Acalmie

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Merci à Romogolus pour son aide précieuse :-) Sans lui ce chapitre ne serait pas ce qu'il est.

Saavati pousse un cri quand la poupe s'enfonce, soulevant la proue et les deux amies plusieurs brasses [1] au-dessus des flots. Yumi redouble d'efforts, s'acharne sur le dernier madrier. Au moins, hors de l'eau, est-elle plus libre de ses mouvements. Elle frappe, frappe, frappe encore. Dans un craquement, la structure s'arrache, tandis que le vaisseau sombre lentement dans les eaux noires. Elle enserre une épaisse balustre, gênée par ses menottes, et hurle à Saavati :

— Accroche-toi ! Accroche toi à cette rembarde, et ne lâche pas ! Ne lâche pas !

Elles flottent maintenant, accrochées à leur radeau de fortune, seule la proue du navire émerge encore, à quelques brasses de distance. Quand elle disparaît enfin et que l'épave file vers, le fond, elle manquent d'être aspirées à sa suite. Mais elles tiennent bon. Elles s'accrochent à l'esquif, à peine plus grand que leur cage, ballotées par les vagues monstrueuses. Parfois, au hasard d'un creux, elles distinguent l'un ou l'autre naufragé qui tente de surnager. L'un d'entre eux semble se diriger vers elles quand subitement, il disparaît. Alors, elles attendent la mort. Car jamais leurs forces ne leur permettront de s'agripper toute la nuit, et au loin, le soleil se couche.

Le soleil !

Le coeur de la jeune femme bondit dans sa poitrine.

— Saavati ... Savaati, fait-elle en pointant du menton l'horizon baigné de lumière.

Devant le regard interrogatif de sa compagne, elle poursuit :

— Le soleil ! Le soleil se couche ! La tempête ... elle ...

Elle n'a pas besoin de terminer sa phrase. Déjà la houle se calme, le vent faiblit. La monstrueuse formation nuageuse s'éloigne, laissant la place à un ciel d'azur, strié ça et là de filaments nuageux qu'éclaire la chaude lumière du soleil couchant. La tempête est partie aussi vite qu'elle est venue. Yumi avise quelques débris.

— Attrape tout ce que tu peux attraper ! Tout ce qui flotte !

Elles se démènent encore jusqu'à ce que le soleil disparaisse derrière l'horizon. La récolte est bien maigre. Quelques planches, une gaffe, un peu de paille. Pas même un cordage. Elles renforcent cependant leur esquif comme elles le peuvent, croisant les planches par-dessus la structure de la rembarde, confectionnant un semblant de couche avec la paille. Il fait nuit maintenant. Elles flottent au milieu d'une mer d'huile, seule une légère brise vient perturber l'absolue immobilité qui les entoure. Leur embarcation, longue de moins de dix pieds et moitié moins large, leur permet tout juste de s'allonger. Elles se laissent aller, épuisées.

***

C'est le bruit qui réveille Yumi. Des chocs à la fois rapides et saccadés, comme un pivert devenu fou. Elle comprend quand elle sent Saavati trembler de tous ses membres. Elle claque des dents ! Nue et trempée, la fraicheur de la nuit finira par avoir raison d'elle. Yumi la pousse sur le côté, l'attire à elle et se colle dans son dos, l'entourant de ses bras. Elle la serre au plus fort, comme si elle cherchait à maximiser la surface de contact entre leurs peaux respectives. Au bout d'un long moment, Saavati se calme un peu. Elle grelotte toujours, mais c'en est fini des convulsions.

— T'as ... t'as p..pas froid ?

— Chuuuut, fait Yumi.

— Co ... comment tu fais ? Même tes mains sont tièdes.

— Chuuuut. Essaie de dormir ...

***

Le soleil est au zénith. Allongées côte à côte, elles n'ont que peu parlé depuis le lever du jour.

— J'ai soif, fait Saavati.

— Je sais.

