Chapitre 54 : Un beau jour pour naître

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- Ca va aller, dit Ameera alors que l'aube pointait. Je sens bien la tête du bébé en bas. Mais il est encore loin. Nous avons le temps.

Lady Honoria hocha la tête. Elle décida alors de laisser les trois femmes avec Sophie et d'aller s'occuper de la distribution de nourriture. Avant qu'elle ne commence, elle envoya Anita à l'étage pour apporter leur part aux réfugiés de la Casa de los Naranjos. Se doutant qu'Alex déjeunerait aussi avec eux, elle avait prévu en conséquence. Le jeune homme quitta à son tour la chambre pour se rendre dans le bureau de Sir Lawrence pour y recevoir les premiers ordres de la journée. En voyant ses traits tirés, le gouverneur s'inquiéta. Alex étant le premier des officiers à le rejoindre, il se permit alors quelques questions :

- Nuit difficile, Capitaine, ou est-ce la dureté des jours que nous venons de vivre ?

- Les deux, Monsieur. J'ai très peu dormi car Madame MacLeod est entrée en travail.

- Ah... Vous avez prévenu le docteur Fayrer ?

- Oui, mais il doit rester à l'hôpital. Il lui faut veiller auprès de blessés graves...

- Hum, je comprends. Mon épouse ?

- Est informée. Mais elle est occupée par ses tâches de la matinée. Les servantes indiennes sont avec Madame MacLeod. Quelle est la situation au-dehors ?

- La nuit a été relativement calme, j'ai l'impression que nous sommes parvenus à épuiser nos assaillants autant qu'ils nous ont épuisés. J'espère que nos hommes auront pu se reposer un peu, mais j'attends de revoir le colonel Bradley pour savoir ce qu'il en est. Evans était de veille cette nuit, je l'ai envoyé se reposer une fois qu'il m'a fait part de ses observations. Il y a toujours deux batteries face à son secteur, de même face au vôtre.

Alex hocha la tête. Peu de changements, à l'extérieur, donc. Inutile aussi de demander s'il y avait des nouvelles d'une armée britannique en approche : rien dans l'attitude des rebelles ne permettait d'amener à une telle hypothèse. Il leur était de même difficilement envisageable d'envoyer quelques éclaireurs au-dehors même si Alex s'était porté volontaire pour ce genre de mission, avec Nagib. Sir Lawrence le savait, mais repoussait encore l'échéance, tant que la situation demeurait en l'état, qu'ils parvenaient toujours à faire face. Il ne voulait risquer la vie d'aucun de ses hommes, même si c'était le genre de mission qu'il ne pouvait pas confier à n'importe qui : Alex et Nagib sauraient se fondre dans la population, or leurs visages étaient connus en ville. C'était en revanche un atout car ils connaissaient eux aussi très bien les différents quartiers et pourraient rapidement sortir de Lucknow. Leurs connaissances des coutumes et de la langue parlaient aussi en leur faveur. Mais, pour le moment, Sir Lawrence n'envisageait pas encore d'en venir à cette extrémité.

Arthur entra à cet instant, interrompant ses réflexions, puis il fut rapidement suivi par les autres officiers, dont le colonel Bradley. Ils firent le point sur la situation du jour, Bradley émit quelques préconisations, puis chacun des hommes reprit son poste et rejoignit ses propres troupes.

En le voyant arriver, Nagib eut un sourire un rien narquois.

- Quand tu dors à la Résidence, mon frère, tu te reposes moins qu'avec Pedro et moi !

- Paix, Nagib. Je n'ai pas l'esprit à sourire. Je peux simplement te dire qu'il est temps que William arrive !

- Pourquoi donc ?

- Sophie est en train d'accoucher...

- Oh... Ce serait un beau cadeau à lui offrir, quand il franchira les murailles ! As-tu des nouvelles ?

- Aucune, pour le moment. Statu quo, répondit Alex, un peu las.

- C'est plus calme ici, ce matin, dit Nagib, de ce que les veilleurs m'ont fait savoir.

