Chapitre 55 : Quarante pas en avant

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L'homme faisait les cent pas dans le couloir, attendant d'être reçu. La sentinelle en faction ne lui avait jeté qu'un bref regard, tenant son poste avec sérieux. Enfin, la porte s'ouvrit et sans attendre, l'officier s'y engagea.

Il vint se planter devant le bureau de son supérieur, appuya ses mains sur la table et dit :

- Quand partons-nous ?

- Major MacLeod, je mesure votre impatience et je comprends votre envie d'en découdre. J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer : nous sommes prêts à marcher sur Delhi. Préparez vos hommes.

William se redressa avec soulagement. Un maigre sourire s'afficha sur son visage tendu. Il dit simplement :

- Merci, Général. Mes hommes sont prêts. Nous partons.

Le général Nicholson, à peine plus âgé que William, se leva de son siège, mais n'eut pas le temps de répondre au salut du jeune major. Celui-ci avait déjà tourné les talons et son pas s'entendit résonner dans le couloir. Nicholson pensa alors : "Toujours vingt pas en avant, William. Si ce n'est quarante..."

Le lendemain de cet échange, le régiment que William commandait était sur le départ de Lahore. Il était composé d'un hétéroclite mélange que les autres officiers regardaient souvent avec circonspection. Car quoi de plus différent qu'un Highlander en kilt et un Pachtoune enturbanné ? Qu'un Sikh à la longue barbe soignée et un petit Musulman de Kanpur qui se glissait comme une couleuvre au milieu de ses compagnons ? Pourtant, pour William, ces différences étaient une force. Et si la Couronne britannique ne réussissait pas à unifier ses troupes indigènes, lui y était parvenu. Par son charisme, son enthousiasme, son sérieux, sa façon de se battre aux côtés de ses hommes, voire en première ligne, bravant le danger, n'ayant cure des balles qui sifflaient à ses oreilles.

Il était aussi motivé par un puissant aiguillon : Sophie.

Sophie qu'il avait laissée en début d'année à Meerut pour qu'elle puisse s'occuper de sa mère et dont il était sans nouvelle depuis le début du mois de mai, depuis qu'elle avait pu lui adresser une dernière lettre dans laquelle elle lui disait sa joie à voir son ventre s'arrondir et à préparer ses bagages pour Shimla. Mais elle n'était jamais partie pour Shimla. Ni elle, ni Brenda, ni Madame Faulkner. William savait que les régiments de Meerut s'étaient en grande partie mutinés, encourageant ainsi ceux de Delhi à les suivre. Que la ville était tombée et que Bahâdur Shâh avait été réinstallé sur le trône. Que le vieillard soutenait pourtant du bout des lèvres la révolte, attisée par d'autres hommes, dont Nânâ Sâhib, responsable du massacre de Kanpur. Et qu'à Kanpur s'étaient trouvés des réfugiés ayant pu fuir Delhi et Meerut.

Et le sang montait aux yeux de William en imaginant que Sophie avait pu se trouver à Kanpur.

**

Avec des troupes issues des Régiments des Guides, du Pendjab et de l'Armée du Bengale, le général Nicholson s'engagea sur la route de Delhi pour reprendre la ville. Le siège allait durer tout le mois d'août et la ville être prise finalement le 14 septembre. Mais le siège s'éternisant trop au goût de William, il obtint finalement de rejoindre l'armée du général Havelock qui avait repris Kanpur mi-juillet, juste après le massacre des Européens qui s'y trouvaient. S'il avait pu obtenir la preuve de la mort du colonel Faulkner, lors de la mutinerie de Meerut, il n'avait en revanche aucune certitude concernant Sophie, sa mère et sa sœur. Rien ne lui permettait d'affirmer qu'elles s'étaient trouvées à Kanpur - ou pas. Mais si Sophie était morte, au cœur de toute cette folie, il savait qu'il lui restait au moins un engagement à tenir : protéger l'enfant d'Alex et de Luna.