Silence. Yumi contemple l'astre diurne, observe sa lente descente puis clot les yeux. Quand elle les rouvre, le ciel est paré de ses couleurs oranges et rouges. C'est beau, pense-t-elle. Un jour déjà. D'ici peu, il fera à nouveau nuit. Quand elle se tourne vers son amie, elle baisse les yeux. Sa peau d'ordinaire si pâle est cramoisie, brûlée par le soleil. Le supplice de la nuit froide n'en sera que plus cruel. Elle l'enlace, autant prévenir l'arrivée de la fraîcheur. Saavati sursaute quand les bras de son amie se posent sur ses épaules écarlates. Yumi fait mine de ne pas remarquer les larmes qui coulent sur les joues de sa compagne d'infortune. Sous peu, elle n'aura plus assez d'eau pour pleurer.

***

— On va mourir ici, fait Saavati dans un soufle.

Yumi tourne doucement la tête. Depuis midi, une douleur sourde lui vrille le crâne. Les premiers signes de déshydratation. Son coeur se serre à la vue de la jeune femme. Sa peau d'ordinaire si douce n'est plus qu'une enveloppe écarlate. Des cloches commencent à se former sur ses seins et ses épaules, sur son nez aussi. Ses lèvres sont crevassées. Elles n'ont que peu dormi durant la seconde nuit, secouées toutes deux par les tremblements de Saavati.

— Tu ne dis rien, reprend la jeune femme ? Elle déglutit tant le fait de prononcer ces quelques mots lui fait mal, tourne les yeux vers Yumi.

— Probablement, fait cette dernière.

— Probablement quoi ?

— Qu'on va crever. S'il ne pleut pas très vite, on va crever. Demain, au plus tard après-demain.

Elle marque un temps avant de reprendre, tandis que Saavati prend sa main dans la sienne.

— Et s'il pleut, ça nous fera gagner un jour. Si on arrive à récupérer l'eau.

Le silence qui s'ensuit est si long qu'on pourrait les croire endormies. C'est Yumi qui reprend.

— Et même s'il pleuvait tous les jours, ça ne ferait que retarder notre agonie. On crèvera de faim.

***

Troisième jour. Saavati s'est endormie peu après midi. Le soleil va se coucher et Yumi ne parvient pas à réveiller son amie. Peut-être celà vaut-il mieux, pense-t-elle en contemplant le spectacle de son corps meurtri. Un liquide purulent perle maintenant sur les surfaces les plus atteintes. Quant à elle, le mal de tête n'a fait qu'empirer. Elle a soif, si soif. Elle veut juste ... boire, et puis dormir. Elle se sent glisser, comme dans un rêve. C'est doux. La douleur se fait diffuse ... puis disparaît

***

— Cabitèn, moun à la mè ! [2]

La jeune patronne du Tribordeur relève le nez de ses cartes. Saladienne ! [3] se dit-elle. Pas moyen d'avoir la paix quelques minutes pour faire le point. Mais sur le pont, Léonnidec insiste.

— Cap'taine ! Vous d'vez v'nir voir ça !

En soupirant, elle s'extrait de la timonerie pour rejoindre son second.

— Nom d'un p'tit bonhomme à vapeur, Léonnidec, qu'est-ce z'avez à braire ainsi ?

— Zieutez vous même, fait-il en indiquant la proue.

Elle porte les jumelles à ses yeux et n'a aucun mal à les distinguer.

— Sacre-dié ! Timonier, machines stop. Léonnidec, trouvez queu'q'z'hommes pour mett' un canot à la mer. Et emmenez le r'bouteux.

C'est ainsi qu'ils surnomment ironiquement le coq qui, avant de se découvrir une passion pour la marine et la mer, avait servi pendant dix ans comme infirmier dans les armées royales. Il en avait vu assez pour rivaliser avec bien des médecins, ses talents culinaires et sanitaires étaient précieux pour l'équipage. D'ailleurs, quand un homme était au plus mal, pour tous, le rebouteux redevenait, l'espace d'un instant, simplement "Doc".

