Le Passage

de Image de profil de J. AtarashiJ. Atarashi

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Comme on dit dans le milieu musical : featuring Res Sergent and Mister Romogolus :-)

La fière Trirème voguait avant toute, tentant d'échapper au grain. Le rythme infernal imprimé par le Taiko (1) épuisait la chiourme (2), arrachant aux rameurs des ahanements gutturaux. Les corps luisants de sueur, deux cent cinquante-cinq galériens répartis en cinquante et un bancs de rame souquaient en cadence. Leurs muscles saillants, bandés à la limite de la rupture, dansaient sous leur peau hâlée par le soleil et les embruns. Parfois, le fouet de l'argousin (3) claquait, striant les dos de longues estaffilades et extirpant un cri de douleur aux malheureux épuisés.

Mais ni la sueur ni le sang n'y faisaient. Le navire perdait du terrain. La monstrueuse formation nuageuse semblait animée d'une vie propre. Elle était apparue peu après que le soleil eut atteint son zénith et s'était développée à une vitesse que de mémoire de marin, l'on avait jamais vue. Ni le ciel d'azur vierge de tout nuage, ni la très légère brise qui jusque là peinait à gonfler l'unique voile, ni la mer d'huile n'avaient laissé présager de quoi que ce soit.

La tempête était apparue au ponant, sur l'horizon, là où le ciel et la mer se confondaient comme deux amants enlacés. Une immense masse grise, tourmentée, menaçante, déchargeant à intervalles réguliers sa colère au travers de longs éclairs qui parfois, venaient frapper la surface. Depuis peu, de sourds grondements les accompagnaient, un lieutenant tentait alors d'estimer la distance du terrifiant maelström.

— Trois nautiques, Capitaine, annonce le jeune officier.

Debout sur le tabernacle (4), bras croisés, bien campé sur ses deux jambes, le vieux loup de mer ne quitte pas des yeux la bête, pas même pour donner ses ordres.

— Bosco (5)...

— Capitaine ?

— Va me chercher la prisonnière. La teigne. Cours.

Le bosco s'exécute sans un mot. Il n'a pas pour habitude de discuter les ordres, mais la perspective de faire monter cette sorcière sur le pont ne le réjouit en rien. La dernière fois qu'il l'a sortie de sa cage, il a perdu un de ses hommes. Ils avaient dû s'y reprendre à deux fois pour assommer la furie. Trop tard pour le malheureux hale-bouline (6), dont le cou s'était brisé dans un horrible craquement entre les bras de la femme. Deux autres matelots s'en étaient tirés à meilleur compte, un bras cassé pour l'un, quelques côtes pour l'autre.

Maudit Teixo, c'est lui qui s'était opposé à ce qu'il fasse passer par dessus bord les deux femmes. Le capitaine, qui lui mangeait dans la main, n'avait rien voulu entendre. Tout au plus le maître d'équipage avait-il obtenu que les deux filles soient enchaînées même lorsqu'elles demeuraient dans leur cage. Depuis lors, elles n'en étaient plus sorties.

Sans surprise, il les trouve lovées l'une contre l'autre. La cage est si étroite qu'elle ne leur permet ni de se tenir debout, ni de s'allonger entièrement. Deux chiennes dans une même niche, pense le bosco. Pourtant si différentes. La plus petite, sèche et musclée, a le teint halé des paysans et des marins. Sa peau brunie par le soleil et les embruns laisse deviner des muscles fins et déliés, qui au moindre mouvement, font danser des reflets luisants et des zones d'ombres sur l'épiderme ambré. Un crâne rasé à nu - comme le reste de son corps d'ailleurs - surmonte deux grands yeux sombres. L'autre est plus grande. Toute en courbes et en volupté, avec ses longues nattes brunes et sa peau laiteuse,. Ses seins lourds hantent depuis un moment les soirées du Bosco. Autre chose, pense-t-il, que les deux petits mamelons arrogants de la teigne.

— Faites-la sortir, aboie-t-il à deux des trois hommes qui l'accompagnent.

Il attrape le dernier par le bras,pointant son index vers la poitrine du matelot.

