CHAPITRE 1

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~ Justine ~


En apercevant ma grand-mère sur le seuil de sa maison, je me précipite vers elle et délaisse dans le même temps les valises et les cartons qui se trouvent toujours dans le camion. Elle m’ouvre ses bras dans lesquels je me blottis. La retrouver après tous ces évènements me fait un bien fou. Sans elle, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Ce que nous aurions fait, pour être exacte.

— Alors, ma petite chérie, comment t’en sors-tu ? me demande-t-elle tout en m’examinant à bout de bras. N’aurais-tu pas maigri ?

— On fait ce qu’on peut, écoute, je rigole en haussant les épaules. Tu connais Mattys, il n’est pas très doué de ses dix doigts.

Elle lâche un rire.

— C’est vrai que… Ah ! Quand on parle du loup.

Je me retourne pour voir mon frère se diriger vers nous, armé d’un carton.

— Coucou, mamie.

— C’est comme ça que tu dis bonjour à ta grand-mère préférée ? le taquine-t-elle.

Son air sévère ne nous dupe pas le moins du monde. Cette femme est la douceur incarnée et n’a jamais ne serait-ce que hausser la voix en notre présence. Exceptée la fois où j’ai cassé son carreau. Toutes les fois où l’on ne respecte pas ses règles. Et celle où… D’accord, mon avis n’est peut-être pas si objectif. Mattys s’approche tout de même pour l’embrasser sur la joue. Elle le retient et l’étreint fermement. Malgré son air maussade, je sais que cette accolade le touche profondément. Il ne souhaite simplement pas montrer cet aspect de lui. J’ai l’impression qu’il s’est fixé comme mission d’être fort pour nous deux, de ne pas faillir pour me préserver. Il prend cette tâche très à cœur, surtout depuis quelques semaines. Un jour, il finira par craquer. Personne ne peut prendre sur soi indéfiniment.

Il a toujours fait partie de la catégorie des grands frères protecteurs, prêt à tout pour me protéger. Que ce soit en me défendant des autres élèves ou en cherchant à me protéger des réalités qui pourraient me blesser. J’imagine qu’ayant été placé dans diverses familles d’accueil, il a été témoin de scènes plus ou moins traumatisantes. Quoi que l’on puisse prétendre sur ce système, tout n’est pas blanc ou noir. Certaines familles sont adorables, d’autres moins et on se demande comment les dernières ont fait pour obtenir ce rôle tant elles sont instables et toxiques. Une sorte de gris maussade au final.

Mes parents l’ont adopté alors qu’il avait huit ans et que j’en avais cinq. Les débuts ont été compliqués mais lorsqu’il s’est rendu compte qu’il se trouvait dans une famille aimante qui ne voulait que son bien, il a fait des efforts. Personnellement, je n’ai jamais rien eu à redire à son comportement. Il m’a directement prise sous son aile comme si nous nous connaissions depuis toujours. J’avais enfin un grand frère. Les liens du sang n’ont rien à voir dans la manière dont je le perçois, seuls nos liens affectifs comptent au sein de notre relation fraternelle.

A son dix-huitième anniversaire, deux ans plus tôt, il a décidé de rester à la maison jusqu’à ma propre majorité. Je ne le remercierai jamais assez de ce sacrifice. Perdre mon repère aurait été un déchirement.

Un visage soudainement bien trop proche du mien m’interrompt dans mes pensées. Je reconnais tout de suite les yeux caramel et le sourire taquin de Mattys. Je le repousse gentiment, peu à l’aise avec la proximité humaine exceptée celle de ma grand-mère.

— Bah alors. Tu étais encore dans la lune, petite sœur ?

Je lui tire la langue.

— Gamine, va.

— C’est toi qui dit ça ? ironisé-je.

— Oui, bon, marmonne-t-il.

— Allez les enfants. Ne commencez pas déjà vos chamailleries, intervient mamie.

Mon regard croise celui de mon frère. Ce n’est pas près d’être terminé. Nous ne ratons jamais une occasion d’embêter l’autre.

— Rentrons un moment afin que je vous montre vos chambres.