La distance s'est réduite entre le caboteur et les naufragées. Charlotte scrute toujours avec attention leur radeau, pendant que sur le pont, on s'active à mettre un canot à flot. Les hommes à la manoeuvre ahannent sous le soleil car les treuils sont un brin capricieux. Le mousse ne devait-il pas les graisser ?

— Par la barbe de Watt ! C'est deux bezottes [4]. Enfin, c'était ... y a plus rin qui bouge là-d'suss. J'ai bin l'impression qu'on a deux macchab' sur les bras.

Restée sur le pont, elle suit la progression de la chaloupe avec anxiété. Des marins oisifs l'ont rejointe. Elle se retourne pour les houspiller : les treuils ne vont pas se graisser tout seul, l'infirmerie se préparer par magie ni le navire repartir par enchantement ! Enfin, l'annexe atteint l'embarcation de fortune. La capitaine observe ses quatre matelos et l'infirmier qui, avec mille précautions, transbordent les deux corps inertes. Est-ce trop tard ? Non ! Le coeur de Charlotte bondit dans sa poitrine lorsque le doc lui fait signe qu'elles sont encore en vie.

Alors que le canot se fait encore remonter, le Doc aboie ses instructions, entre deux encouragements d'un quartier-maître bourru à son équipe de manoeuvre.

— Inchtallez deux hamac à l'infirmerie ! Les plus prop'es pochib'es. Et pis trouvez-moi des draps, des linges... et d' l'iau ! Et faites monter un graicheux [5] d'cha bannette [6] : é chont couvertes de chaînes.

C'est plus de deux heures plus tard qu'il vient la retrouver sur la passerelle.

— Alors Doc ?

— È chontmal en point. Complètement zydratées.

— Déshydratées ?

— Ch'est cha. Pas chûr qu'è ch'en chortent. Faudrait les fourguer à l'hochpiche, mais j'imagine qu'on est encore loin.

— On fonce machine avant toute sur Cayenne, on y s'ra dans un jours et d'mi.

— Celle qu'a la boule à zéro, la plus p'tite, ch'est la mieux. La grande, l'est couverte de brûlures et cha ch'est infecté, l'a la fièvre aussi. J'leur ai mis un tube dans l'gosier pour donner d'l'iau avec du chuc avec un toyau. Mais faut vercher, p'tit à p'tit par p'tites doses. J'vais faire la nuit, mais faudra pencher à m'rel'ver au matin pis pour ch'choir.

— Faites pour le mieux Doc. Et voyez avec Léonnidec pour le rôle.

— Jojo leur a r'tiré leurs fers. J'me d'mande quand même ... y a p't-êt'e une raison pour qu'on les ai enkaînées comme des echclaves.

— Parait qu'les arabes continuent c'commerce... Mais on est loin d'leurs atterrages.

— P't-êt'e des déportées, alors ?

— D'mandez à Leonnidec un garde avec un Rolling block [7], on est jamais trop prudent. T't façon, deux femmes sur un bâteau, y en a qui ça peu donner d'mauvaises idées.

[1] Brasse : mesure équivalant à 1,8288 mètre, correspondant à l'envergure des bras, de l'extrémité des doigts d'une main à l'autre.

[2] Cabitèn, moun à la mè ! : Capitaine, homme à la mer !

[3] Saladienne ! : juron ancien, en cours au Québec et dans certaines régions de France, traduisible en "salut de Dieu".

[4] Bézottes : le bézot est le plus jeune enfant de la fratrie. Ici, cela désigne deux jeunes femmes.

[5] Graicheux : graisseux, surnom des machinistes.

[6] Bannette : couchette

[7] Les fusils Remington Rolling block sont parmi les premiers à chargement par la culasse. Ils furent produits entre le milieux des années 1860 et le début du XXe siècle.

A suivre.
Eh oui, il y aura un troisième chapitre. Mais après c'est fini hein, j'arrête !

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