Alex hocha la tête. Il avait organisé des tours de veille parmi ses hommes, de façon à ce que le secteur soit toujours sous surveillance. Parfois, Nagib passait la nuit sur la muraille, mais quand ce n'était pas le cas, c'était lui le premier rendu auprès des soldats, Alex se devant de passer d'abord voir Sir Lawrence et les autres officiers.

- Le ciel se dégage aussi : il fera beau.

- Mais chaud, fit remarquer Alex. Et avec ce qui est tombé cette nuit... la journée sera difficile.

Nagib hocha la tête, n'ajouta rien. Les deux hommes entreprirent un tour de chemin de ronde, Alex observant avec soin les positions ennemies. Les canons étaient embourbés et ne pouvaient être plus rapprochés des murailles, ce qui offrait un avantage. Au cours des derniers jours, les soldats rebelles s'étaient approchés en nombre. Des cadavres gisaient encore ça et là, mais Alex ne vit pas de blessés, ce qui signifiait que les rebelles avaient pu les évacuer, malgré les tirs de ses hommes et de ceux d'Evans.

Il s'appuya un instant sur le muret. Le ciel était dégagé, après l'averse de la nuit. Le palais voisin était en partie détruit, il n'avait rien à envier à certains murs du quartier de la Résidence. Ce n'était pas une belle pensée, Alex en eut conscience. Cette ville était belle, avant la rébellion. Elle le demeurerait encore, après, il en était certain. Il aimait cette ville et il aimait ce pays, quoi que certains de ses habitants puissent faire et commettre. Il continuerait à l'aimer et faire tout ce qu'il pourrait pour que la paix s'instaure. La paix et le progrès.

- C'est un beau jour pour naître, fit Nagib. L'enfant de Will va venir sous un bon signe. Regarde...

Alex suivit du regard la main de Nagib, lui désignant le ciel. L'astre solaire avait une teinte étrange et commençait à se voiler. Alors, il comprit. Une éclipse allait se produire.

- Tu as raison, mon frère. C'est un beau jour pour naître.

**

Bien qu'il en ait eu quelque expérience, Alex ne s'attendait cependant pas à devoir aider l'enfant de William à venir au monde. Il avait à peine eu le temps de goûter au calme relatif provoqué par l'éclipse que Pedro vint le chercher :

- Sahib, Dona Luna vous fait chercher... Si vous pouvez venir.

- Un souci, Pedro ? demanda-t-il inquiet.

- Le médecin n'est pas encore passé et...

- Va le chercher, je rejoins Dona Luna, dit-il avec plus d'assurance qu'il n'en ressentait vraiment.

Il jeta un dernier regard vers les ruines des maisons et la terre boursouflée par les éclats des boulets de canon, fit un signe à Nagib et transmit le commandement au lieutenant qui venait prendre son poste, puis il se dirigea d'un pas rapide vers la Résidence.

Depuis le hall, il entendit un brouhaha provenir de la salle de réception et comprit que c'était l'heure de la distribution de nourriture. Cela signifiait aussi que Lady Honoria et Anita étaient occupées là. Il gagna rapidement l'étage et ses anciens appartements. A mi-chemin, il entendit le cri de Sophie et ferma brièvement les yeux. Il espérait que les choses se passaient bien. Quand il était parti, il savait déjà que l'enfant était bien placé et c'était réconfortant. Mais cela ne signifierait pas qu'il viendrait vite.

Il frappa à la porte et Luna vint lui ouvrir.

- Vous êtes seul ? demanda-t-elle avec un soupçon d'inquiétude.

- J'ai envoyé Pedro chercher le médecin.

Il l'attira dans le couloir et referma la porte derrière lui, il préférait que Sophie n'entende pas leur conversation.

- Comment cela se passe-t-il ?

- Un peu lentement, d'après Ameera. C'est plus long que pour Myriam, soupira-t-elle, du moins d'après ce qu'elle m'en a dit car mes propres souvenirs sont différents. Je n'avais pas conscience du temps qui passait...