— Euh… Mamie ? Ce n’est pas comme si nous étions venus des centaines de fois, lui rappelé-je.

— Je les ai redécorées ! s’exclame-t-elle fièrement. Vous n’arrêtiez pas de me répéter qu’elles n’étaient plus à votre goût alors quand je me suis retroussé les manches quand j’ai su que… quand j’ai appris que vous veniez pour les vacances.

Mon cœur se brise un peu plus qu’il ne l’était déjà à ces simples mots qui me rappellent la dure réalité à laquelle nous faisons actuellement face. J’ai compris ce qu’elle s’apprêtait à dire. Je jette un coup d’œil à Mattys pour voir qu’il me regarde déjà avec une lueur d’inquiétude dans les yeux. Je le rassure d’un sourire qui n’a pas l’air très convaincant compte tenu de son air préoccupé lorsqu’il se décide à suivre notre grand-mère. Je soupire. Je n’aime pas lui causer du soucis. Pourtant, c’est souvent le cas.

Je rejoins rapidement les autres à l’étage après avoir fermé la porte d’entrée. Je les trouve dans ma chambre. Celle-ci me laisse sans voix. Le papier-peint jauni aux motifs de nuages a laissé place à une peinture blanche qui agrandit et illumine la pièce. Mon vieux lit décoré d’autocollants de princesses a été remplacé par un deux-places au sommier en bois. Un bureau a également été ajouté dans le coin près de la fenêtre et j’ai l’impression que l’armoire qui fait face au lit est restée la même. Je me tourne vers mamie, toute peine envolée.

— Merci beaucoup ! Je l’adore. Ce que tu as fait a vraiment tout changé, c’est impressionnant.

— Oh, tu sais, avec un peu d’huile de coude tout est réalisable. C’est la chambre de ton frère qui m’a demandé le plus de travail, ajoute-t-elle avec un clin d’œil. Tu aurais vu le bazar qu’il avait mis ! Il a même –

— Je crois que c’est bon, la coupe-t-il assez brusquement.

Mes sourcils se froncent instantanément. Ce n’est pas dans ses habitudes de se comporter ainsi. Avec qui que ce soit et d’autant plus avec notre grand-mère. C’est à mon tour de le regarder avec inquiétude. Il se détourne comme s’il ne m’avait pas vue. Que se passe-t-il ?

Notre aïeule partage apparemment mon avis puisqu’elle me lance un regard d’incompréhension. Il faudra que j’aille parler à Mattys dans la soirée.

— Je te laisse découvrir ta chambre, lui dit-elle. Je vais préparer le repas de ce soir.

— Pas de problème, réponds-je en suivant mon frère jusqu’à sa chambre.

Je ferme la porte derrière nous. En effet, la sienne est complètement méconnaissable aussi. Il s’assoit sur le lit et me fait signe d’en faire de même. Je passe un bras hésitant autour de ses épaule tandis qu’il se tend à mon contact.

— Je suis désolé, Ju’. C’est juste que… Que ça fait un peu beaucoup, avoue-t-il. Tout ce qu’il s’est passé ces dernières semaines, ce déménagement. Me trouver ici rend les choses encore plus réelles. J’avais enfin trouvé la bonne famille et voilà que…

Il marque une pause et reprend douloureusement son souffle. Le voir dans cet état me fait souffrir à tel point que quelques larmes se fraient un passage sur ma joue. Il dissimule ses émotions négatives la plupart du temps alors, quand il ne fait plus cet effort, c’est que tout va mal.

— Voilà qu’ils sont morts, lâche-t-il finalement.

Je pose une main sur ma bouche pour retenir un sanglot. Faire référence à mes parents me transperce la poitrine, chaque fois. Mais je dois me contrôler, c’est lui qui a besoin d’être consolé cette fois, pas moi.

— T’excuse pas, d’accord ? Tu as le droit de relâcher la pression de temps en temps.

— Mais si je me laisse aller, qui prendra la relève ?

— Je serais là, Matt’. Tu peux compter sur moi.

— Non, tu comprends pas, murmure-t-il comme pour lui-même.

— Alors, explique-moi, tenté-je.

