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Vendredi 5 octobre 2018, 06h15


La femme était assise sur son vélo électrique dans le tournant du virage. La route, à cet endroit, était entourée d'une forêt dense mal élaguée. les branches débordaient parfois sur la chaussée, obligeant les automobilistes, pour se croiser, à s'arrêter pour ne pas risquer de rayer la peinture de leur véhicule. La femme portait un bonnet et scrutait son smartphone.

L'homme était dans la forêt. On pouvait à peine le voir dans l'obscurité du matin. Il portait un grand manteau noir, un bonnet également noir d’où sortait d'en dessous un fil blanc. Le kit main-libre.

La route était devant lui, à sept-huit mètres. Il tenait dans ses mains un objet peu coutumier : une arbalète sur laquelle était armée, prête à filer à travers l'air, une flèche à la pointe en fer qui n'attendait qu'une seule chose. Se planter quelque part. Le plus profondément possible. À cette flèche était attaché un fil de fer fin. L'extrémité de ce fil était enroulé plusieurs fois autour d'un arbre.

La femme sur le vélo lui parlait à travers le téléphone :

- Oui, acquiesça l'homme à voix basse. Je suis prêt.

La lueur des phares d'une voiture illumina la route et la bordure de la forêt. Mais pas suffisamment pour que l'on puisse distinguer l'homme à l'arbalète. La voiture passa devant la cycliste au bonnet, puis emprunta le petit pont qui enjambait l'Aïre. Deux autres véhicules firent de même, puis, il y eut une pause.

- C'est pour bientôt, tiens-toi prêt.

- Ok, message reçu, répondit l'homme dans les bois et qui tenait maintenant l'arbalète bien droite, le regard vissé sur une cible que lui seul connaissait.

À trois cent mètres arrivait un deux roues. Deux cent mètres.

- C'est tout bientôt, fit la femme.

L'homme ne répondit plus. Concentration extrême.

Cent mètres. C'était une moto. Un gros trail. Il arrivait vite, il n'avait personne devant lui.

- Trois...

D'une voix claire, nette et précise, la femme alignait les trois chiffres.

- Deux...

L'homme avait cessé de respirer. Le doigt sur la gâchette. Chaque cellule de son corps était prête.

- Un...

La moto était une Yamaha Ténéré 660 noire. Elle filait à quatre-vingt à l'heure.

- Feu !

La flèche, libérée de l'arbalète traversa la route et se planta dans la cible prévue, un arbre au large tronc. Le câble emmené à l'autre arbre se tendit alors, créant un obstacle pernicieux aux personnes circulant sur la route. Le conducteur de la moto en fit la cruelle expérience. Il eut juste un dixième de seconde pour ressentir que quelque chose était passé devant lui, puis ce fut le contact. Tranchant. Il n'eut aucune chance, le pauvre. Le câble passa sous son casque, le saisit à la gorge, le séparant instantanément de son véhicule. Une trentaine de mètres plus loin, la moto sans pilote loupa évidemment le virage avant le pont et finit dans les bois, stoppée dans un bruit de choc métal/bois.

Le câble avait failli trancher intégralement le cou du motard. D'abord il était resté croché, suspendu sur le câble, puis il était tombé sur le dos en plein milieu de la chaussée. Un formidable jet rouge inondant la route.


Hans Pfäfi dormait mal. Depuis l'assassinat du président Pendal il avait marqué le pas. Moralement.

L'affaire "E" prenait une tournure, une dimension qui surpassait tout ce qu'il avait vécu depuis le début de sa carrière. L'onde de choc dépassait maintenant largement le cadre helvétique. L'affaire "E" faisait la une, ou presque, dans tous les pays d’Europe.

La Suisse, d'ordinaire si tranquille dans son actualité où aucun événements ne haussaient le ton, faisait là le grand écart :


Jeudi 27 septembre, Jérôme Bonnetière, chef de l'office cantonal de l'emploi est empoisonné.

Vendredi 28, Amir Bendi, employé à l'état se fait saboter les freins de son véhicule. Miraculeusement, et grâce aux nombreux air-bag de sa voiture, il n'est même pas blessé.

