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Samedi 23 février 2019, Laconnex

La conseillère d'État Nathalie Luck était une cavalière émérite. Depuis sa tendre enfance elle montait à cheval.

Elle habitait Laconnex, comme Jean-Pierre Lonfat , et se trouvait par conséquent à deux pas du manège de la gambade à Laconnex. Elle était évidemment membre du club.

Et ce samedi vingt-trois février, elle avait décidé qu'elle allait monter à cheval. Cela lui ferait le plus grand bien. Lui changerait les idées de ce terrible début d'année. Elle avait avertit son garde du corps pour qu'il vienne directement au club du manège de la gambade. Inutile de venir la chercher chez elle. Nathalie Luck n'était pas parano comme son confrère Lonfat.

Kevin Champiot était le garde du corps de Nathalie Luck. Il gara sa voiture sur le parking de la gambade à 9h30. Extrait son gabarit imposant de sa voiture. Il voyait de loin, la conseillère d'État qui préparait son cheval. Il l'avait déjà suivit deux fois au manège. C'était étonnant à voir. Il ne s'était jamais intéressé au chevaux jusqu'ici mais devait convenir, que cela devait être assez excitant. Et voir madame Luck passer les obstacles sur son cheval noir parfaitement brossé était beau à voir. La conseillère d'État n'était pas la chancelière d'État. Autrement dit, elle ne possédait pas la classe et le sex-appeal d'Anna Paguel de Widen. Mais. Quand elle se trouvait sur Séraphin, le nom de son cheval, elle devenait gracieuse, élégante, légère. Elle devenait une belle femme. Oui. Kevin savait que ses pensées n'étaient pas politiquement correct, qu'à notre époque de hashtag ton porc, son propos était profondément sexiste. Mais bon. Lui. Il aimait les femmes qui le faisait bander. Et il savait qu'il n'était pas le seul. Et quel mal y avait-il à cela. N'était-ce pas tout simplement naturel ? Nathalie Luck arrivait sur Séraphin. Le magnifique étalon.

- Bonjour ! Ça va ? lui demanda-t-elle.

Il y avait pas à dire, sur un cheval, la femme, l'homme qui chevauche gagne en prestance, pensa Kevin. Madame Luck devenait presque une bombe parce qu' elle portait une bombe sur la tête.

- Ouais, ça va pas trop mal ! Vous allez faire les obstacles ?

- Oui. Vous devriez essayer ! C'est presque de la philosophie ! Franchir les obstacles de la vie !

- Avec élégance en plus...

- Ouais...à condition de ne pas chuter, évidemment !

Elle rit et fit entrer Séraphin dans le manège. Elle fit d'abord quelques tour de piste pour s'échauffer, puis se lança dans la course aux obstacles. Kevin la regarda un moment. Puis, il entra dans le café du manège de la gambade. Ce n'était pas ici que « E » allait se manifester de toute façon. Il y avait trop de monde. Pas sur la piste, Nathalie était seule à chevaucher en ce moment, mais autour. Des gens qui s'occupait de leur cheval. D'autres qui se baladaient, ou promenaient leurs chiens. Des voitures qui venaient, partaient. Non. Nathalie le lui avait d'ailleurs déjà dit, c'était ridicule de le faire venir ici. Alors ce fut sans la moindre mauvaise conscience qu'il s'attabla à l'intérieur, au chaud, dans le restaurant du club.

- Un café, s'il vous plaît ! Et il vous reste des croissants ? demanda-t-il au serveur au bar.

Il choppa une Tribune de Genève posée sur une table et s'assit à une autre, dans un coin. Le serveur lui amena son café et un panier avec deux croissants. Il commença la lecture. En page trois, l'événement, comment allait se dérouler la semaine suivante. Est-ce que le boycott préconisé par le président français Emmanuel Matton allait être suivi en nombre ? Et si oui, est-ce que les dispositions avaient été prises par les grandes entreprises de la place. Et par les services de l'État ? Les hôpitaux, principalement l'hôpital cantonal ? Un sondage avait été réalisé sur 1000 employés frontaliers. 19 % déclaraient qu'il allait boycotter Genève la semaine du 25 février, 30% qu'ils se rendraient au travail comme d'habitude, 51% ne savaient pas encore ce qu'ils allaient faire. Des experts estimaient que le boycott s'échelonnerait en baissant chaque jour, et pensaient même que, moins de 19% des frontaliers resteraient chez eux le lundi 25. L'aspect « on ne cède pas au terrorisme » l'emporterait. Ce qui représenterait un nouveau désaveu de la politique de Matton. On lui reprochait de récupérer l'affaire « E » pour lui-même, pour redorer son blason et retrouver les faveurs du peuple français grandement mécontent, le mouvement des cartons rouges en témoignait. Mais les experts pensaient également que la crainte de subir des représailles diverses après le boycott et même de perdre son travail jouerait un grand rôle dans le relatif échec de l'opération. Un encadré revenait sur la mort des trois frontaliers à Therens. Les victimes avaient tous reçu la légion d'honneur à titre posthume. C'était dingue quand même pensa Kevin. On part au boulot, on fait l'effort de faire du co-voiturage et bing ! On reçoit une bombe sur la tête. C'était la première fois qu'il voyait ça. En plus, à Genève. En Suisse ! Ce pays où il ne se passe rien d'habitude. Ou si peu. Kevin attaqua le deuxième croissant. Il avait prévu de n'en manger qu'un, mais le restaurant de la Gambade choisissait bien sa boulangerie. Les croissants étaient excellent. Lui-même habitait Sciez, au bord du lac, en France, et était donc frontalier. Est-ce que « E » savait cela ? Courait-il un danger ? Non. Il était de nature tranquille, placide. Il tourna les pages du journal, arrivait aux sports. En foot, Servette caracolait maintenant en tête du championnat de challenge ligue, avec 8 points d'avance. La promotion était quasiment assurée. Kevin y allait de temps en temps au stade de Genève. Avec des potes. Et il espérait bien que Servette retrouve la super ligue. Cela faisait des années que le club genevois gambergeait.

