3/10. L'entretien

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 En se limitant à l'essentiel, l'intégration d'Ébo comme maillon actif de la surveillance des métavers s'avère facile à retracer. Après sa rencontre fatidique avec un dispositif explosif artisanal en avril 2045, le miracle de la lente reconstruction de la partie inférieure de son corps avait débouché sur une reconversion. À sa demande, la fin de sa carrière dans les forces spéciales l'avait conduite au Havre. Plus précisément, elle visait le département où des agents assermentés infiltrent des groupes d'avatars susceptibles de fomenter des actes répréhensibles dans la vie dite vraie. Sans conteste, le métavers s'oriente vers la catégorie fléau des temps modernes. Quand une avancée technologique s'annonce pleine de promesses réjouissantes, on peut toujours compter sur l'être humain pour la dévoyer.

 Quant au parcours de Darius, il relève d'un pari audacieux. À la tête d'une joyeuse troupe de hackers peu scrupuleux, il poussa ses amis pirates à bloquer l'accès aux ressources informatiques de l'Éducation nationale. Contre une somme en bitcoins, ils proposèrent de décoincer le logiciel de gestion des parcours post-bac. Ils rendirent inaccessibles les livrets numériques retraçant la scolarité des élèves du primaire au lycée. Darius avait alors tenté de convaincre ses acolytes que la meilleure des rémunérations consistait en un job durable bien rémunéré dans la cybersécurité, au service de l'État. Au dernier moment, il fut lâché par ses complices.

 Pourtant, le chantage avait reçu un écho favorable. Darius en fut le seul bénéficiaire. Très vite, ses recruteurs durent admettre un niveau de compétence trop faible dans le domaine convoité, et pour cause, les véritables génies de l'informatique s'étaient débinés en abandonnant leur chef. Les comparses estimèrent peu affriolante la réhabilitation proposée au regard de leurs aspirations. Pour l'anecdote, sept ans auparavant, ces mêmes amis avaient permis à Darius d'obtenir son baccalauréat sans gloire. Ses chers compagnons l'avaient équipé d'une micro caméra planquée dans la tignasse hirsute qu'il possédait à l'époque, ainsi qu'un nano haut-parleur près d'un tympan. Alors, ils purent s'appuyer sur un des nombreux chatbot IA. L'Intelligence Artificielle avait résolu divers exercices et disserté à la place du lycéen. Le travail du tricheur consista à placer quelques maladresses dans ses écrits, des fautes qui rendirent crédibles les bonnes prestations du candidat. Étiqueté très jeune « haut potentiel intellectuel », le fait d’en avoir été informé aussitôt a joué inconsciemment sur son désintérêt pour le goût de l’effort. À force de gâcher de possibles talents, sans appétence pour le dépassement de soi, Darius se complait dans la médiocrité de façade ou bien s’y trouve enchainé.

 Le contrat avec l'État stipulait une embauche sans représailles pour les méfaits passés. Puisque les postes proposés dépassaient les aptitudes du repenti, on finit par imposer à Darius une alternative. Soit il rejoignait une annexe du ministère de l'Économie dans une branche informatique dédiée aux actuaires, soit il intégrait le département orienté "cyber" de la police scientifique à Paris. Il répondit qu'il n'avait aucune idée de ce que font les actuaires et ajouta "je m'en fous dans des proportions qui vous donneraient une idée de l'infini". Le choix fut donc simplifié ! Après quelques stages et une ultime redirection, il fut parachuté au Havre.

 À propos du Havre, ce nom propre fait bien écho à un asile ou un abri. C’est donc ici un homonyme sans aucun lien avec la ville portuaire. Au cœur de la Capitale se cache un immense espace qui recèle une communauté discrète. On y accède par un parking souterrain. L’accès principal est militairement gardé. Des caméras sur ses façades et bien d'autres sur des drones placent le bâtiment sous haute surveillance. Mais l'essentiel des activités se déroule en sous-sol, indépendamment du bâtiment administratif en surface.


 Mona Lisa a terminé sa diatribe sur le déclin de la biodiversité et son impact sur les plus démunis. Ébo fit observer à son partenaire que l'Hermaphrodite endormi avait disparu, suite à son entretien avec la cheffe. Quelle surprise quand cette femme nue callipyge de dos, une fois retournée, devient un homme exhibant ostensiblement son matériel érectile ! L'esprit de Darius s'égare : il envisage d'aller au musée afin de vérifier sur place l'existence de cette œuvre iconoclaste. Par contraste, Milus est une version pudique de l'original puisque son agitateur avait tenu à draper la poitrine de son avatar. La tête ailleurs, il se fait alors surprendre par l'annonce de l'hôte :

— Milus, je serais honoré que vous acceptiez une discussion en tête à tête.

— Tout l'honneur sera pour moi, répond l'intéressé qui n'avait pas envisagé cela si tôt, dès sa quatrième participation.

 Tous les participants disparaissent, le décor change. Milus regarde en l'air et réalise qu'il se trouve sous la Pyramide du Louvre située au milieu de la place Napoléon. Surplombant la structure métallique couverte de 666 losanges en verre, s'offre le spectacle fascinant d'un arc-en-ciel sur le point de se faire dévorer par un inquiétant nuage sombre. Ce grand hall d’ordinaire bruyant propose un espace dépouillé. Rien ne s'y trouve, à part deux grands fauteuils en osier étonnamment suspendus sans la moindre attache. Tout ce qui a un rapport avec l'accueil des touristes a disparu, notamment le majestueux escalier hélicoïdal. La similitude entre le nombre du diable et le résultat du comptage des plaques de verre qui couvre la pyramide présage-t-elle d’un désastre à venir ?

 Invisible, La Joconde s'adresse à Milus. Sa voix semble venir du sinistre nuage. Elle lui commande de s'asseoir afin de reposer les corps respectifs qui animent chacun des avatars. En effet, se mouvoir dans un univers virtuel nécessite des mouvements dans le monde réel. Les signaux électriques des muscles et des nerfs sont transmis aux programmes informatiques dédiés par l'entremise d'électrodes réparties sur le corps. Cette technologie héritée de l'électromyographie médicale a fait un bon remarquable d'efficacité au début des années 2040, de quoi justifier le développement exponentiel des métavers depuis.

 Milus s'installe, silencieux et patient en apparence. Il est seul ! Des pensées parasites du type « qu'est-ce que tu fous Mona, t'es partie pisser ou quoi ? » occupent son esprit. Subitement, elle reprend vie en apparaissant dans le second fauteuil. Son invité sursaute comme si un spectre venait de le surprendre. Aussitôt, elle entre dans le vif du sujet de façon abrupte, à la manière d’une personne qui souhaiterait en découdre face à une adversité supposée :

— J'ai cinq questions à vous poser. Voici d'abord celle qui me préoccupe et m'a incité à vous rencontrer : pourquoi êtes-vous le seul que je ne parviens pas à pister ? Je ne sais rien sur vous !

 Cette entrée en matière ressemble à un piège. Mona Lisa possède donc les moyens de jauger le degré de protection de son vis-à-vis. Peu importe, il n'est pas question de faire marche arrière...

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