Lundi 1er octobre, revendication du meurtre de monsieur Bonnetière et du sabotage par une certaine "E".

Mercredi 3 octobre, le président du conseil d'État, Georges Pendal est lui aussi empoisonné.

Hans Pfäfi se demande alors s'il est bien à sa place ? Il fait part de ses doutes à Séverine Mélisse, cheffe de la police genevoise, qui, avec l'appui inconditionnel de Franco Bernardi, le procureur général, lui intime de rester. Ces crimes sont d'ordre politique, attaque l'État genevois. Et la non-appartenance de Hans Pfäfi au canton genevois est alors un atout, lui dit-il.

Hans Pfäfi est heureux : l'affaire est passionnante.

Et malheureux.

Ce soir, il rentrera à Amriswil la tête pleine de mauvaises nouvelles. Pour Klara, pour Frida et Peter.

Jeudi soir, après une réunion de travail close tardivement, à 23 heures, il avait fait, dans son canapé en cuir bleu, en compagnie d'une Heineken, un point de la situation. L'enquête allait investiguer dans les directions suivantes :


Qui pouvait avoir accès à du cyanure et le manipuler de sorte à en faire une arme précise et redoutable ?


Une caméra de surveillance sur le parking avait enregistré dans l'heure qui avait précédé l'instant où Amir Bendi avait pris son véhicule, le passage de quatre personnes. deux parfaitement identifiables. Un plus difficilement du fait qu'il tournait la tête dos à la caméra, et une quatrième à qui l'on pouvait juste identifier son habit supérieur : un blouson gris avec une capuche qui masquait tout son visage. C'était évidemment celui-ci, malheureusement, le plus intéressant.


Ensuite le "E" ! Féminin, apparemment. Était-ce vraiment une initiale esseulée ? Où était-ce un attrape-nigaud ? Dès le lundi 1er octobre, après la revendication de "E", les soupçons légitime à l'encontre d'Eliah Bonnetière, l'épouse indéfiniment trompée par son mari, furent tout d'un coup difficiles à soutenir. Eliah Bonnetière était totalement bénéficiaire du régime politique dénoncé par "E". Une autre "E" alors ? Mais où ? Mais qui ? Elizabeth Masson ? Vertement, immédiatement désignée coupable par Françoise Géniole ? Plus intéressant, tout les "E" ayant accès et connaissant le « mode l'emploi » du cyanure. Là c'était une piste qui ressemblait plus à une véritable enquête policière. Abdel Chentali travaillerait là-dessus. C'est cela qui avait été convenu dans le courant du jeudi 4 octobre.


Hans s'était couché à 1 heure du matin, l'esprit embrouillé et fut tout à fait mécontent d'être réveillé à 6h45 par ce même Abdel Chentali.

- Chef ! Il faut venir tout de suite à la douane de Certoux ! Y a eu un nouveau meurtre.

- Un nouveau meurtre ?, avait bégayé Hans.

- Oui ! Et là c'est pas un joli empoisonnement...désolé, chef de te réveiller mais là il faut venir tout de suite.

Hans soupira :

- Ok, à tout...

- Douane de Certoux ! Tu sais où c'est ?

- J'ai le GPS !

Hans raccrocha. Se leva péniblement. Après s'être habillé simplement, pas de cravate comme à l'accoutumée, il coiffa ses cheveux châtain clair courts avec une raie à gauche. Il but un verre d'eau et sortit. Avant de monter dans sa voiture, il croisa de nouveau sa voisine qui promenait ses chiens, elle en avait trois, de petite taille, deux noir et un brun, et il se dit, quelle vie, quel monde ! Je part au travail ausculter un cadavre, et je salue ma voisine l'air de rien, comme si j'allais au bureau! Quel métier ! Il démarra sa BMW et descendit le chemin pentu qui allait l'emmener sur la route principale. Même pas cinq minutes lui furent nécessaire pour traverser le petit pont de Certoux et se retrouver devant la scène de théâtre du meurtre le plus étrange qu'il lui avait été donné d'assister : une tente blanche avait été installée autour de la victime pour le protéger des regards des curieux. Car, il fallait tout de même avoir le cœur bien accroché. Ne pas être trop sensible à la vue du sang, il y en avait sur tout le corps et autour en quantité abondante, à croire que le malheureux s'était complètement vidé de son sang.