Il secoue farouchement la tête, déterminé à garder ce qu’il pense pour lui. Il a raison. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi il s’évertue à être si secret lorsque la situation le touche. Après toutes ces années de complicité, je suis toujours aussi déçue quand il me dissimule quelque chose le concernant. Il sait quasiment tout de moi, de mes craintes à mes espérances, de mes insécurités à mes instants de joie. Pourtant, il se ferme très rapidement dès l’instant où le sujet le touche intimement. J’ai conscience que ces années de placement qu’il a vécues l’ont forcé à s’endurcir mais je pensais qu’avec le temps, il s’ouvrirait tout de même davantage à moi. Un nouveau soupir s’échappe de mes lèvres.

— Est-ce que tu peux me promettre quelque chose ?

— Ça dépend, répond-il prudemment.

— Promets-moi que, si les choses tournent mal au point de te mettre en danger d’une façon ou d’une autre, tu m’en parleras.

Je le vois hésiter.

— Ce que je veux dire c’est que je ne veux pas qu’une chose extérieure te blesse ou que tu souffres intérieurement. Tu comprends ?

— Oui.

— Alors, promet-le, le supplié-je quasiment.

— Je jure de t’en parler.

— Merci, soufflé-je.

Voyant que j’ai fini de l’interroger et de le pousser à parler, il se détend sensiblement. Ses yeux rencontrent les miens puis se dirigent vers mon bras qui entoure toujours son épaule.

— Tu n’es plus obligée, maintenant.

Je l’enlève instantanément puis m’éloigne de quelques centimètres. Plus à l’aise, je sens ma poitrine se décontracter.

— Je voulais t’apporter un peu de réconfort, dis-je tout en haussant les épaules.

— Tu étais tellement tendue que ce n’était pas ça qui allait aider, rigole-t-il, moqueur.

— J’ai fait un effort, okay ?

Il continue de se marrer au détriment de ma personne, sa gaieté retrouvée. Le voir de nouveau ainsi me réchauffe le cœur même si je sais que son âme demeure meurtrie. Je secoue la tête. Mieux vaut se concentrer sur le positif.

— Dis, on devrait peut-être sortir nos affaires du camion avant de dîner, proposé-je.

— Bonne idée, petite.

— Ne me traite pas de petite, m’insurgé-je.

— La vérité blesse.

Il appuie sa phrase d’un clin d’œil puis s’en va. Pas croyable celui-là. Je le suis néanmoins afin de l’aider avec tous nos cartons sachant qu’une bonne moitié contient mes vêtements et mes objets de décorations. Ses affaires ne doivent représenter qu’un quart de ce que nous avons apporté. Je suis quelqu’un qui aime stocker, même les choses inutiles. Je ne compte plus le nombre de fois où ma mère m’en a fait la réflexion. Malheureusement, elle n’est plus là pour faire de remarques et cela me manque affreusement.

C’est incroyable comme tout ce qui nous a agacé un temps provoque un sentiment de nostalgie une fois que la personne qui s’en chargeait est partie. Je n’y aurais certainement jamais pensé si je ne l’avais pas vécu. Hélas, c’est le cas.

Arrivés au véhicule, nous nous relayons afin d’être les plus efficaces et rapides possibles. Au bout de seulement quelques cartons, je ne sens déjà plus mes bras. Je n’ai jamais été une personne musclée et je le regrette en ce moment même. Rien qu’à l’idée de devoir porter une fourchette à ma bouche dans un petit moment m’épuise. Je n’ai vraiment aucune résistance. Lassée, je m’assois sur le trottoir et laisse Mattys se charger de ce qui reste. Ce n’est pas sympa de ma part mais il comprendra. Enfin, il va plutôt se moquer de moi et de ma force ridicule digne de celle d’une mouche.

— Bah alors ? Déjà fatiguée, Ju’ ? plaisante-t-il en me dépassant avec un nouveau carton dans les bras.

Je lui tire la langue pour la énième fois de la journée et il me rend mon geste. De vrais gamins. Je me lève pour aller à la cuisine et voir si mamie a besoin d’aide. Au fond, j’espère que ce ne sera pas le cas à cause de mes bras en compote. Sur le seuil de la pièce, je m’appuie contre l’encadrement de la porte et laisse les effluves de nourriture parvenir à mes narines.