— Toi tu restes ici. Tu fermes la cage derrière elle, et si je t'en donne l'ordre, tu égorges sa petite copine.

Puis, se tournant vers la teigne, il ajoute :

— Compris ma jolie ? Tu bouges sans mon ordre, tu respires de travers, tu manques de respect au dernier d'entre nous, c'est elle qui paye. Clair ?

Yumi lui lance un regard noir, puis se tourne vers Saavati et la rassure. Tout va bien se passer. Quand elle s'accroupit pour se faufiler par l'étroite ouverture, la main de Saavati glisse le long du bras de sa compagne, comme si elle tentait d'un geste doux de la retenir. Une fois extirpée de sa prison, Yumi en profite pour s'étirer. Discrètement, elle détend son dos, roule doucement des épaules. C'est si bon de délier son corps ankylosé. Mais déjà, un des gardes s'empresse de lui passer une paire de lourdes menottes.

— Mets-lui les bras derrière le dos, ordonne le bosco.

Une fois fait, d'une brusque traction sur la chaîne reliée au cou de la prisonnière, le garde l'attire dans la coursive. Quand elle débouche à sa suite par l'écoutille et prend pied sur le pont, elle doit affronter des regards mauvais.

— A genoux devant le capitaine, lance le maton.

— Laisse, rétorque l'officier. J'ai à lui parler.

D'un geste de la tête, il indique la masse noirâtre qui semble avoir encore grossi. Elle barre maintenant un bon tiers du ciel. Le vent a forci, la houle ballote le puissant navire comme une coquille de noix.

— Qu'est-ce donc que cette chose ? lance le commandantà à la jeune femme.

— Vous avez des yeux comme moi, que voulez-vous que je vous dise que vous ne sachiez déj...

Schlaaack ! La gifle a fusé, si violente que la tête de la prisonnière s'en va valdinguer vers la droite en faisant tinter les chaînes qui la retiennent. D'indifférent, le regard du Capitaine se fait dur.

— Répond sans détour, je n'ai pas de temps à perdre. Reg Teixo prétend que tu as le pouvoir de prédire le temps et que ton don est infaillible.

— Où est-il? lance-t-elle, hargneuse. Tendue, elle anticipe une seconde gifle, mais elle ne vient pas.

— Débarqué il y a trois jours déjà. A sa demande.

Le ton est direct, presque haché, comme pour lui rappeler qu'il la veut concise.

— Je ne sais de quoi il s'agit, fait-elle, le regard tourné vers la menace. Ce matin encore, je vous aurais promis un ciel d'azur et une mer d'huile.

— Sorcière, grommelle le Bosco entre ses dents. Le Capitaine le calme d'un geste.

— Et pour ce soir ? demande le maître du bord. Que vois-tu ?

Les yeux mi-clos, Yumi observe longuement encore le phénomène. Quand tout à coup elle les écarquille, elle blémit. Le vent a encore forci,. A chaque creux la galère vient maintenant taper durement. Les officiers s'affairent, s'agrippant au bastingage. Yumi, déséquilibrée manque de choir, retenue in extremis par la chaîne reliée au collier métallique qui lui enserre le cou.

— Je ... je ne saurais dire. Par les dieux, je jure que je ne saurais le dire. C'est noir. Tout noir !

— Sorcière ! lance le Bosco.

Des regards se tournent vers eux, les cris commencent à fuser.

— Sorcière !

— Qu'on la jette à la mer !

— A la baille (7) la catin !

C'est le second qui reprend la main, rappelé à l'ordre par l'urgence et la manoeuvre.

— Hola ! Lance-t-il. Chacun à son poste ! Carguez (8) la voile, carguez la voile !

L'équipage s'active. De panique il n'est encore point question, les hommes s'appliquent à exécuter ardemment des gestes mille fois répétés. Nul besoin maintenant d'houspiller les rameurs aux prises avec les éléments déchaînés. Chacun lutte pour sa vie. La masse sombre a maintenant recouvert l'entièreté des cieux, engluant le navire dans une pénombre dense et menaçante. Quand le bâtiment vient à nouveau taper dans un creux, la structure émet un long et sinistre craquement alors que comme ses gêoliers, Yumi est violemment projetée au sol. Sonnée, elle n'a pas le temps de se relever qu'une formidable lame balaye le pont, emportant capitaine, Bosco et plusieurs marins.

