Derrière les gravats - 1° partie

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Le Morcan me faisait face. Il lui avait suffi d’un geste, un seul. Blessée grièvement, incapable de bouger, j’attendais le coup de grâce. Ensuite viendrait le tour de mes frères d’armes. Dans le sillage de leur commandant, les Saliens pénétraient dans le fort pour nous prendre en tenaille. Impuissante, j’assistais à notre fin. La recommandation du général me revint en mémoire. Aurais-je dû l’écouter et les abandonner tous ? Quoiqu’il arrive, cette fois, mon père arriverait trop tard.

Le roi d’Andalore allait pleurer sa fille unique ; elle n’avait pas vingt ans. Clément, son héritier, ne culpabiliserait plus de sa crainte des armes, sa sœur allait lui laisser toute la place. Les rêves riches en promesses s’évanouiraient, sa mémoire s’effacerait. La folie destructrice submergerait ses espérances. Son père avait tardé, il le regretterait jusqu’à la fin de ses jours.

Le géant me dominait de toute sa hauteur. Dans ses mains, l’arme s’élevait pour m’achever. Devais-je détourner les yeux vers les décombres fumants du monde meilleur que j’attendais, ou affronter la réalité dignement pour insuffler courage aux miens, pour le temps qu’il leur restait ?

Les muscles se tendaient, la masse s'apprêtait à frapper, parviendrais-je à me retenir de crier ? C’est alors que je la vis. En cet instant, l’ombre qui apparut sur ma gauche – je crus qu’elle venait me chercher – fondit sur mon bourreau ! Au terme d’un bond incroyable, un marteau morcan dans les mains, le guerrier frappa l’officier Galien de toutes ses forces. L’acier de son arme rencontra l’épaisse cuirasse de son casque dans un fracas tel que nombre de combattants se retournèrent. Le Morcan vacilla ! Il trébucha ! L’inconnu n’attendit pas que son adversaire revienne à lui, il lui asséna un nouveau coup à la tête qui le mit hors d’état de nuire.

Des aboiements m’interpellèrent. Captivée par la violence de la scène, je n’avais pas remarqué les chiens lancés en défense de leur maître. Ils bondissaient sur les Saliens présents sans leur laisser la moindre chance.

Comme si elle était devenue trop pesante, l’arme de l’étranger lui échappa et il chancela. Autour de lui, décontenancés par la perte de leur commandant et la présence des chiens, les Saliens hésitaient. Lui-même, désorienté, affaibli, posa un genou au sol. Profitant de l’occasion, l’un d’eux se précipita, la lance en avant. Mon sauveur s’écroula. Son vainqueur mima un signe de victoire, puis l’enjamba à la rencontre des nôtres. Il ne fit pas trois pas qu’une flèche transperça son casque.

Sur ma gauche, des dizaines d’archers surgissaient de l’entrée nord. À peine sur place, ils prirent pour cible les envahisseurs. La vitesse et la précision de leurs tirs me stupéfièrent. Les flèches fusaient de toutes parts. Pour chaque tir, un assaillant s’effondrait.

Le soldat venu à mon secours frémit. Fascinée, je rivai mon regard sur lui. L’endroit où il avait été touché ne révélait aucune blessure, malgré la violence du choc, son armure avait fait barrage. Il se redressa, s’accroupit, enleva son casque et secoua sa crinière brune, comme pour reprendre ses esprits. Subitement, il se tourna vers moi. Cherchait-il celui que le géant visait ? Nos regards se croisèrent, intenses. Injuste, la réalité le rattrapa. Derrière le mur en ruine, un Morcan beugla un ordre et les Saliens franchirent à nouveau la brèche.

Après avoir entouré leur maître, les canidés foncèrent sur les assaillants. Pendant que celui-ci s’empressait d’attacher son casque, un guerrier projeta sa javeline vers lui. D’un cri, je tentai de l’avertir. Je lui devais tant. Peine perdue, il fut touché en pleine poitrine. Je m’attendais à ce qu’il s’écroule à nouveau. Au lieu de cela, il se leva, saisit ses armes et perfora la cuirasse de son vis-à-vis. Le guerrier intrépide avança, se retrouva face à deux fantassins, louvoya entre eux, blessa l’un à la jambe et l’autre à l’épaule simultanément. Il parvint à contenir cinq autres combattants mais beaucoup arrivaient.

Trois fantassins puissamment cuirassés surgirent à sa rescousse. Rapidement encerclés, ils compensaient le nombre par la violence de leurs coups. En périphérie, les chiens leur venaient en aide, blessant ou effrayant l’envahisseur. J’en comptais cinq. Deux d’entre eux, pelage noir, museaux fins, immenses poitrails, me rappelaient les dobermans repérés sur les gravures des livres de la bibliothèque. Il leur suffisait de sauter sur l’ennemi pour provoquer sa chute. Deux autres, des chiens-loups, massifs, effrayaient par leurs seuls grognements. Plus léger, un malinois semblait coordonner ses mouvements avec ceux de ses congénères.