Le médecin légiste, cette fois-ci rapidement sur les lieux, pénétra dans la tente.

- Bonjour inspecteur Pfäfi. André Märkli, médecin légiste.

- Bonjour. Alors c'est quoi le pourquoi du comment aujourd'hui ?, demanda Hans.

- C'est très simple : un câble d'un diamètre de 0.8 mm à tranché presque entièrement la tête de la victime. Personne n'aurait pu le sauver. Il est mort en moins d'une minute.

- Qui est la victime ?

Alice prit le relai :

- Lucas Tardy, employé aux TPG, transport public genevois. Il se rendait à son travail, l'entreprise nous a confirmé qu'il devait prendre son poste à 7h00...

- Où habitait-il ?

- à Viry, à cinq minutes d'ici.

- Un frontalier donc...

- Absolument ! Mais Hans suis-moi, ce qui nous intéresse le plus à l'heure actuelle ne se trouve pas ici !

L'inspecteur obtempéra et suivit Alice. Ils entrèrent dans la forêt en suivant le câble tendu. Poussant de côté les branches, certaines piquantes, pour atteindre ce qui devait être si intéressant :

- Une arbalète ! fit Hans, étonné.

Il l'observa. Même suisse, même venant de Thurgovie, non loin de l'endroit où la confédération helvétique était née, jamais il n'avait vu une arbalète. Mais ce fut l'inscription, sans doute faite au fer à souder, qui attira son attention. Le message, délivré dans une calligraphie hésitante, tout de même il n'est pas facile d'écrire au fer à souder, était le suivant :


« J'en suis sûr, Guillaume, Tell l'aurait fait... »


E


- C'est une licence poétique, commenta Alice.

- Oui. Guillaume Tell, s'il existait aujourd'hui, aurait tiré ce câble en travers de la route pour signifier que les frontaliers ne sont pas les bienvenus...

- On ne peut pas être plus clair...

- Mais un peu tiré par les cheveux, le poème quand même...

- Oui, Hans. Et laisse-moi faire la mienne, de licence poétique : on n'est pas dans la merde...

- Sous-entendu, on l'est jusqu'au cou !, confirma Hans.

Alice quitta la forêt, et se dirigea vers sa voiture. Ouvrit la portière et s'enferma dans sa Mini-Cooper blanche et noire. Hans la rejoignit quelques minutes plus tard. Il sortit son portable :

- Oui, Nicolas ! C'est moi. Il me faut un appel à témoin dans les médias...(il s’interrompit)...

Il s'adressa à Alice :

- La victime est de quelle nationalité ?

- Suisse. Vaudoise.

Il reprit Nicolas:

- ...qui aurait vu quelque chose, pas forcément suspect, aux environs de Certoux et aux alentours, ce matin, entre 5 heures et 6 heures et même avant, et même hier, faisons large, une personne ou plusieurs à pied, à vélo, à moto, en voiture, en camion, en bateau, en avion, en fusée...MERDE !!!

Il raccrocha.

Alice sourit. Étonnée. Surprise. Elle n'avait encore jamais vu Hans s'énerver.

- C'était ta licence poétique, fit-elle.

Hans éclata de rire.

En une semaine : trois victimes, quatre attaques, une revendication. Sous le feu des projecteurs bien au-delà des frontières helvétique...et...aucune piste ! Il se remémora la phrase de Klara : je m'en fous de la célébrité. Il aurait bien voulu pouvoir s'en foutre également. Mais quand tout le monde vous regarde, attende quelque chose de vous, des réponses, et que vous n'avez rien à leur donner, alors que c'est votre boulot de trouver des réponses...vous en foutre ? Autant donner sa démission. Et cela, il en était hors de question. Hans aimait trop son travail. Et il n'était pas dans ses habitudes de baisser les bras. Il regardait, à travers la vitre, l'équipe de François Champs qui tentait de relever, capter, avec leur matériel, tout ce que l’œil humain ne peut voir. Puisse-t-elle lui venir au secours !

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