2/10. Mona Lisa

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 Vu de haut, un observateur non averti trouverait étonnant cet immense jeu de plateau. Il décrirait une sorte d'échiquier au format "huit fois cinq". Avant tout, il demeurerait perplexe en constatant la présence de deux pions vivants par case. En effet, des individus bizarrement accoutrés se répartissent en duo sur chacun des emplacements d'une dizaine de mètres carrés ! Or, ce n'est pas un jeu ! Tous pratiquent leur activité professionnelle classée secret-défense…

 Ainsi, au cœur du Havre, on dénombre jusqu’à quarante binômes casqués qui brassent de l’air au ralenti. Sont associées autant de missions d'investigation. L’échiquier est rarement complet. Tous les protagonistes sont plongés dans le métavers ! En cas de choc ou de chute, chaque parcelle sans toit est bordée de parois verticales molletonnées à hauteur d’épaule. Un tapis de sol en mousse amortissante couvre le plancher du hangar souterrain qui accueille cette singulière communauté.

 Thaïs vient de quitter les deux opérateurs qu'elle vient de sangler. Avec des bandes élastiques, Ébo et Darius sont reliés au sol par le biais de mousquetons. Par conséquent, les déplacements se trouvent limités et le risque de collision entre les partenaires est empêché. Comme bien souvent, c'est Darius qui rompt le silence :

— T'as vu, je me suis bien tenu ! se vante-t-il en souriant.

— En fermant ta grande bouche ou en rentrant ton ventre ? se moque Ébo.

— Alors, dis-moi comment aborder Thaïs.

— Cesse de raisonner en ado.

— C'est-à-dire ?

— On n'aborde pas quelqu'un pour son charme ! On le fait si sa personnalité mérite le détour.

— Et comment pourrais-je en apprendre sur elle sans me lancer ?

— C'est ton problème ! On y va !

— Ah ! Aucune empathie ! Je m'en doutais, même ton cœur est synthétique.

— Cause toujours, il ne faut pas rater le discours.

 Le travail en binôme se justifie à travers trois intérêts prioritaires. D'abord, par une surveillance mutuelle, elle diminue le risque qu'un agent bascule pour devenir un infiltré. D'autre part, l'élément furtif augmente les capacités d'analyse de la situation par sa liberté de mouvement. Ainsi, Ébo rend plus efficace son partenaire en lui communiquant diverses informations. Enfin, en cas d'absence inopinée de l'avatar principal, la doublure discrète connaît les rouages du scénario et prend la relève au pied levé.

 Darius change de sujet en ronchonnant :

— Je préférais la précédente mission, même si c'était toi qui avais le beau rôle. Là, j’ai l’air idiot !

— Pourtant, je te rappelle que c'est toi qui as choisi ton avatar, alors ne te plains pas, se lasse Ébo. Tais-toi maintenant, je lance la connexion, on entre !


 D'un réalisme saisissant, le décor se situe dans les soubassements de la forteresse du Louvre médiéval. Avec ses voutes sur croisée d'ogives et ses piliers centraux, le seul vestige de l'intérieur du château du Louvre se nomme la salle « Saint-Louis ». Ce grand vestibule gothique du treizième siècle accueille une cinquantaine de personnes silencieuses tournées vers leur gourou. À la lueur des flambeaux, la nef et ses travées semblent si réelles que tous ressentent le froid et l’humidité des lieux. La plongée dans ce lieu insolite s’avère un délice émotionnel quand le cerveau se laisse manipuler par les suggestions sensorielles.

 Puisque la charte d'accès l'impose, chaque acteur doit afficher un avatar à l'effigie d'une œuvre du musée, à condition d'avoir un visage expressif. C'est la raison pour laquelle Darius fut contrarié de ne pas faire voler la Victoire de Samothrace, cette statue ailée décapitée. Finalement, par compromis, il avait troqué des ailes contre une tête. Depuis, il incarne une Vénus démembrée, celle de Milo. Mais il regrette son choix de pseudo ridicule, Milus, le fruit d’une fusion grotesque entre Darius et Milo. L’inspiration n’est pas toujours au rendez-vous, se résolut-il ! Ce type de considération frivole sied bien à l’individu.

 La maîtresse de cérémonie semble avoir cédé à la facilité sous les traits de La Joconde. Elle anime chaque vendredi, à 13h, ce métavers nommé REVOLU. Debout sur un socle de marbre biseauté d'un mètre de haut, un superbe bloc poli aux reflets ocres absent dans la véritable salle souterraine, l'oratrice va procéder à sa conférence sur sa vision du monde. Ainsi, les enquêteurs cherchent ce qui se manigance au sein de REVOLU, ce cercle soupçonné de complotisme.

 Ébo a opté pour une panthère noire en guise d’avatar et se faufile entre les participants. Elle travaille consciencieusement ses dossiers et se félicite de reconnaître le Scribe accroupi qui se déplace en lévitant, le Dürer avec son chardon à la main, ou bien l'homme qui tenait son fils mort sur le Radeau de la Méduse. Deux semaines auparavant, un avatar aux traits enfantins fut retenu en fin de séance pour être interviewé par Mona Lisa. Lors de l'excursion suivante, Ébo l'avait hacké en établissant une connexion indétectable in situ. Ensuite, le cyberdépartement du Havre avait pu retrouver qui se cachait derrière ce Gavroche de Delacroix, le jeune garçon de La Liberté guidant le peuple. Il s'agissait d'un restaurateur d'œuvres d'art du Louvre. Ce naïf ne possédait que le VPN basique associé à son navigateur. Mais ce n'est jamais suffisant pour demeurer intraçable lors des excursions dans les mondes virtuels. Désormais, l'employé du Louvre est surveillé dans l'IRL (In Real Life).

 Une fois par semaine, Mona Lisa s'affiche acerbe lors d'un discours qui dure une bonne heure. Elle pointe des inégalités sociétales ou dénonce diverses injustices qui frappent ceux qui n'appartiennent pas à la caste des nantis. Le propos est clair, souvent caricatural, mais laisse supposer un travail d'écriture réfléchi. Autrement dit, l'improvisation ne semble jamais de mise. Les spectateurs écoutent religieusement, certains espèrent une main tendue. En effet, une session se termine toujours par une invitation à approcher pour un seul des participants. L'avatar désigné est alors convié à un entretien privé. La semaine suivante, l'interviewé voit sa présence reconduite, sinon il est remplacé par un nouveau venu.

 Ébo et Darius forment le binôme le moins expérimenté parmi tous les opérateurs, notamment du fait de leur jeune âge. Ils ne sont pas encore trentenaires, ils naviguent au milieu de deux dizaines, c'est leur principal point commun. En conséquence, leur responsable direct leur attribue des missions d'importance mineure afin qu'ils gagnent en expérience. Or, la hiérarchie pensante avait appréhendé le microcosme nommé REVOLU de façon superficielle. Inexorablement, le pire prendra plaisir à se déployer.

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