16 - Lucy

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À peine ai-je mis un pied dehors que je suis saisie par le contraste de température avec l'intérieur. Le froid me mord de toute part, mais je m'efforce à avancer pas après pas, pour fuir au plus vite loin de cette maison. Jamais je n'aurais cru que Deb puisse me trahir de la sorte. Elle me l'avait promis ! Et cette promesse valait tout l'or du monde à mes yeux. Désormais, je n'ai plus rien à quoi me raccrocher, ni personne à qui me confier. Je marche seule dans les ténèbres. Elles sont si opaques et étouffantes que je ne pourrais jamais m'en extraire. À quoi bon vivre si je ne peux plus regarder devant moi ? Est-ce que la vie pourrait m'apporter un quelconque réconfort ? Je n'y crois pas une seule seconde. L'espoir m'a complètement déserté, et sans, je ne peux plus continuer à me battre. Pour quoi faire, de toute façon ? Pour endurer encore et toujours la cruauté des autres ? Non, plus rien ne vaut la peine que je continue mon combat.

Les larmes au bord des cils et les bras enroulés autour de ma poitrine, je me rends quelques rues plus loin. Je sais exactement où en finir. Là où sont gravés mes plus beaux souvenirs. Là où j'ai passé des heures avec celui que j'aimais et que je hais à présent. Ce n'est pas parce qu'il m'a tenu la main durant ces dernières heures que je peux effacer tout le mal qu'il m'a fait. Au même titre que l'autre salopard, il m'a brisée. Je suis une coquille entièrement vide à présent. Peut-être que s'il s'était rendu compte à quel point je me sentais mal plus tôt, j'aurais pu continuer à sourire à la vie. Sans lui, sans ma meilleure amie, je suis perdue.

Arrivée près de notre arbre, je caresse du bout des doigts l'écorce du pin, à l'endroit où les initiales de Logan et les miennes l'ont entaillé. Je ne sais même pas ce que je cherche à travers ce geste. Me raccrocher au passé ? Sûrement, parce qu'aussitôt nos éclats de rire retentissent dans ma tête. Cependant, nous entendre me fait un mal de chien. Je ferme les yeux en espérant que ça cesse, mais c'est pire. Je nous vois nous courir après, heureux comme les gamins que nous étions. Il me rattrape pour me plaquer. L'instant suivant, je suis sous lui, ses yeux ancrés dans les miens. Nous restons quelques secondes sans bouger, à profiter de cette bulle qui vient de nous englober. Pour la première fois, j'ai senti mon cœur battre un peu plus vite et mes joues chauffer. Nous devions avoir douze ans, si je me rappelle bien. Face à ce souvenir, les larmes se déversent sur mon visage, aussi glacées que la brise hivernale qui s'infiltre sous ma peau. J'ai de plus en plus froid, néanmoins je dois tenir jusqu'à ce que j'avale toute la boîte que j'ai volé dans le placard à pharmacie. Sous le poids de ces images, qui me rappellent mon insouciance, je m'écroule sur le sol gelé. Comme si la douleur interne n'était pas suffisante, il faut que celles qui parsèment mon corps se réveillent à leur tour. Sous cette souffrance, de nouvelles images chassent les précédentes. Vision cauchemardesque de cet être abject qui me frappe et tente de franchir mon intimité.

Un cri perce la nuit. Mon cri. Dès que je m'en rends compte, j'enfonce mon poing dans la bouche pour éviter au suivant de franchir mes lèvres. Mes pleurs redoublent d'intensité, devenant très vite incontrôlable. Mon corps est secoué de spasmes. Je ne sais même plus si c'est lié au froid ou à tout ce qui me détruit de l'intérieur. J'essaie de me réconforter comme je peux, afin de trouver le courage nécessaire pour en finir avec tout ça. Ce n'est pas en ressemblant à une larve que je pourrais franchir le fossé qui me mènera de l'autre côté, là où plus rien ne pourra me toucher. Là où je trouverai le repos, celui qui apaisera mon âme, celui qui me délivrera pour l'éternité.

Déterminée, j'essuie mes larmes du revers de la main, avant de m'adosser contre le tronc. Mes dents claquent tant je suis frigorifiée, néanmoins je m'en fiche. Sous peu, plus rien ne pourra m'atteindre, encore moins ce froid mordant.

Un enfant et sa mère, je suppose, passent devant moi. Le sourire de ce jeune garçon adressé à cette femme, qui semble l'aimer plus que tout, me rappelle combien la mienne me déteste. J'aurais tant souhaité qu'elle soit identique à cette personne, qu'elle m'embrasse sur le sommet de la tête comme elle vient de le faire avec son fils. Je ferme les yeux un instant pour échapper à cette vision. Quand je les rouvre, plus rien ne pourra me ramener en arrière. Je dois le faire.

