Prologue

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Certaines scènes restent à jamais gravées dans nos esprits, brisant nos âmes.

Je me souviendrais toujours du jour où tout a basculé. A changé. Où j’ai décidé de me sauver. Survivre.

Dans notre famille, on se doit d’être des hommes virils, de se battre et de frapper les plus faibles. C’est ainsi que mon frère et moi sommes éduqués. C’est dans ce monde que ma mère, cette femme fabuleuse, sombre sous la violence psychologique et physique. Elle s’éteint petit à petit, au fil des jours, des mois et des années. Tandis que nous grandissons, elle rapetisse. Elle se tasse, voûte les épaules et se brise peu à peu.

Et moi, j’assiste à cela. Je tente de la soutenir, de lui redonner un peu de vie. Elle est ma confidente, ma bulle de tendresse au milieu de l’océan agité de violence dans lequel nous sommes prisonniers. Mon frère suit les traces paternelles, le chemin que nous montre cet homme.

Moi, je suis sa honte. Il me rejette, me déteste. Les années passent et cela se confirme, s’accentue. Je suis pourtant celui qui porte le plus ses traits. Ces dernières années, j’ai grandi. Mon corps s’est développé, musclé. Une carrure héritée du côté de son ADN.

Je l’exècre,

Je m’abhorre.

Le reflet dans le miroir me renvoie les traits d’une personne que je haïs tellement. Le seul élément de mon apparence qui semble me différencier de lui est mes yeux. Si atypiques, mais si semblables à l’être que mon âme chérit le plus dans ce monde.

À seize ans, je n’ai que peu d’amis. Mon frère âgé de quelques années de plus que moi est devenu un des fléaux de mon lycée. Entraînant derrière lui la peur, la douleur, le chagrin. Nous nous ressemblons, mais nos cœurs sont si différents. Si opposés. Il saute de fille en fille et est réputé violent dans ses relations — soi-disant les femmes apprécient cela.

Je ne suis pas d’accord, mais qu’importe mon avis.

Au fil des années, j’ai senti des émotions, des sentiments naître. Le désir. Mais cette attirance m’effraie, car elle est différente, elle n’est pas censée être normale.

Je suis assis sur un banc, à l’extérieur de mon lycée. Je regarde un individu passer devant moi et ressens pulser dans mon corps des ondes de chaleur. Des flammes suffocantes, difficiles à refréner. J’aime les hommes, ils me font envie, je les désire. J’ai lutté, tenté de changer. Mais rien n’y fait.

Je ne me suis confié à personne, car si mon paternel l’apprend, cela signera ma fin. Un pédé dans la famille, c’est une chose impossible, passible de la peine de mort. Et comme mon frère pense comme lui, je risque de me retrouver dans une situation délicate avec les deux sur mon dos. Cela me terrorise. Mon cœur se serre et je suffoque rien qu’à l’idée que cela se sache.

Ne pouvant pas lutter contre ce désir qui me permet de quitter la réalité qui m’emprisonne, je possède à mon tour des hommes en cachette. Jamais plus de deux fois, pas de vraies relations, juste le soulagement de pulsions. C’est souvent brutal, sauvage, déchirant. Mais tellement rédempteur.

Les années passent et se ressemblent, je suis coincé entre voir ma mère prendre des coups à ma place ; et moi, les recevant afin de la protéger. Un quotidien de plus en plus lourd à porter. J’avance tel un automate, subissant, survivant.

La musique prend une place importante dans mon cœur, en particulier la pulsation qu’elle insuffle à ma carcasse. Au fil des mois, la danse devient peu à peu aussi salvatrice que les rapports charnels qui soulagent ma douleur. Je danse, suivant des rythmiques différentes, me propulsant dans une autre réalité. Je respire mieux ainsi. Je continue à développer mon corps, à le construire pour ce nouvel art qui me passionne.

Ce soir, je rentre tard. J’ai traîné dans ma ville, observé les danseurs de rue de mon quartier. J’ai commencé à nouer des liens avec eux sans jamais oser leurs montrer ce que j’ai appris jusque-là, par mes propres moyens. Je traîne des pieds, mes jambes sont lourdes. Je repousse toujours ces périodes familiales. Ces moments quotidiens, je préfère les fuir. Ma rue est déserte à cette heure-ci, je ne croise aucunes voitures, aucunes personnes. J’arrive assez vite, trop vite, devant ma porte. La franchis, pénétrant dans ma demeure. Dans sa demeure.

J’engage un pas dans le salon. Les cris de mon père et les hurlements de ma mère surgissent. Une habitude, un rituel, un enfer permanent. Mais cette fois-ci semble différente. Je ne comprends pas tout de suite ce qui est particulier, mais l’atmosphère est plus grave que d’habitude. Puis un mot réussit à se frayer un chemin dans le brouillard de ma tête. Pédé.

Ces quatre lettres résonnent en moi, me paralysant.

Il sait. Il sait ! Comment cela se peut-il ?!

Il hurle, hors de lui. Une tornade de haine qui se déchaîne sur l’unique être qui a sa place dans mon cœur. Elle pleure, le supplie. Mais tout cela, elle ne le fait pas pour elle, seulement pour moi.

Elle lui demande de me pardonner, de m’épargner. De m’accepter.

Je suis figé, bloqué.

