cette rentrée.

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