Je fais tourner la boîte quelques secondes entre mes doigts avant d'en extraire un comprimé. Je l'emmène vers ma bouche, mais au moment de lui faire franchir mes lèvres, je suis prise d'une énorme hésitation. Le courage me déserte d'un coup. J'ai peur. Une trouille viscérale de ce qui m'attend de l'autre côté. Mon geste me permettra-t-il d'atteindre les portes du paradis ou bien serais-je condamnée à souffrir même après la mort ? Ma main s'éloigne d'elle-même de ma bouche. Je lutte contre moi-même pour l'y ramener. Vivre ne peut plus être une option, je dois réellement en finir.

T'as l'intention de tous les avaler sans flotte, pauvre écervelée ? se moque ma conscience, sous forme de la voix de ma mère.

Dans mon départ précipité, il est vrai que je n'ai pas pensé à prendre de l'eau. Ça aurait été plus simple. Au moins si je l'avale de travers, je mourrai étouffée. Même si ce sera dans d'atroces souffrances, j'aurais atteint mon but final. C'est l'essentiel. Prise d'une ultime résolution, j'emmène le cachet dans ma bouche. Tandis que je tente de l'avaler, je regarde une dernière fois en direction du soleil. Le ciel magnifique, pour ce mois de décembre, me pousse à regretter mon geste. Mais je n'ai plus la force de me battre, alors comment faire ? Comment aller de l'avant quand l'astre du jour, lui même,ne brille plus vraiment pour vous ?

Un rire chaleureux s'élève à quelques pas de moi. Je tourne la tête dans cette direction et vois l'enfant aperçu un peu plus tôt s'amuser avec sa mère. Je ne sais pas quel signe, je dois interpréter dans cette vision. Que la vie vaut la peine d'être vécu ? Non, c'est faux ! Je suis arrivée au bout. Aucun retour en arrière n'est possible. Je dois le faire. De toute façon, je suis certaine que personne ne me regrettera. Ma mère se fout bien de ce qui peut m'arriver et mon père, lui, est aux abonnés absents depuis tellement d'années que je serais incapable de le reconnaître si je le croisait. Quant aux Baldwin… je ne préfère même pas y penser.

Et moi ?

Cette fois, ma conscience a décidé d'emprunter la voix de Killian pour me ramener à la raison.

Je suis désolée, Killian. C'est trop dur, je n'y arrive plus.

Démunie, je tente d'avaler le contenu de ma bouche. Cependant ma salive ne se relève pas suffisante pour que je puisse l'entraîner vers l'arrière de ma gorge. J'essaie une nouvelle fois, mais j'obtiens le même échec cuisant. Je n'y arriverai pas. Vaincue, je finis par le recracher. Les larmes coulent à nouveau sur mes joues. Je me déteste de ne pas pouvoir aller jusqu'au bout de mes désirs. Je me hais de toutes mes forces. Je suis une putain d'incapable. Je ne vaux rien. Le poids de mes sentiments aussi sombre qu'un puits sans fond m'entraîne vers le sol.

Allongée, je ressens à nouveau la morsure du froid. Je grelotte de longues minutes avant de fermer les yeux. Je ne sais pas ce qui se passe ensuite, mais quand je reviens à moi, je sens quelque chose sur mon dos. Quelque chose qui me tient chaud et qui m'enveloppe d'une agréable odeur. Je cligne à plusieurs reprises mes paupières, avant de les ouvrir totalement. La première chose que je vois ce sont des baskets usées. Je ne sais pas à qui elles appartiennent, mais mon intuition me pousse à croire que leur propriétaire ne me veut aucun mal.

— Accroche-toi à moi. Je te ramène.

Sans vraiment être consciente de mon geste, j'enroule mes bras autour du cou du gars. J'ai confiance en lui. C'est ancré en moi. Il me soulève aussitôt dans ses bras pour me blottir contre son torse aussi dur que du béton. J'enfouis ma tête dans son cou. Ici, je suis en sécurité. Plus rien ne pourra m'atteindre. Il me protégera de tout le mal qu'on peut me faire. Je le sais, c'est gravé au plus profond de mes entrailles.

Au moment où il me repose sur le sol, je finis par prendre conscience de la personne qui est venu me sauver.

Killian.

Debout devant moi, il scrute mon visage avec colère. Je ne sais pas si elle est liée à ce que je viens de faire ou à ce qu'il découvre en me dévisageant. Et ce n'est pas les questions qui fusent de ses lèvres qui m'aideront à me fixer.

