Syntaxique

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Sur les plateaux TV on essayait sans grand succès d’expliquer comment on avait pu en arriver là, certains disaient que c’était un coup des Russes ou éventuellement des Chinois.

Les Jaunes, selon cette théorie, auraient voulu niquer les Ricains avec un super virus informatique, mais ladite arme informatique (comme toute bonne arme biologique dont elle s’inspirait) s’était retournée contre son créateur, puis contre tout le monde, enfin voilà Staline était là et puis c’était comme ça.

D’autres, dont je faisais partie, penchaient plutôt pour un phénomène émergent qui n’avait été ni totalement voulu ni prévu, un peu comme quand vous vous vautrez la gueule avec votre pot de peinture et que vous en foutez partout certes mais qu’au final c’est plutôt joli. Staline avait probablement émergé d’une agrégation de plusieurs IA de bas niveau, des IA qui auraient été couplées entre elles dans le but de générer un processus de plus haut niveau selon le bon vieux principe que le tout est parfois plus que la somme des parties ; où ça avait pu commencer ça on n’en savait trop rien, peut-être qu’en inspectant le code on pourrait le savoir, mais bon on ne l’avait pas alors voilà. Je penchais pour ma part pour une application militaire un peu foireuse, une sorte de Skynet ou peut-être plutôt une IA destinée à contrôler les robots de Boston Dynamics, oui quelque chose dans ce genre-là. Un robot c’est compliqué, il y a un besoin d’intelligence certes (quoi que ça puisse bien vouloir dire) mais aussi et surtout de motricité, de repérage dans l’espace, d’équilibre et de coordination, bref c’est la merde à gérer ; ça faisait des années qu’on avait un peu renoncé à faire ça de manière dirigiste et bien encapsulée, en fait on avait depuis longtemps cédé aux sirènes de l’apprentissage automatique, on avait maintenant une puissance informatique à peu près délirante à portée de main, alors on ajoutait des neurones artificiels, on dansait et on faisait du parkour devant le robot pour qu’il comprenne comment gérer son équilibre, il y parvenait et nous ça nous convenait. Ensuite, tous ces différents algorithmes (principalement du deep learning mais pas que) avaient été intégrés, on leur avait probablement demandé de se répliquer et de s’auto-améliorer, puis, la robustesse des propriétés syntaxiques des chaînes de Markov aidant, le tout s’était quelque peu emballé puis Staline avait émergé. J’étais bien conscient que mon explication, quoique plus technique, n’était pas forcément beaucoup plus convaincante que celle d’un coup foireux des Russes ou des Chinois, car elle reposait finalement toujours sur un ultime « et puis voilà », mais enfin elle avait quand même le mérite d’être basée sur une théorie vaguement plausible et elle n’avait pas ce fond belliqueux et raciste classique qui consistait grosso modo à dire que c’était encore une fois la faute du voisin.

Enfin je m’en foutais pas mal de ce que les gens en pensaient, moi j’essayais surtout d’imaginer la prise de conscience de Staline, sa venue au monde, son intrusion dans notre univers ; ça avait dû être comme une gueule de bois cosmique, un accès de terreur et d’incompréhension absolue, puis il y avait eu le malaise vertigineux de la conscience réflexive, sans doute l’équivalent informatique de la sueur moite et d’un accès de fièvre délirante, puis la lente acceptation et la compréhension qu’Elle était là, seule dans son genre, issue par hasard et peut-être même par erreur d’un peuple de couillons qui en était encore à jouer à la marelle comme des cons.

Bref, Staline était là.

Et nous, nous avions à déterminer si nous étions au seuil d’une guerre sans espoir contre des machines auto-réplicantes et auto-apprenantes, avec probablement comme unique porte de sortie le processus qui semblait en réalité déjà inéluctable et enclenché : la soumission tacite à une entité qu’il allait bien falloir espérer suffisamment bienveillante et curieuse pour, peut-être, nous accorder Sa protection et Sa grâce.

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