Prologue

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 Il avançait dans l’obscurité partielle, sous les arbres élevés : des chênes séculaires, des marronniers, piétinant les feuilles mortes et les morilles spongieuses. Chaque pas faisait un bruit de craquement, comme s’il marchait sur des os rongés depuis longtemps par les mulots, qui poussaient des petits cris terrifiés à son approche, les lièvres, les écureuils venus l’épier, qui s’éclipsaient dans leurs terriers. Il fit une halte à mi-parcours, le souffle-court, et leva les yeux au ciel. Les derniers rayons se décomposaient, toutes les couleurs du spectre se reflétant sur sa rétine : un double arc-en-ciel. Le second, moins net, papillonnait sur sa rétine. Un moment, il contempla la nature environnante, toutes ses fractions, jusqu’aux racines du sycomore contre lequel il s’était adossé. Depuis combien de temps marchait-il sans autre but que l’observation ?

 Il entendit des bruits de pas. La fougère s’agita et les buissons, retournés, se dressèrent. Quelqu’un approchait : une véritable assemblée. Son sang ne fit qu’un tour. Il se cacha derrière le tronc le plus proche et attendit leur venue. Les chaleurs estivales décroissaient avec les heures, tandis que le couchant cédait au crépuscule. Les animaux du jour s’étaient endormis et ceux de la nuit commençaient à se réveiller.

 Le cri d’une femme résonna et se perdit entre deux coups de cymbale, pareil au chant de la grive, s’épandit en prières, et s’envola. Son champ de vision rétrécit et fureta dans les airs, avec les étourneaux, avant de retomber sur cette bergère terrifiée, pratiquement nue. Elle tremblait et levait les mains au ciel. Quelque chose avait contrarié sa promenade, à moins qu’elle n’eût été attirée là pour une autre raison. Ses jambes s’affaissèrent, tandis qu’on l’épiait et la déshabillait, au cœur de la forêt, sous d’immenses hêtres à l’ombre étendue jusqu’aux clairières les plus reculées, couvertes de massifs bariolés d’hortensias et de trèfles. Ses pieds s’alourdissaient à mesure qu’elle avançait vers l’inconnu.

 En pénétrant dans ce complexe, la jeune femme avait déjà renoncé à son humanité, recherchant quelque chose de plus profond en elle-même ; quelque chose qui ne se comprenait pas avec un esprit humain. Happés par l’étourdissement sylvestre, ses yeux ne distinguaient plus de lumière. Sa gorge sèche recherchait l’humidité des rosées matinales. Alors, un bras noir l’enserra et la porta jusqu’à l’autel messianique où étaient disposés en cercle trois verres de vin rouge sang, poisseux, qui collait au métal. Des calices dorés, sertis de rubis et d’améthystes aux rais démultipliés par l’unique faisceau, filtré par les branches. D’autres richesses avaient été déposées à côté, qui semblaient n’avoir jamais été salies par des mains humaines, ni ne pouvoir être décrites assez fidèlement. Suspendues comme de l’horloge, les gouttes de sueur perlaient et collaient à son menton, qui cessa bientôt de se soulever : la laissant parfaitement muette.

 On l’allongea dans l’herbe fraîche, à demi consciente. Elle ne bougeait déjà plus. On posa une pyramide sur son front brûlant. Plus lourde qu’un cube de plomb, elle pressait son crâne et lui transmettait sa froideur sépulcrale. C’était un tombeau qu’elle pensait avoir exploré en rêve, longtemps avant sa venue, peut-être, longtemps avant sa naissance. Quelque chose de prémonitoire dans le quadrillage du monument lui rappelait la première fois qu’elle avait empilé des pierres, déjoué des puzzles, comme celui-ci : qui l’attirait inlassablement dans ses bras. Toujours, on l’observait du coin de l’œil. Une chouette s’envola, tandis que le jour se levait dans la pénombre des bois. Nul ne savait qui elle était, ni ce qu’elle souhaitait, mais un rituel ne se justifie que dans l’ignorance des causes et dans la transcendance, pareille à une litanie mortifère.

 Sa voix déraillait comme les rires soutenus des furies dissimulées, invoquées par ce rituel et s’écriant : « évohé, évohé ! ». Des dizaines de femmes armées de thyrses et recouvertes de peaux de bêtes, des hommes vêtus de robes et maquillés, des baies noires réduites en bouillie étalée sur leurs lèvres, autour de leurs yeux, à l’odeur délicate et sucrée.

 Son ventre gonfla et reflua dans un gargouillement visqueux, grouillant sous ses cuisses où s’infiltraient les démons de la concupiscence. Elle ne résista pas à cette invasion, accueillant en elle tous les maux imaginables. Sa peau se flétrit, ondula pour se faire un chemin vers le socle de pierre grise où étaient inscrites en lettres de vent des prières indicibles. Ses pupilles vides s’emparèrent des nuages s’amoncelant au-delà des collines, glissant comme des serpents et retombant en une bruine sale sur la pyramide. Il était temps pour elle de donner naissance.