— Qui t'a fait ça ? Qu'est-ce que tu foutais dans le froid avec une telle tenue ? Tu voulais crever ou quoi ?

Fautive, je baisse les yeux.

— Merde, Lucy ! J'ai déjà perdu ma frangine. Comment veux-tu que j'encaisse un suicide supplémentaire en si peu de temps ?

Je déglutis difficilement devant cette vérité. Sans le vouloir, poussée par mon geste égoïste, j'allais le détruire encore plus qu'il ne l'est déjà. Je relève la tête, très lentement vers lui. Quand mes yeux finissent par s'accrocher aux siens, j'y lis toute la peine que je lui ai causée et je m'en veux horriblement.

— Je suis désolée, m'excusé-je.

Il mordille sa lèvre avant de me contourner pour déverrouiller sa voiture, située derrière moi. Il m'invite à y entrer, avant de la contourner dès que je suis bien installée sur le siège passager. Une fois derrière le volant, il allume le contact, afin de mettre le chauffage en route, qu'il pousse à fond. Il doit craindre que je sois vraiment frigorifiée, à la limite de l'hyperthermie. À vrai dire, il n'aurait pas tort de le penser.

Sans oser bouger de peur de le froisser plus que je ne l'ai déjà fait, j'attends patiemment qu'il me conduise je-ne-sais où. J'espère qu'il ne me ramènera pas chez les Baldwin. Je suis encore trop furieuse après Deb qui m'a trahie de la manière la plus dégoûtante qui puisse être. Quand je me rends compte au bout de plusieurs secondes que nous n'avons pas avancer d'un iota, je tourne la tête en direction de Killian. Lui, se contente de fixer le pare-brise les mains crispées autour du volant. Son attitude me donne la chair de poule. Il est furieux comme jamais je ne l'ai vu. En règle générale, il garde son sang-froid en permanence, alors le voir prêt à rugir me perturbe énormément. Je ne sais pas quoi dire pour l'apaiser. Je me sens tellement coupable de son état.

— Raconte-moi ce qui s'est passé ! finit-il par me sortir après plusieurs très longues secondes de silence.

Quand il se tourne vers moi, son regard perçant me déstabilise. On dirait qu'il cherche à fouiller dans mes pensées à travers son regard. Cette fois, c'est moi qui garde le silence. Je ne sais même pas par où commencer. Que lui dire en premier ? Quelle sera sa réaction lorsqu'il découvrira quel monstre partage la vie de ma mère ? Vu sa manière de vouloir me protéger en permanence, j'ai la frousse de ce qu'il pourrait entreprendre par la suite. Je sais que ce n'est pas un ange. Il en est loin. Très même.

— Dis-moi ! J'ai besoin de savoir, Lucy.

Je ferme les yeux pour encaisser ces mots qu'il vient de sortir avec rage. Quand je les rouvre, ses prunelles se sont recouverts d'un voile de tristesse. Dans sa tête, tout doit se mélanger : la mort de sa petite sœur et mon désir d'en finir avec la vie. Je dois le soulager en lui avouant la vérité. Puis sans Deb, il reste la seule personne en qui j'ai confiance. Le seul qui peut me soulager un peu du poids de mon enfer désormais.

— S'il te plaît, souffle-t-il.

Pour ne plus avoir à me confronter à son regard, je tourne la tête vers la vitre passager. J'observe la rue déserte. Les gens doivent encore dormir, au chaud sous leur couette ou profiter d'un moment agréable en famille au coin du feu. Chose que je ne connaîtrais jamais. Je retiens une larme qui menace de s'échapper, avant de me lancer dans un très long monologue. Je lui parle de ce monstre qui m'a éloignée de Logan, puis lui révèle certaines atrocités qu'il m'a fait subir. J'omets quelques détails, que je préfère qu'il ignore. Je ne veux pas qu'il sache tout ce que j'ai vécu. À plusieurs reprises, je le sens se tendre derrière mon dos, néanmoins ce n'est rien comparé au violent coup qu'il donne dans son volant au moment où je cesse de parler. Surprise, je bondis sur mon siège, avant de me tourner vers lui. Son visage s'est assombri et ses yeux ne ressemblent plus qu'à deux simples fentes, tant sa rage en découle.

— Je vais le massacrer, cet enculé ! grince-t-il.

Je sais qu'il en est capable. Pour le convaincre du contraire, je plonge mon regard dans le sien et secoue la tête.

— Non, tu ne peux pas faire ça ! S'il a agi ainsi, c'est entièrement de ma faute.

