29 juin 1992 - 06h55

8 minutes de lecture

Je me réveille en sursaut. La pendule au mur indique presque 7 heures du matin.

Comme toujours. Au fil des années, mon horloge interne a fini par se régler à cette heure, sauf, bien sûr, les jours où mes insomnies m'empêchaient tout simplement d'avoir besoin de ce réveil naturel. C'est toujours plus pratique d'ouvrir les yeux de soi-même, plutôt qu'à cause de ses hurlements juste au-dessus de ma tête. J'ai rapidement intégré cette évidence, comme j'ai appris à respecter toutes ses nombreuses règles sans discuter, sans même chercher à comprendre. Parce que c'est justement la première de toutes, la plus importante : ne jamais protester, et surtout, excécuter ses ordres dès qu'il les donne.

Je me frotte énergiquement les yeux. Contrairement à ce qui est décrit dans mes livres, même si mes pensées sont volatiles, je n'ai jamais besoin de plusieurs minutes pour me "rappeler les derniers évènements". Avec moi, tout est toujours à l'ordre du jour dans mon esprit, et c'est pourquoi je sais précisément qu'aujourd'hui nous sommes le 29 juin 1992, qu'il est mort depuis un peu moins de trois jours, et que ma mère et moi sommes à présent coincées dans cette maison jusqu'à la décision du juge. Maman qui, comme moi, doit être réveillée à cette heure. On oublie jamais de longues années de routine, surtout de longues années d'une routine si... stricte, disons.

Je me lève rapidement et me dirige vers ma petite armoire sans un craquement de plancher, ce qui est un véritable exploit dans une maison si vieille. En même temps, me déplacer silencieusement est une des premières choses que j'ai apprise ici.

Il ne supportait pas que nous dormions avec nos habits de journée, pour une raison que je n'ai jamais comprise, mais bien sûr, je me suis toujours bien gardée de demander pourquoi. Hier soir, j'ai donc craintivement enfilé mon pyjama. Au cas où... au cas où il ressuciterait pour revenir nous hanter. Et ce matin, encore une fois, ma conscience lutte pour décider si je dois abandonner ma paranoïa et descendre en pyjama, acte qui m'aurait vallu un poignet cassé avant sa mort, ou bien suivre les règles... les anciennes règles. Mais je cède rapidement, arguant en moi-même que vers minuit, j'ai déjà franchi la porte de ma chambre, et que c'est bien assez à supporter pour une journée. J'enfile donc un jean et un pull.

Ca par contre, je n'ai même pas à y réfléchir.

Avant, il voulait toujours que nous nous habillions, en période de vacances, avec les vêtements les plus courts possibles... afin qu'il puisse en profiter. J'ai mis longtemps à me soumettre à ça, mais mon dégoût n'est jamais parti. Et, aujourd'hui, comme hier d'ailleurs, paranoïa ou pas, il est hors de question que je le fasse une seule fois de plus. C'est donc même tout le contraire que j'applique, avec de longs tissus qui ne dévoilent pas un centimètre carré de ma peau extrèmement pâle.

Dans le couloir, je passe devant le miroir sans un regard pour mon reflet. Je risquerais de vomir. Avant ce 26 juin, je contemplais mon corps dès que je le pouvais, pour m'imprégner le plus possible de ce qu'il me faisait subir, de ce qu'il nous faisait subir, et pour entretenir ma colère. Mais ça, c'était avant... comme tout le reste. Enfin, je n'en suis pas si sûre.

Je descends l'escalier en colimaçon, en bois de chêne, d'un pas légèrement plus assuré que la veille. Légèrement, je dis bien. Comme je m'y attendais, Maman m'attend en bas, déjà attablée, une tasse de café brûlant entre les mains. Mais ce qui me choque, c'est que la tasse est à moitié vide. Devant ce tableau, je frémis de surprise. Manifestement, elle a bien plus de courage que moi. Jamais nous n'avions le droit de manger sans sa permission, et hier matin, j'ai même failli recracher mon petit-déjeûner de... je ne sais même pas pourquoi précisément. C'est juste que notre vie sans lui paraît tellement iréelle! On parle de déni quand une personne qui perd un proche refuse d'accepter que c'est arrivé. Moi, je suis en plein déni parce que je ne peux pas envisager mon existence sans sa tyrannie, ses règles... sans tout ça. Parce que je n'ai jamais vécu sans, et que je suis tellement loin de la réalité des autres que je ne sais pas comment me reconstruire. Comment devenir normale, alors que je ne l'ai jamais été.

Je n'ai pas d'amis.

Je n'ai aucun contact humain en dehors de ma mère, puisqu'au collège, et même avant à l'école primaire, j'étais tellement paranoïaque qu'ils ont tous appris à soigneusement m'éviter... même les professeurs. Je ne suis pas quelqu'un d'intéressant avec qui on veut devenir ami, avec qui on veut créer des liens. J'ai fais en sorte que tous les sache, et maintenant, ma seule envie, c'est terminer ma scolarité sans vague, exactement comme je l'ai commencée. Dans l'ombre. Invisible.

Elbisivni.

Maman fixe ses beaux yeux noirs sur moi et je la contemple. Elle est pâle, tellement pâle à force de ne jamais sortir de la maison ou de son cabinet de dentiste. Comme moi. Ses cheveux blonds sont propres, parfaitement démêlés, et ils tombent en petites bouclettes sur ses épaules faméliques, comme d'ailleurs le reste de son corps. Nous sommes toutes deux si maigres, si maigres! Aucune forme, aucune des courbes qu'on trouve normalement chez une femme de son âge. Comment ont-ils pu ne rien remarquer ? Quand il est mort, nous sommes restées longtemps à contempler son corps, avachi dans le fauteuil près de la cheminée, sans rien dire. Sans bouger d'un pouce. Nous avons juste regardé. Sans exalter de bonheur, sans crier de joie, sans pleurer de soulagement.