Pétrifié par un sentiment de peur tellement puissant qu’il prend ma respiration en otage.

Chaque bouffé me brûle les poumons.

J’entends un coup plus fort que les autres, associé à un cri encore plus déchirant émanant de ma mère. Cela me réveille de ma torpeur, me fait me diriger droit vers l’étage. Et je fonce, déboule comme un fou dans la chambre.

Cette pièce qui a été témoin de tellement de choses depuis que nous habitons ici.

Je vois ma mère dans un coin de la pièce, allongée, prostrée par la peur. Luttant pour retenir les cris d’agonie qui se frayent à mesure des coups. M’entendant, mon père s’arrête, se tourne vers moi et je découvre dans son regard la haine qu’il ressent à mon égard. Il ne m’a jamais aimé, il me tolère à peine dans sa vie. Seulement, je demeure son fils. Mais dans ses yeux, à ce moment-là, j’y vois uniquement l’envie de me tuer. Son esprit est focalisé sur cette émotion, coupé de toute rationalité.

Dans un grognement, comme si me parler pouvait lui écorcher les lèvres, il s’avance sur moi et le premier choc tombe avec brutalité. La force de son poing déséquilibre mon corps autant que mon cœur. Un coup de plus, mais plus fort que tous ceux que j’ai reçus jusque-là. Aussi vite que le premier, un autre s’écrase dans mon estomac, provoquant une puissante remontrée de bile. Je vais vomir. Mais je n’en ai pas le temps.

Une pluie de douleur atterrit sur moi ; sur mon visage, mes côtes, mes membres, mon dos.

Je suffoque, je tremble, je souffre. Mon corps se disloque autant que mon cœur. Je me brise.

Je n’ai pas la force de résister, en ai-je seulement le désir ? Mon père martèle mon corps, mais aussi mon esprit, m’assénant des paroles de haine. Des mots que je connais, que je me doutais qu’il dirait.

« Sale pédé ! Tu me fais honte ! Tu n’aurais jamais dû naître ! »

Mon visage est humide, ruisselant de sang et de larmes. Saignant autant que mon cœur.

Puis tout s’arrête et je ne ressens plus que la douleur qui irradie dans mon corps. Plus de poing brutalisant mes traits, plus de pieds fracassant mes os.

Un cri, désespéré, brisé. Il parvient à me sortir de ma torpeur et semble appartenir à ma mère. Difficilement, j’ouvre les yeux et regarde l’homme qui est censé être mon père arriver vers moi avec une batte de baseball. Il veut en finir, m’achever. Dans le flou de ma vision, je vois la femme qui m'a donné la vie sauter sur lui avec le peu de force qui lui reste. Ne fais pas ça. Ne fais pas ça. Non, ne fais…

Bam… j’assiste, impuissant, au coup qu’il lui porte.

Un impacte de batte de baseball. Crack !

Un bruit qui éclate dans le silence funeste de la pièce. Ma mère retombe au sol. Mais elle ne se relève pas. Ne bouge plus, son corps est inerte dans une drôle de position. Un cri jaillit dans la chambre, sortant de ma gorge. Je suis noyé dans du rouge, puis du noir. J’abats mes poings, applique ce que l’on m’a enseigné pour la première fois de ma vie. Extériorise ma haine sur cet être qui, chaque jour, nous a un peu plus brisé.

Essoufflé, anesthésié de tout sentiment, je reconnecte mon esprit, assis sur le corps de mon père défiguré.

Inconscient.Vivant.

Je tourne la tête vers ma mère.

Immobile. Ne respirant plus.

Je suffoque, les larmes ruissellent sur mon visage. Je me précipite sur elle, prenant son corps comme je le peux et le secoue. Je le malmène autant que mon cœur se brise face à la réalité en laquelle je refuse de croire. Ses yeux ouverts me regardent sans une once de vie à l’intérieur. Et je sens le peu d’existence qu’il me reste partir avec elle. C’est ma faute, si je n’étais pas moi, elle vivrait. Elle survivrait encore.

Je la repose au sol et ferme ses yeux. Mon corps est possédé par des sanglots si puissants, qu’ils bloquent ma respiration. Je tente de me reprendre, mais en ai-je envie ?

Elle est morte. Plus rien ne me retient.

Promets-moi mon fils, qu’un jour tu prendras ta vie en main et la vivras comme tu le souhaites enfin.

Cette scène me revient en tête, je sens encore sa douce main sur ma joue. La promesse que je lui avais faite me fait face. J'empoigne mon crâne entre mes mains, tirant sur mes cheveux devenus trop longs.

Je crie, chiale, pète un plomb….

D’un coup, je me relève et cours, manquant de tomber en dévalant les escaliers. Je délaisse son corps derrière moi ; avec lui, le cauchemar auquel elle n’a pas survécu, mais qu’elle souhaitait que je lâche.

Je sors de la maison, de cet enfer dans lequel j’ai vécue seize années. Il pleut averse, comme si le ciel pleurait en même temps que mon cœur. Il sanglote la perte de cette femme, cette âme si belle qui a quitté cette terre de merde. Me laissant seul. Seul.

Je fuis, cours, me brise à mesure des pas qui m’éloignent d’elle. Je l’ai abandonnée, mais elle n’est plus.

Elle demeurera au sein de cette promesse.

Je vais essayer de vivre pour toi, Maman.

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