Cependant, submergés par les assauts incessants, l’un des quatre compères mit genou à terre, puis un autre. Leurs ennemis s’acharnaient sur eux alors que d’autres rouaient de coups ceux restés debout. Totalement dépassés, ils finirent par s’affaler eux aussi.

Autour de la brèche, seuls les chiens inquiétaient encore l’assaillant. Leur technique m’impressionnait. Ils ne reproduisaient pas les erreurs habituelles des canidés : s’acharner sur un membre, fût-ce une simple main. Un comportement qui leur coûtait généralement la vie contre une victime armée. Des soldats vêtus de cuir et de métal en venaient rapidement à bout. Pour échapper aux épées et autres poignards, ils repéraient l’éclat du métal, quitte à lâcher prise. Ils reculaient alors, cherchaient une opportunité, puis sautaient à nouveau. Tombés à terre, les soldats se faisaient agresser par le malinois. Là encore, celui-ci évitait les cuirasses, se contenant de cibler la chair : poignets, mains, chevilles, visages. Il frappait, passait au suivant, reculait à une telle vitesse qu’il échappait aux coups vengeurs.

Les dobermans, comme campés sur des ressorts, sautaient parfois si haut qu’ils blessaient directement l’ennemi. Défiguré, celui-ci perdait généralement ses armes, tombait, et ne se redressait que pour espérer s’échapper.

Après avoir nettoyé la partie centrale, les renforts se regroupèrent. Le groupe compact qui s’acharnait sur les quatre guerriers assistés de leurs chiens fut percé de flèches. Les dizaines qui se précipitèrent en contre furent laminés. L’ensemble des Saliens présents tombèrent sous une pluie d’acier.

J’en étais confondue : l’enceinte du fort avait été sécurisée en un instant.

Protégés par leurs armures exceptionnelles, les quatre compères bougeaient encore. L’inconnu aux cheveux bruns se releva et distribua ses ordres. Ses trois camarades, sans blessure apparente, se redressèrent lentement, comme engourdis. Épaulés de douze archers, ils rejoignirent la brèche pour en bloquer l’accès. Les autres rejoignirent nos défenseurs sur le front.

Devenus maîtres des lieux, les bêtes trépignaient, attendant qu’on fasse appel à elles. Le tueur de Morcan leur fit un signe. Toutes les têtes me fixèrent à l’unisson. Ils accoururent, me reniflèrent puis me tournèrent le dos, la langue pendante, attentifs aux donneurs d’ordre. En quelque sorte, ils faisaient barrage, je disposais de mes propres gardes du corps !

D’où venaient ces gens ?

.oOo.

Affalée et incapable de bouger, je les observais. Ces soldats, très jeunes, avaient à peine plus de vingt ans. Et… des femmes ! Ils comptaient des femmes dans leurs rangs ! Un fait invraisemblable en Terre des Hommes. Moi-même, je ne devais ma présence en ces lieux qu’en vertu de mon rang et mon esprit de rébellion vis-à-vis de mon père.

Jérôme, notre prêtre-guerrier, apparut dans mon champ de vision. Désirant m’éloigner des combats, il me prit par les aisselles jusqu’à ce qu’une vive douleur me traverse de part en part. Dubitatif, il temporisa. Au même moment, j’aperçus trois Morcans se regrouper au sein de l’armée ennemie. Quelque chose se préparait.

De mémoire, jamais aucun humain n’était parvenu à abattre l’un d’entre eux à lui seul. Et voici que l’inconnu s’était débarrassé de leur chef au moyen de leur arme favorite ! Pour ceux qui avaient décrété la fin de la bataille peu auparavant, il suffisait d’abattre le nouveau venu pour enfoncer définitivement nos défenses.

Trois adolescents rejoignirent l’inconnu. Il leur adressa la parole tout en défendant la brèche. Un des jeunes gens fit volte-face et héla deux soldats dotés d’une arme insolite.

Décidés, les Morcans se précipitèrent, malmenant les Saliens sur leur passage. L’inconnu cria et ordonna à ses compagnons de reculer. Un marteau morcan s’abattit sur lui. Il l’évita en se projetant contre les gravats. Le géant fit une nouvelle tentative, mais, boiteux et lent, il échoua. L’inconnu l’avait-il blessé avant de se projeter sur le côté ? Sa lame parvenait-elle à traverser l’armure des géants ?