Un coup dans l'estomac ne l'aurait pas plus interloqué que les mots qui viennent de franchir mes lèvres. La mâchoire décrochée, il m'observe comme si je venais de sortir la pire débilité de ma vie. Ce n'est pourtant pas le cas.

— Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? me questionne-t-il après avoir repris contenance.

— C'est la vérité ! m'insurgé-je.

— Vraiment ? C'est toi qui le provoque ? T'as envie qu'il te baise, c'est ça ?

Face à ses paroles crues, je secoue la tête. Non, ce n'est pas ce dont j'ai envie. Je n'ai jamais rien demander à cet homme et encore moins qu'il me touche ou essaie de faire de moi sa chose. Ce monstre me répugne. Mais ma mère m'a si souvent dit que tout était de ma faute, que je ne parviens pas à me convaincre du contraire.

Killian pose ses mains sur mes joues pour me forcer à ne pas fuir son regard. Quand il est sûr d'avoir toute mon attention, il me dit d'une voix très calme :

— Ce salopard est un monstre, Lucy. C'est un pervers, violeur et j'en passe. Ce gars mérite d'être derrière les barreaux. Je ne sais pas qui t'a convaincu que tout était de ta faute, mais ce n'est pas le cas. Tu dois vraiment me croire, Lucy. Et je sais de quoi je parle. Les pourritures, je sais les reconnaître.

Il laisse passer un ange durant lequel il tente de me persuader à travers ses yeux. Contre toute attente, j'opine du chef. Pourtant au fond de moi, je reste sceptique.

Oui, le mari de ma mère m'a fait subir des atrocités, mais ne l'ai-je pas un peu voulu ? Je ne sais plus. Je me sens complètement paumée entre ce que Killian vient de me dire et ce que ma mère m'a rabâché chaque fois que j'ai tenté de lui parler.

— Bien. La prochaine fois que tu as des idées aussi noires, viens me voir ou appelle-moi.

— Je ne connais même pas ton numéro de téléphone, lui avoué-je d'une toute petite voix, presque honteuse.

Un léger sourire naît sur ses lèvres tandis qu'il secoue la tête.

— Deb l'a. Tu aurais dû lui demander au lieu de n'en faire qu'à ta tête, petite sœur.

J'aime quand il m'appelle ainsi, ça me donne l'impression d'avoir une vraie famille. Un léger poids semble se retirer de mes épaules. J'ai vraiment de la chance que ce mec soit entré dans ma vie. Il est ma lueur d'espoir dans ce monde rempli de ténèbres.

— Tu sais que je serais toujours là pour toi... Surtout quand il s'agit de faire chier Baldwin, plaisante-t-il.

Un léger sourire s'esquisse sur mes lèvres alors que je repense au baiser qu'il m'a donné pour faire enrager Logan. Quand je raconterai, dans dix ans, que le premier gars qui m'a embrassé était mon frère de cœur pour en énerver un autre, je suis certaine que tout le monde en rigolera.

— Je préfère te voir ainsi, me déclare-t-il en souriant à son tour.

Puis, d'une main, il ébouriffe mes cheveux, avant d'enclencher la marche avant. Dès que la voiture démarre, je prie pour qu'il m'emmène n'importe où sauf chez les Baldwin. Néanmoins, je dois vite me rendre à l'évidence lorsque nous bifurquons dans leur rue.

— Emmène-moi ailleurs, le supplié-je.

Il pose une main qui se veut réconfortante sur ma cuisse, avant de me répondre.

— On m'a demandé de te ramener chez eux. Bon, je dois admettre que savoir que tu vas partager la baraque de l'autre con ne me plaît pas beaucoup, mais je n'ai pas le choix.

Je secoue la tête de plus en plus vite. Il en est hors de question ! Je refuse. N'importe où sauf ici ! Je suis incapable de pardonner à Deb, c'est encore plus vrai en ce qui concerne son aîné. Tous les deux m'ont fait trop de mal, même si leur objectif n'était pas le même.

— Personne ne pourra mieux te protéger que le père de Deb, me déclare-t-il après avoir garé la voiture devant leur maison.

— Tu pourrais me ramener chez toi ! Non ? Qu'est-ce que t'en penses ?

D'un bras autour des épaules, il m'attire contre lui.

— Je passerai ici tous les jours et si le frangin de Deb te fais chier, je lui montrerai qu'on ne touche pas à ma petite sœur.

Je sais qu'il tente de me rassurer, que tout devrait bien se passer, mais je refuse obstinément de sortir de cette bagnole. Il lui faut toute sa conviction et qu'il quitte le premier l'habitacle pour qu'à mon tour j'en sorte.

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