Nous avons juste regardé.

Puis Maman s'est levée, elle a dénoué sa queue de cheval sévère, et elle a appelé les urgences.

A partir de ce moment-là, tout s'est rapidement enchaîné, comme dans une sorte de brouillard. Des gens sont venus nous poser toute une série de question, à commencer par : pourquoi n'avez-vous pas remarqué qu'il avait un cancer avant ? Pourquoi ne se soignait-il pas ? Nous avons argué qu'il fumait beaucoup, et que la cigarette contre-balançait les effets du cancer, de manière à ce que nous ne remarquions pas avant sa mort qu'il était malade. C'était à moitié faux. Bien sûr, je voyais depuis quelques mois qu'il perdait de sa vigueur. Bien sûr, je sentais les changements, tout comme ma mère. Mais nous n'avons rien dit, priant silencieusement. De toute manière, même si nous nous étions avisées de parler, il nous aurait battues avant même que le premier mot sorte de notre bouche.

La règle du silence était une des plus précieuses.

Je me rends alors soudain compte de la stupidité de mon dilemme jusque là. Comment ai-je pu penser un seul instant, après sa mort, qu'il aurait mieux vallu qu'il reste en vie pour que je puisse me venger ? La vengeance n'était rien par rapport à la libération. Et même si nous n'étions, encore une fois, libérées que de ses actes présents, et non passés, c'était toujours mieux qu'une vie entière sous son joug.

Oui, décidément, comment avais-je pu penser une telle chose, si infâme, si horrible ? Je me dégoûtais moi-même, et le temps que j'arrive devant la table en verre poli, j'avais déjà envie de me forcer à vomir, même si mon estomac ne contenait absolument rien.

Les mots que je prononce alors sont les premiers depuis que la maison n'est plus une autoroute, et les premiers à ma mère depuis sa mort.

- Bonjour.

Et étrangement, ils me déchirent la gorge, ils me lacèrent le coeur, parce qu'en disant ça, je viens de franchir définitivement une nouvelle étape. Pas besoin de préciser qu'avec lui dans la maison, les seules conversations entre moi et ma mère se passaient dans le plus grand secret. Et elles étaient tellement rares! Il nous surveillait tout le temps. Pas besoin non plus de préciser que les livres que je volais à la petite bibliothèque près de mon école, juste avant de rentrer avec Maman, et qui s'entassent à présent sous mon matelas, partout où j'ai pu trouver des cachettes, ne sont pas censés être dans ma chambre. Pas besoin de préciser que je n'étais même pas censée en connaître l'existence. Pas besoin de préciser que la lecture était strictement interdite.

Mais comment aurais-je pu survivre sans cette évasion ? Comment aurais-je pu survivre sans le soulagement, bien que dérisoire, de m'évader au moins pour quelques secondes dans d'autres mondes ? D'autres mondes, avec des fins heureuses, des personnages heureux, des obstacles qu'on peut franchir et des souffrances qui s'effacent avec le temps ? D'autres mondes, qui ne sont pas les miens, ne le seront jamais, mais qui le devenaient à chaque fois que je lisais ?

Sensations indescriptibles que celles que nous procure la lecture.

Erutcel.

C'est un des plus beaux mots à l'envers, je trouve. Pour une fois, c'en est un que je peux prononcer sans trop m'emmêler, et puis, j'aime bien ses sonorités et sa construction.

Pendant que je divague sur mon obsession maladive des mots à l'envers, ma mère me répond calmement, bien qu'un peu surprise, me ramenant à la réalité :

- Bonjour, Sahara.

Avec sa toute petite taille, dont j'ai d'ailleurs hérité, ses prunelles qui contrastent tellement avec la couleur claire de ses cheveux, son visage élimé et ses sourcils presque inexistants, elle m'a toujours évoqué la sécurité et l'amour. Parce que, bien que taillés par les années de souffrance et de soumission, ses traits ont gardé, lorsqu'elle m'observe, la douceur, la chaleur, la tendresse qu'une mère éprouve pour son enfant. Cette dernière pensée me rappelle ma peur d'hier, celle qui m'a saisie à la gorge, manquant de m'étouffer, alors que j'allais pousser la porte : peut-être me considère-t-elle pour responsable de tout ceci. Pourtant, quand je plonge mes yeux bleus électriques dans les siens, ces yeux si identiques, si semblables aux siens, que je déteste tant pour ça, je ne peux m'empêcher de voir la profondeur et la sincérité de son amour pour moi. J'espère qu'elle voit le mien aussi, parce que jamais je ne lui ai dit. Pas une seule fois. Mon père a banni à jamais les mots :"Je t'aime" de cette maison, de nos vies, m'enlevant le plus simple et le plus petit bonheur, mais pourtant le plus important de tous. Enlevant aussi à ma mère la possibilité de les recevoir de sa fille. Et maintenant, malgré son départ, son influence est toujours bien présente, et je ne sais plus, je ne sais pas, parce que je n'ai jamais appris, comment lui dire. Comment dire à cette femme qui m'a protégée, qui m'a tout donné, qui a tout sacrifié pour moi, combien elle compte pour moi.

Alors, au lieu de ça, je me contente de m'assoir en face d'elle.

"Est-ce que je suis malade, Maman ?"

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