Quelqu'un entra précipitamment dans le restaurant :

- Il faut appeler une ambulance, toute de suite !

Kevin leva la tête. Quelqu'un d'autre arriva ensuite et corrigea :

- Non ! La rega ! Vite ! Le barman saisit son téléphone :

- Mais qu'est ce qui se passe ? Quelqu'un est tombé ?

- C'est madame Luck !

Kevin se leva et sortit. La conseillère d'État était donc tombée de cheval, mais cela il n'y pouvait rien. Ce n'était pas « E » qui l'avait poussé tout de même. Un attroupement entourait la cavalière, d'autre s'occupait de son cheval, Séraphin. Kevin s'approchait et un pressentiment, mauvais, l'envahit. L'expression des gens. Le silence aussi. Personne ne parlait, comme si on ne savait pas quoi dire. Ou qu'il n'y avait plus rien à dire. Il accéléra le pas et commençait à s'inquiéter. Sérieusement.

- Mais qu'est ce qui se passe ? demanda-t-il en croisant un homme avec un chapeau, dans la soixantaine.

Celui-ci lui fit une grimace. Qui en disait long. Kevin se mit à courir. Il enjamba la barrière blanche et entra sur la piste. Il se fit un passage à travers les badauds :

- Je suis son garde du corps ! Je suis son garde du corps ! disait-il en se permettant de pousser un peu les gens.

Et il entendit un : « Eh ben, le garde du corps... », et un : « Il faut annuler la rega, ça sert à rien... ». Il écarta les dernières personnes et vit Nathalie Luck. Et fut tétanisé. Il n'y avait pas besoin d'être médecin pour le comprendre. Dans ce corps complètement inerte il n'y avait plus de vie. Elle ressemblait à une poupée désarticulée. Ses yeux ouverts semblaient scruter le ciel, l'air de dire : « Ah ben, c'est là que je vais maintenant !?....plus tôt que prévu ! ».

- Nom de Dieu ! fit-il, secoué comme jamais il ne l'avait été.

C'était tellement inattendu. Il n'avait pas d'affection particulière pour la conseillère d'État, mais tout de même, ce n'est pas tout les jours que l'on voit un mort. Quelqu'un en parfaite santé, à qui il venait de parler il y a quelques instants et qui maintenant n'est plus là. C'était une réflexion banale, il en convenait. C'était toujours la même histoire. On vit, on vit, on vit. On a une telle habitude de vivre, on ne connaît que ça. Alors quand un jour, ça s'arrête et qu'on ne vit plus, on découvre l'existence de la mort. Concrètement. Alors on est soufflé. Wouaww ! Ah oui, un jour tout cela, notre vie, s'arrête. Ce qui est à la fois rassurant, et inacceptable.

- Qu'est ce qui s'est passé ? Quelqu'un a vu comment elle est tombée ? demanda-t-il.

- C'est à cause du chien là-bas, répondit un homme.

- C'est incroyable ! L'irresponsabilité des gens, ajouta une femme.

- Quand on promène son chien, on le tient en laisse, surtout s'il est aussi débile que celui-là, continua le premier.

Kevin demanda :

- Il est où le chien ?

- Là-bas ! Un coup de sabot de Séraphin en a eu raison ! Bien fait...

Et Kevin voyait le corps du chien à une trentaine de mètres.

- Genève est maudit en ce moment. Si ce n'est pas « E » c'est un chien qui tue nos conseillers d'État, fit une femme.

- Mais où sont les propriétaires du chien ? demanda Kevin.