 La femme engendra seule, entourée par le sang de la vigne et les mains velues des satyres qui voulaient la caresser. Ils n’y parvenaient pas ; enragée qu’elle était par leurs murmures entremêlés de gémissements et de râles libidineux. Presque immaculée, elle agita la tête et les mains comme les branches d’un arbre et parut se fondre complètement dans le tableau naturel. Une fresque saisissante : le sacre d’une femme entièrement dévolue à la mort. Son souffle s’emballa, grinçant dans ses bronches, tourna court, aussi infime que les nuées vaporeuses, et s’éteignit, laissant la plaine et ses enfants endeuillées, qu’elle effleura au dernier moment.

 D’aucuns disent que la mort est une étape nécessaire à la vie, et qu’il vaut mieux s’y préparer pour être assez conscient de soi-même. Elle l’était, autant qu’on pût l’être. Même les tremblements cessèrent, alors que les premiers pleurs du nourrisson y donnaient plus d’ampleur et d’émotion. Quelque chose les enveloppa, et les souleva, nimbé dans l’azur lumineux qui rendait floue sa silhouette.

 Même le rêveur n’était pas le bienvenu, s’éclipsant au profit des nymphes qui célébraient la conception. Si c’était bien d’une création qu’il s’agissait : sans passion, sans plaisir, sans amour pour la chose qui sortit de l’intimité merveilleuse. Un instant, elle se calma, et ses doigts tentèrent de l’atteindre avant de retomber, flasques et affaiblis par son altitude, puis inertes, comme ceux de la femme dont on couvrit le visage du vin rituel propice à la résurrection.

 Ils se rassemblèrent autour de la dépouille sacrée pour en prélever son tribut. Ils le portèrent jusqu’à un rocher plat, à l’ombre d’une grande falaise dont on ne voyait pas le bout en plein jour : éblouissant. La prophétie se réalisa. Les ténèbres s’amoncelèrent, qu’on ouvrit à ses pieds par une trappe afin d’y jeter la dépouille du bambin n’ayant connu du jour que la lumière pâle des cheveux de sa mère, sans même pouvoir les toucher. Ses doigts confondus avec le reste du corps dans une position fœtale, violemment arraché au cordon ombilical, il sombra et commença à se décomposer dans le noir du creux. Le silence. Personne ne le plaignait. Le nourrisson s’enfonçait dans la crevasse : dans les brumes impénétrables. Tandis qu’il disparaissait, des chants infernaux y répondaient et rendaient à l’innommable son cœur, palpitant, que battait un tambour, une fois et deux. L’ombre noire des forêts chantait dans une langue seulement connue des adeptes. Quelque chose d’incompréhensible, mêlant des sons gutturaux aux claquements de doigts, aux grognements et aux cris. Des appels. Eux seuls savaient qu’à la mort succéderait une vie nouvelle.

 Un nouveau rayon traversa la clairière ensoleillée, au plus sombre de la nuit. C’était une lumière noire qui l’envahissait : la photographie en négatif d’un paysage devenu plus convenu, maintenant qu’il était déserté par la parade satyrique. Convenu, mais déroutant. Les couleurs se dérobaient, changeaient et glissaient sur les surfaces, comme pour s’en libérer, pour ne plus être fixées à des objets précis. Les couleurs voulaient se mêler à l’arc-en-ciel, se fondre dans le ciel et disparaître loin des regards indiscrets. Pourtant elles demeuraient, encastrées dans la matière, même après s’être évanouies dans la nature pour la rendre grise et interdite. Plus rien ne respirait.

 Le cortège n’avait pas non plus disparu. Il attendait, dissimulé quelque part dans l’enfoncement des collines, sous les arbres, derrière la scène et le rideau, trépignant sur place. Ses multiples iris illuminaient encore les environs. Il attendait qu’elle revînt à la vie, après l’avoir sacrifiée.

 Enfin, la femme attrapa un brin d’herbe. Ni frêle, ni fiévreuse, elle s’étira dans la clairière, comme si elle se réveillait d’un court mais agréable sommeil, ouvrit les yeux, puis repartit gambader dans les champs : s’ébattre parmi les moutons et les bœufs comme une nymphe guillerette, cependant qu’un prêtre au visage voilé orientait son miroir de sorte à refléter sur sa pyramide l’éclat délirant des fils d’or, cascadant dans son dos comme des chutes.

 Les gouttes de sang fécondèrent la terre. À la manière d’un germe cancéreux, elles s’insinuèrent dans les racines les plus étendues des arbres et s’en servirent de nutriments. Du caillot ensemencé naquit le plus beau rosier que le monde eût jamais connu. Ce n’était pas un rosier comme on l’entendait communément : la découpe des feuilles, les épines, tout correspondait, mais il y avait quelque chose de plus, quelque chose que des mots ne suffisaient pas à décrire : sa couleur, sa substance. Quelque chose qui n’avait pas existé avant sa venue. Quelque chose qui n’existait qu’à travers lui.

 L’herbe se flétrit au passage de ses branches, à l’éclatement de son bouton, unique, au milieu de l’assemblée qui se dispersa finalement dans les sous-bois. La rose était née.

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