Les deux autres Morcans avaient franchi la brèche. Je jetai un œil autour de moi, par réflexe. D’évidence, nous ne disposions d’aucune ressource pour les arrêter. Les chiens s’étaient redressés sur leurs quatre pattes, prêts à bondir au moindre appel. La taille de l’ennemi ne comptait pas, seul importait le salut de leurs maîtres.

Les soldats munis de l’arme mystérieuse tirèrent à bout portant. Les colosses hurlèrent sous les coups. Comment était-ce possible ? Aucune flèche ne pouvait percer une armure morcane. Les géants blessés se tournèrent en direction des tirs, les yeux rivés sur les nouvelles armes. Plus encore que la douleur, leur visage exprimait une totale incompréhension. Tout à leur effarement, l’un d’eux fut percuté en pleine poitrine. Alerté par les grognements de ses compagnons, le troisième Morcan se retourna au moment où lui-même fut touché. De rage et de surprise, ils s’enfuirent. D’autres projectiles fusèrent vers eux.

La catastrophe avait été évitée pour la seconde fois. Pourrions-nous arrêter un nouvel assaut ? Je n’eus pas le temps de m’en rendre compte qu’un des adolescents abandonna près de ma jambe quelques tiges de bois et de la ficelle. Il fila ensuite vers l’inconnu, sans même me lancer un regard, tout occupé à répondre aux différentes sollicitations. Cependant, celui que j’appelais l’inconnu se tourna dans ma direction et se désengagea. Surprise, je le vis me rejoindre. Sans perdre de temps, il se découvrit, s’agenouilla et demanda :

— Comment allez-vous ? Dites-moi où vous avez mal.

Si je m’étais attendue à une telle question de sa part, j’aurais sans doute répondu plus rapidement. Était-il aussi médecin ? Je bredouillai :

— La jambe droite est touchée. Et tout le côté.

— Vous parlez à la princesse, tança Jérôme, de retour avec un brancard.

Mon bienfaiteur ne tint compte de la remarque que pour en sourire. Il palpait doucement ma jambe. Je m’amusais comme lui de l’intervention du prêtre-guerrier. Sa mission consistait à s’occuper des blessés et, par ordre du roi, de ma personne en particulier. Mais le nouvel arrivant paraissait si efficace. Je décidais de le laisser faire. Il avait certainement reconnu mon rang, cela se devinait à mon armure. J’avais remarqué, lorsqu’il m’aperçut pour la première fois, une once d’étonnement dans son regard. Provenait-elle de mon statut ou de ma condition de femme ?

« La jambe est cassée, diagnostiqua-t-il. » Il inspecta le bassin, remonta plus haut et déclara : « Des côtes sont peut-être aussi touchées. » Il saisit les tiges de bois et les plaça autour de ma jambe. Péremptoire, il demanda à Jérôme de l’aider. Il entoura le tout avec la ficelle qu’il noua délicatement.

— Il s’agit d’une attelle provisoire qui nous permettra de vous déplacer sans risquer d’aggraver la blessure. Avec le prêtre-guerrier, nous allons vous allonger sur le brancard. Laissez-vous faire.

Pendant qu’il s’entourait des précautions nécessaires, je ne pus retenir ma curiosité.

— Comment vous appelez-vous ?

— Krys, répondit-il simplement.

Nous gravîmes les marches du perron qui donnaient accès à la grande salle du bâtiment principal. Je pris le temps de l’observer. À peine plus âgé que moi, des yeux magnifiques, couleur terre, apportaient à son visage une teinte sauvage. Mon intérêt pour lui m’empêchait de véritablement souffrir du déplacement. Il semblait ignorer mon regard posé sur lui. Qui était-il ? Comment, lui et sa troupe, avaient-ils pu arriver à un moment aussi critique ? Comment avait-il fait pour terrasser le Morcan ?

— On ne va pas plus loin, dit-il. Vous êtes protégée à cette hauteur. Le prêtre devrait vous apporter de l’eau et des serviettes propres. Nettoyez vos blessures apparentes, sans forcer. Nous nous occuperons du reste plus tard.

— Je le ferai, mais dites-moi : est-ce mon père qui vous envoie ?

Il me regarda, hésitant.

— Nous venons du sud.

Il s’en alla distribuer ses ordres auprès des siens, puis retourna défendre la brèche. Deux des adolescents s’approchèrent de lui, sans doute pour communiquer ses instructions en cas de besoin. Armés chacun d’un arc, ils s’en servaient habilement en attendant qu’on fasse appel à eux.

— Du sud ? m’étonnai-je.

— C’est nous qui sommes au sud, répondit Jérôme, grognon. Au-delà, c’est la Terre des Monstres, ceux-là mêmes qui nous font la guerre actuellement.

— S’il vient du sud, ce n’est pas mon père qui l’envoie… Mais qui peut-il être dans ce cas ? Qui sont ces hommes et ces femmes ? Où est mon père ?

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