- Oh ben, personne ne les a vu. Apparemment le chien est sortit en furie de la forêt et à foncé sur Séraphin...

- Peut-être que c'est un chien qui s'est enfui de quelque part...

L'ambulance arriva. Suivit de la police.

- Eh ben, j'aimerai pas être à leur place. C'est de l'homicide par négligence. Faut vivre avec après...

La femme surenchérit :

- Je pense qu'il vaudrait mieux qu'ils aillent en prison. Le problème c'est qu'on va pas en prison parce que ce n'est pas intentionnelle.

Les ambulanciers étaient là et prenaient en charge la pauvre Nathalie Luck. Ils ne purent que confirmer : elle était morte, vraisemblablement que sa nuque avait été brisée. La police était allée voir le chien. Kevin les observaient. Et se demandait qu'est ce qu'il pouvait chercher à ce chien. Sans doute la médaille, histoire de trouver les propriétaires. Kevin, comme l'autre homme, les plaignaient. Une chose comme ça peut arriver à tout le monde. Sauf que là les conséquences étaient à payer cash. Kevin jeta de nouveau un œil vers le chien. Les policiers s'attardaient drôlement sur la dépouille du clébard. Cela perturbait Kevin. Et il se décida à les rejoindre. Au même moment, la BM de Hans Pfäfi fit irruption au manège de la Gambade, sirène hurlante. Et Kevin de s'étonner encore. Ceci était un accident. Qui impliquait certes une personnalité publique. Mais pas besoin pour autant d'ameuter autant de monde. Ce qui le perturbait intimement pour l'instant était que il était le garde du corps de la conseillère, et dans un sens, même s'il n'en était absolument pas responsable, il avait échoué dans sa mission, puisqu'elle était morte. Et plus il y avait de monde qui déboulait, plus la certitude d'être innocent dans l'affaire était mise à mal, sous tension. Il sentait qu'il allait devoir se défendre. Et il n'aimait pas ça. Plus il s'approchait du chien et des policiers, plus il avait l'impression que quelque chose n'allait pas. Il sentit quelqu'un venir dans son dos, en courant. Il se tourna. C'était l'inspecteur. Qui le dépassa. De ce fait Hans le précéda de quelques secondes auprès des policiers.

- Bonjour, inspecteur Pfäfi ! Alors ?

Kevin, qui se sentait de plus en plus mal, rejoignit le groupe :

- Bonjour, Kevin Champiot, je suis le garde du corps de la conseillère d'État.

Hans se tourna vers lui, eut un petit sourire, et ne put s'empêcher de tacler :

- Eh ben ! On peut dire que vous ne l'êtes plus...

- Oui, mais je n'y puis rien... Silence.

Hans se baissa et ôta quelque chose accroché au collier du chien.

Il se leva, et entrepris d'ouvrir l'enveloppe, car c'était une enveloppe, emballée dans du plastique.

- Suivant le contenu de cette enveloppe, nous verrons si vous n'y êtes vraiment pour rien...

Kevin blêmit. Il commençait à comprendre. Hans avait ouvert l'enveloppe en sortit une feuille de papier, la déplia et commença à lire. Il ne devait pas y avoir grand chose d'écrit, car rapidement il replia la lettre, leva la tête et jeta un regard sur la mini d'Alice qui se parquait. La jeune femme sortit, il lui fit signe de la main.

- Alors ? demanda timidement Kevin.

Hans ne répondit rien, attendait sa collègue. Celle-ci arrivait, légèrement essoufflée.

- Salut Hans ! Les nouvelles sont mauvaises ?

- Oui. Mauvaises pour tout le monde. Et en premier lieu pour Kevin... ?...comment déjà ?

- Champiot...Kevin Champiot...fit le garde du corps, complètement hagard.

- Kevin Champiot, oui. Où est-ce que vous vous trouviez lorsque l'attaque du chien à eu lieu ?

- Euh...au café...

- Vous êtes le garde du corps de Nathalie Luck, vous êtes payé pour cela, mais au lieu de veiller sur elle, vous buvez le café au bistrot ?

- La conseillère elle-même trouvait ridicule que je la suive ici...

- Ce n'est pas la conseillère d'État qui décide dans ce cas précis.

- Mais que contient le message ?

- Il confirme simplement que ce n'était pas un accident. Que c'est « E » encore qui a sévit. Et c'est pour protéger la conseillère d'État d'une attaque de « E » que vous avez été engagé, non ?!

- C'est « E »... ??!!

Kevin Champiot était catastrophé. Du coup, il avait évidemment commit une faute professionnelle. Grave. Puisqu'il avait failli à sa mission première.

- Mais que dit le message ?

- Vous n'avez pas besoin de le savoir.

L'hélicoptère arriva. On n'avait pas réussi à annuler la rega. Le bruit des hélices mis un terme à leur discussion. D'ailleurs il n'y avait plus à rien à dire.


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