Elle suffoque, l'anneau autour de son cou pénètre sa chair, écrase sa trachée. C'est à grand peine qu'elle se rétablit à genoux, recrachant l'eau abominablement salée. La panique s'empare de l'équipage tandis que l'embarcation commence à gîter dangereusement. La chaîne l'entraîne, elle glisse sur le pont, vient buter sur un corps. Un de ses deux gardes. Inanimé. Une traction encore sur la chaîne, qui lui entaille le cou. Le deuxième sbire, le visage en sang, se cramponne de toute ses forces au lien métallique. La jeune femme se raidit, l'air lui manque. Alors d'un bond, elle est sur lui. Le chevauche, à califourchon, lui décoche un formidable coup de tête en pleine face. Mais l'homme a le temps de lui passer la chaîne autour du cou. Il s'y agrippe de tout son poids, elle suffoque. Elle perçoit le sang qui reflue de son cerveau. Les mains menottées dans le dos, elle n'a que peu d'options. Ses cuisses ensèrent les flancs de son adversaires, comme un étau. Un second coup de tête. Puis un troisième.

Crève ! Crève putain, crève !

Mais ses coups faiblissent. L'homme est coriace. Il est fort, Yumi sent ses forces l'abandonner. Elle ne veut pas mourir ! Alors de ses dents, elle se saisit de son nez. Et elle mord. Elle mord de toute ses forces, de toute sa rage, puis tire un grand coup. Elle recrache le morceau de chair tandis que l'homme hurle de rage et de douleur, mais l'étreinte se deserre à peine. Elle se jette sur la lèvre inférieure, réitère l'opération. Quand elle arrache la chair tendre entre ses dents, les hurlements redoublent. Elle lui dévore maintenant la joue, telle une louve affamée. L'homme lache prise. Erreur. Elle est déjà debout.

Son talon vient s'enfoncer à pleine vitesse au milieu du visage. Un craquement sonore accompagne l'impact. Quand une nouvelle lame vient balayer le pont, elle a juste le temps d'agripper la chaîne tant bien que mal. Lorsque la vague reflue, elle se rue sur le corps au visage déchiqueté. L'homme est inerte, mort peut-être, mais menotée comme elle l'est, elle peine à attraper le trousseau de clés qui pend à sa ceinture. Elle se reprend et parvient au pris d'une pénible contorsion à ramener ses bras devant elle. Elle arrache le césame. Le pont est mainteannt désert, c'est la panique sur les bancs de rame inondés et la pagaille parmi les garde-chiourme. Les ordres et les contre-ordres fusent, personne ne fait attention à elle. Elle se précipite et ce n'est qu'un fois à l'abri de la coursive qu'elle prend le temps de retirer ses menottes. Mais elle déchante et peste. Il n'y a pas de démanilleur (9) sur le trousseau !

Tant pis pour les menottes, elle avisera. Quand elle pénètre dans la cale, elle a déjà de l'eau jusqu'à mi-cuisses. Le garde en charge de la surveillance de Saavati, blanc comme un linge, n'a pas encore osé quitter son poste. Lorsqu'il la voit, il comprend de suite que les choses ne se sont pas passées comme prévu. L'attaque est rapide, foudroyante même, mais pas suffisament. Elle pare la lame avec la chaîne de ses menottes et d'un rapide mouvement, enserre le poignet adverse entre les maillons, en lançant à pleine vitesse son genou sur l'avant-bras de son assaillant. Le cri de douleur se mêle au hurlement rageur de Yumi. Il lache son couteau qui disparaît sous la surface. Alors qu'il tente de s'en emparer, aveuglé par l'eau salée et perclus de douleur, elle se jette sur son dos et passant les menottes par-dessus la tête de son adversaire, entreprend de l'étrangler tout en lui mainteannt la tête sous l'eau. Elle serre, serre, serre encore. Quand le corps s'affaisse entre ses cuisses et ses bras, elle maintient la pression un instant encore. Jusqu'à ce que les dernières bulles éclatent à la surface.