Tout en chevauchant sur la route de Kanpur, c'était à cela qu'il pensait. A cette lettre qu'il avait conservée sur lui, de même que deux de Sophie : la dernière que la jeune femme lui avait écrite et celle où elle lui annonçait qu'elle attendait leur enfant. Parfois, pour lutter contre le désespoir et la peur, il se revoyait en train de découvrir le courrier d'Alex. Son incrédulité d'abord, sa surprise, puis son franc éclat de rire qui avait résonné contre les murs de sa chambre, au point que son voisin s'était demandé ce qui lui prenait. Certes, il se doutait qu'il serait difficile pour Alex de résister à la tentation que représentait Luna, lorsqu'il avait ramené la jeune femme à Lucknow, mais que son ami soit sur le point de devenir père comme lui-même l'avait franchement amusé. Il n'éprouvait aucune sympathie pour Russell Colleens qu'il considérait comme un de ces suppôts de la Compagnie des Indes, inutiles voire parasites. Mais quand même... Alex était devenu l'amant de la femme de ce dernier, allant jusqu'à lui faire un enfant... alors que Russell avait précisément confié sa femme à Alex ! Rien que d'y repenser, cela le faisait presque rire à nouveau. Mais rire était une chose que William MacLeod ne faisait plus en ces temps troublés, en ces heures sombres et douloureuses.

Lui et son régiment hétéroclite de Highlanders et de cavaliers parvinrent à Kanpur alors que le général Havelock s'apprêtait à mener le combat sur la route de Lucknow. Celui-ci fut bien heureux des renforts apportés par William, ainsi que ceux de James Outram, l'ancien résident d'Oudh, le prédécesseur de Sir Lawrence. Havelock était un homme aguerri et Outram connaissait bien Lucknow et ses alentours. Quant à William, même s'il n'y avait jamais mis les pieds, sa méconnaissance de la ville serait compensée par son courage et sa volonté farouche de parvenir, coûte que coûte, jusqu'à la Résidence.

Quitte à laisser un champ de ruines derrière lui.

**

Si l'éclipse avait offert un répit aux assiégés, dès les heures qui suivirent, les combats reprirent. Alex n'eut guère le temps de profiter de la vision de Sophie et de son bébé, ni même de Luna allaitant Myriam : il lui fallut retourner bien vite sur les remparts. Durant trois nouvelles journées, l'attaque fut des plus violentes, et une nouvelle brèche fut même ouverte par les assaillants, au sud, près des baraquements, à hauteur de celui où étaient hébergés les élèves de la Martinière. Aidés par des soldats, courageusement, les élèves repoussèrent l'assaut et la brèche fut colmatée. Ce point des remparts demeura cependant fragile et Sir Lawrence ordonna de le renforcer au plus tôt. Les élèves les plus jeunes furent aussi déplacés et trouvèrent refuge à la Résidence.

Le beau palais avait perdu de sa superbe, mais les murs étaient encore tous debout. Le deuxième étage et sa façade ouest en particulier avaient été sérieusement endommagés, des trous et des fissures se voyaient sur toutes les façades. La tour aussi avait pâti des attaques, mais comme le nombre de réfugiés avait baissé du fait des décès, c'étaient désormais des soldats qui l'occupaient, bénéficiant ainsi d'une position en hauteur pour viser leurs ennemis. Le colonel Bradley et le Major Evans avaient disposé là leurs meilleurs tireurs. En face, les rebelles avaient installés des batteries sur la rive gauche de la Gomti, face à la Résidence.

Arthur avait repris son poste sur les remparts, et le périmètre d'Alex et d'Evans en avait été à nouveau réduit. Mais, ce jour-là, trois jours après l'éclipse, ils comprirent aisément que le combat avait changé de nature. Les rebelles étaient devenus soudain beaucoup moins nombreux au pied des remparts ouest et nord, et ils virent des mouvements importants se faire vers le sud, plusieurs hommes cherchant aussi à déplacer des canons, ce qui fut quasiment impossible du fait du terrain encore très boueux. Un temps, Alex allait craindre que la brèche ne s'était rouverte près du baraquement des élèves de la Martinière, mais il n'en était rien.

Car le vent portait vers eux les bruits d'une canonnade qui n'avait rien à voir avec celle des rebelles.

C'était l'armée du général Havelock qui s'avançait depuis la route de Kanpur.

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