— Tu as prévu quoi pour ce soir ? la questionné-je.

Elle sursaute.

— Ce que tu m’as fait peur Justine ! s’exclame-t-elle en se retournant vivement. Ne me refais pas un coup comme ça. J’ai beau être en forme pour mon âge, il ne faut pas malmener mon cœur.

— Désolée.

En parlant d’âge, je n’ai jamais su exactement le sien. Elle a toujours refusé de le préciser même si je lui donnerais environ quatre-vingts ans. Peut-être soixante-dix. Dans tous les cas, elle reste très bien conservée et énergique.

— Je nous prépare des pommes de terre et des carottes à la vapeur avec du rosbif. Tiens, prépare la table pendant que je m’occupe de la cuisson.

J’obtempère. J’entends mon frère arriver à son tour et venir m’aider à mettre le couvert bien qu’il n’y ai pas grand-chose à installer puisque nous ne serons que trois à manger. Notre tâche rapidement terminée, nous prenons place tandis qu’elle dépose les plats face à nous. Nous commençons à dîner dans le silence. Au bout de quelques minutes, grand-mère pousse un soupir agacé.

— Le faites-vous exprès ? Vous savez bien que je déteste ce genre d’ambiance.

Je lâche une grimace. Le fait est que j’ai peur des sujets que nous pourrions aborder. C’est la première fois que nous la voyons depuis la mort de nos parents alors je sais que nous allons devoir en parler. Rien que l’évoquer me fait culpabiliser comme au premier jour. Si seulement j’avais fait quelque chose…

— Il est temps d’en parler, reprend-elle avec sérieux. Vous plonger dans ce mutisme en évitant toute allusion à leur décès ne vous aidera pas.

— Je ne sais pas quoi dire, avoué-je.

— Moi non plus.

— Ah non ! Ça ne se passera pas comme ça. Déjà à l’enterrement vous avez évité tout le monde, vous êtes restés à l’écart.

— Et si on ne veut pas remuer le couteau dans la plaie ? On souffre assez alors pourquoi en reparler ? lâché-je, la gorge serrée. On ne peut pas changer le passé, ce qui est fait est fait.

— Vous n’êtes pas les seuls à souffrir pourtant, tout le monde ne se renferme pas sur soi. Simon était mon fils, pas seulement votre père. Parler aide.

— Mais je ne veux pas, m’exclamé-je soudainement, les faisant se figer de surprise. Juste, arrête, s’il te plaît.

Je n’ai pas pour habitude de monter dans les tours aussi aisément mais dès que l’on engage une discussion sur leur mort, je me braque instantanément. Parfois plus violemment que d’autres. Mattys le sait, il a essayé à plusieurs reprises de discuter avec moi. Sauf que ça ne fonctionne pas ainsi.

— On ne fait pas toujours ce que l’on veut. Je suis compréhensive comme peu de monde l’est. Sauf que lorsque ma petite-fille raccroche à chaque fois que j’aborde le sujet, j’ai le droit d’insister et de m’agacer.

— Pardon, c’était irrespectueux, admets-je. Mais ça ne change rien au fait que je ne veux pas en parler. Alors, n’insiste pas, s’il te plaît. Sinon, je crois que mon dîner se terminera plus tôt.

Ma grand-mère pose bruyamment ses couverts dans son assiette, excédée de mon comportement.

— Soit. Si tu veux sortir de table, vas-y. Je ne te retiens pas. De toute façon, tu seras bien obligée d’en discuter un jour ou l’autre.

Je me lève et monte en trombe les escaliers jusqu’à ma chambre. Mon corps se laisse tomber sur le lit. Ma réaction peut paraître excessive d’un point de vue extérieur mais c’est un sujet bien trop sensible. En même temps, je m’en veux d’avoir répondu de cette manière, cela a dû la blesser. Je presse mon visage contre le coton de mes draps.

Si seulement je pouvais remonter le temps, empêcher que ce meurtre soit commis.

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