9/10 Conversation amicale

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 Le commanditaire de cette entreprise infernale reste à identifier. La réponse peut être plurielle. Effectivement, les candidats affichant leur hostilité pour les démocraties bien installées ne manquent pas. Pour l’heure, ceux qui manigancent à l’aide d’une intelligence artificielle dernière génération lui offrent une autonomie telle qu’ils gardent leur distance et demeurent indétectables.

 L’urgence commande de faire face aux projets d’attentats qui s’annoncent proches. En plus du Louvre, six autres sites subiront une attaque le même jour : le musée d’histoire de l’art à Vienne, le musée des beaux-arts à Montréal, le British Museum à Londres, les musées du Vatican, le musée Guggenheim à Bilbao et le Metropolitan Museum à New York. En chacun de ces lieux, des forces d’intervention se tiendront cachées pour surgir au dernier moment selon le bon vieux principe discutable du flagrant délit. Les assauts prévus aux États-Unis se dérouleront six heures après les actes de vandalisme prévus en Europe.

 Et après ? Se profile clairement le torpillage d’administrations à l’aide d’une armée de fonctionnaires félons. L’actuaire que campe Darius a témoigné de son expérience lors de sa convocation nocturne auprès des représentants de la coopération internationale. Il apprit que les institutions d’une huitaine de pays sont déjà visées de la sorte. Aujourd’hui, la méthode appliquée par l’IA repose sur un repérage des déçus du système, frustrés au stade ultime. Ces personnes malléables sont abreuvées de discours sur l’aliénation, puis s’associent quasi fanatiquement à une cause. Pour cela, pas de meilleur outil que le métavers ! Alors qu’on s’y croit libre, on en devient prisonnier parce qu’on y est manipulé. Le monde virtuel possède le pouvoir d’assujettir des moutons en masse…

 Quant à la suite, elle demeure spéculative. L’hypothèse la plus probable envisage que soit piraté le domaine de l’énergie avant celui des armées. Ces projets font frémir les gouvernements en alerte silencieuse maximale.


 Darius sait que le bar ferme dans moins d’une heure. Sa proximité inattendue avec sa collègue l’incite à poser la question qui le taraude depuis leur rencontre :

— Dis-moi, qui es-tu ?

— Je préfère laisser vagabonder ton imagination. Tu sais, la réalité est souvent décevante …

— Tu ne t’en sortiras pas avec cette pauvre pirouette qui te fais tomber sur le cul. Pourtant avec les jambes que tu as, j’attendais plus d’impulsion. Tu vois, moi j’ai une particularité qui mérite le détour : je suis extraordinaire grâce à toi, car je suis le premier être humain à se lier d’amitié avec un robot !

— C’est comme ça que tu crois m’encourager ? soupire Ébo, désespérée.

— Tu as raison, excuse-moi, je parle trop et je te parle mal. Allez, je me tais et je t’écoute...

 Victime d’un moment de faiblesse, elle accepte de lui dresser un aperçu de son passé avec une progression chronologique. Sa mère Alba est née en République centrafricaine. Pour s’émanciper, elle avait saisi une opportunité offerte par la France en quête d’étudiants doués. Le programme consistait à offrir un cursus universitaire tous frais payés, pour devenir docteur et obtenir la double nationalité. Les sélectionnés devaient signer un engagement afin d’exercer pendant quinze ans dans le pays d’accueil. Alba était pourtant hostile à ce pillage des jeunes talents, malgré la perspective de revenir un jour au pays pour partager son savoir-faire.

 La principale motivation de la jeune centrafricaine fut de fuir un grand-père qui avait abusé d’elle à plusieurs reprises, en toute impunité, avant l’adolescence. Elle voulait mettre de la distance entre elle et cette famille qui protégeait son intouchable doyen, à commencer par ses propres parents. En fin d’études, elle tomba enceinte, un an après avoir appris une excellente nouvelle : le virus Ebola avait terrassé l’immonde violeur. Celle qui deviendra mère célibataire trouva qu’Ebola pouvait faire un charmant patronyme. Ainsi, elle osa en affubler sa progéniture, du moins sous une forme discrète, un raccourci douteux.

 Au fil des années, la jeune Ébo montra une vive intelligence qui finit par lui ouvrir toutes les portes après son baccalauréat. Un peu plus tôt, elle rencontra son géniteur, trois visites qui n’eurent pas de suite. Elle remercia le destin de lui avoir épargné une enfance auprès d’un tel abruti, se convainquit-elle alors. Si aujourd’hui les ponts demeurent branlants avec sa mère, c’est à cause d’une grande déception. La petite n’a pas opté pour la voie souhaitée par maman ! Au lieu de devenir docteur ou bien chercheuse dans le domaine biomédical, Ébo céda à ses envies : elle épousa une carrière militaire avec la ferme intention d’y faire un parcours remarquable.

 Jeune lieutenante, lors d’une sortie de reconnaissance, elle fit un saut fulgurant après avoir déclenché du pied une mine artisanale cachée par la végétation. Ce macabre bricolage amateur ne fut pas assez puissant pour tuer, mais suffisant pour estropier. Elle se reprochera toute sa vie son manque d’attention ce jour terrible sur le continent de ses ancêtres.

— Alors satisfait ? conclut Ébo.

— Scotché plutôt, c’est incroyable ! commente Darius qui ajoute : mais tu aurais pu m’épargner les détails de l’état du bas de ton corps après l’accident.

— Tu veux voir des photos ?

— Non merci. Et pour ton intimité, euh… je veux dire euh…, est-ce que ton entrejambe a pris cher… euh tu comprends ce que je veux dire ? Parce que tu as eu chaud aux fesses, mais tu les as préservés, ose-t-il exprimer une curiosité déplacée, sans arrière-pensées salaces, trop en confiance, tel le gosse sans filtres qu’il était.

— Tu es sérieux ? Quelle éducation tu as eue ? Tu crois vraiment que je vais répondre ?

— Désolé, murmure-t-il, penaud, en baissant la tête comme un enfant que l’on reprend pour ses mauvaises manières.

— En tout cas, et on va en rester là, sache que la moitié de mon récit est faux ! Et tu n’en sauras jamais plus !

— Tu rigoles ?

— C’est ma petite vengeance, parce que tu me saoules au quotidien…

 Or, tout le récit est véridique. Satisfaite de son coup, Ébo quitte les lieux. Darius reste sans voix, pour une fois. Songeur, il attend que le patron du bar lui indique que c’est le moment de partir.

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