Est-ce le niveau de l'eau qui monte ou le navire qui gîte de plus belle ? Recroquevillée dans l'étroite cage, seule la tête de Saavati émerge encore. Elle panique.

— Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir !

Yumi ne prend pas la peine de la calmer, toute affairée qu'elle est à essayer chacune des clés dans la lourde serrure. Le mécanisme immergé ne l'aide en rien. Mais la cinquième est la bonne. Elles pataugent dans la baille, le bateau est maintenant entièrement couché sur son flanc. La coursive ! Mais l'issue est totalement immergée.

— On plonge !

— Mais les menottes, on ...

— On a plus le temps ! Suis-moi ! ordonne Yumi.

Sous les yeux horrifiés de Saavati, elle plonge sous la surface. Pas le choix, il faut la suivre. De leurs mains entravées, elles s'aggripent comme elles le peuvent aux parois, poussent avec leurs pieds sur la moindre aspérité. Quand elles franchssent l'écoutille, c'est un effroyable spectacle qui s'offre à elles. Les bancs de rame tribords sont totalement immergés. Sous la surface, on devine les corps inertes des malheureux galériens. Le flanc babord émerge encore, les rameurs ont glissé dans l'eau qui à tout moment menace d'emporter la galère par le fond. Retenus par leurs chaînes, ils se débattent contre les flots avec l'énergie du désespoir. Le comite (10) et un pertuisanier (11) tentent de libérer les rameurs. Saavati saisit le bras de sa compagne qui déjà, file vers le gaillard d'arrière.

— Yumi !

Mais la jeune femme, si elle se retourne, reprend sa course vers la poupe sans même lui répondre.

— Yumi ! Il faut les aider.

— Ils vont tous mourir, lui répond-elle en criant.

Ils leur faut maintenant hurler pour supplanter le vacarne du vent, de la houle et des craquements du navire. Yumi aggrippe le bras de sa compagne et l'entraîne d'autorité.

— Ils vont mourir ! aboie-t-elle encore une fois. Et s'ils survivent, ils nous tueront ! Suis-moi !

Elle l'entraîne vers le château de poupe. La progression est difficile, elles pateaugent dans l'eau, une main sur le pont dressé à la verticale. Quand elles-y parviennent, Yumi avise une rembarde qu'elle entreprend péniblement de démonter. Munie d'une gaffe qu'elle saisit au passage, elle s'arc-boute, tire, pousse. Elle hurle à sa compagne :

— Trouve n'importe quoi ! Un pieu, une barre ! Il faut qu'on arrache cette structure !

Quand Saavati réapparait une hache à la main, Yumi la contemple, sidérée. Un miracle ! C'est un miracle ! Elle lui lance un sourire.

— T'es la meilleure !

À suivre

(1) Taiko : au japon, art de jouer du tambour. Par extension, grand tambour, avec lequel on imprime la cadence aux rameurs.

(2) Chiourme : ensemble des rameurs d'une galère

(3) Argousin : sous-officier chargé de la garde et de la surveillance des forçats

(4) Tabernacle : plate-forme surélevée à la poupe (arrière) d'une galère où se tenait le capitaine pour commander la manœuvre.

(5) Bosco : maître d'équipage

(6) Hale-bouline : jeune matelot peu expérimenté.

(7) À la baille ! : (qu'on la jette) à la mer !

(8) Carguer les voiles : replier et amarrer les voiles d'un navire contre le mât (ou contre les vergues).

(9) Démanilleur : outil métallique dont le centre est évidé, servant à démaniller, ç.à.d. à ouvrir les manilles.

(10) Comite : sur une galère, sous-officier qui commande l'ensemble des rameurs.

(11) Pertuisanier : gardien des prisonniers condamnés aux fers.

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En réponse au défi

Naufragé...

Lancé par LibertyAly

Imaginez un naufrage aussi psychologique que réel. Il peut très bien parler d'un bateau qui coule que d'une personne qui réussit à sortir d'une spirale psychologique infernale !

Commentaires & Discussions

Dialogue de sourdsChapitre11 messages | 11 mois
AcalmieChapitre40 messages | 11 mois
TempêteChapitre77 messages | 1 an

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