Alex hocha la tête avec compréhension.

- Pensez-vous qu'elle accepterait que je sois présent ?

Luna ouvrit de grands yeux et le fixa avec étonnement.

- Que dites-vous ?

- J'ai déjà assisté des femmes en train d'accoucher, Luna. En me rendant au Pendjab. Et, depuis, dans la campagne de Bareli aussi par deux fois. C'étaient des Indiennes, mais pour la première, un médecin était avec moi. Je peux aider Sophie, si elle l'accepte. Et si Ameera et Satya acceptent aussi ma présence.

- Je vais leur en parler, répondit-elle avec douceur.

Un étrange éclat s'était allumé dans ses yeux noirs et Alex allait longtemps s'en demander la signification.

**

Si Sophie fut surprise de la proposition d'Alex, Ameera et Satya ne montrèrent pas la leur. Mais la future maman comprit bien vite que le médecin ne pourrait venir l'assister et que les trois femmes qui l'entouraient auraient besoin d'aide. Elle accepta alors. Ameera la couvrit cependant d'un drap, le temps que Luna retourne chercher Alex, resté dans le couloir, et qu'il n'entre dans la chambre.

L'air y était étouffant, malgré les efforts de Satya qui agitait constamment un grand éventail - sans doute donné par Lady Honoria, pensa fort justement Alex. Contrairement à ce qu'elles avaient pu faire pour Luna, il était impossible de rafraîchir la pièce, et même d'y apporter des parfums apaisants. Sophie, malgré sa crainte et sa douleur, était courageuse et Alex lui trouva le visage moins marqué qu'il ne l'avait imaginé.

Il s'accroupit près du lit, lui prit la main et dit :

- Sophie, je sais que ce n'est pas facile pour vous, mais votre bébé ne doit plus être très loin, maintenant. Nous sommes en fin de matinée. Vous pouvez vous dire que vous avez fait le plus long, peut-être à défaut d'avoir fait le plus douloureux. Restez détendue le plus possible et poussez quand Ameera vous le dira. Je serai aussi discret que possible, mais je vous remercie de me faire confiance et d'accepter ma présence. J'ai promis à William de veiller sur vous si les circonstances m'y amenaient. Je crois que le moment est vraiment venu d'honorer cette promesse.

- Je crois que vous l'honorez depuis plusieurs semaines, Alex, sourit Sophie avant qu'une grimace de douleur ne traverse son visage.

Elle ferma les yeux et sa tête retomba sur l'oreiller. Ameera échangea un regard avec Alex et leva le drap. Le ventre de Sophie était bombé, tout gonflé. Ses jambes à la peau si blanche tranchaient presque avec le drap. Ameera parla en hindi, sachant que Sophie ne comprenait que quelques mots de sa langue.

- Elle est déjà bien ouverte, Sahib. Le bébé descend doucement. Mais c'est douloureux. Je crois que c'est un gros bébé. Elle aura peut-être du mal à le faire sortir seule.

- Nous allons l'aider, Ameera. Penses-tu qu'elle puisse se lever un peu et marcher ?

- Je pense que c'est encore possible.

- Alors, aidons-la en ce sens.

Et ce fut ainsi que Sophie se retrouva, soutenue par Alex qui se tenait derrière son dos, à marcher un peu dans la chambre. Au bout d'un bon quart d'heure, ses traits se détendirent quelque peu et elle parvint à mieux respirer. Ameera l'encourageait et guidait sa respiration, mais elle ne la suivait pas aussi bien que Luna. Elle commença alors à chantonner, mais Sophie n'eut pas la même réaction que Luna, malgré leurs encouragements. Néanmoins, alors que la lune couvrait de son disque sombre le soleil, le travail avait déjà bien avancé et Sophie avait repris courage.

Il fallut cependant encore deux bonnes heures pour voir apparaître le crâne du bébé. Alex s'était agenouillé à la tête du lit et tenait Sophie sous les bras. Ameera dut aller chercher le bébé pour l'aider à sortir, car la jeune femme n'avait plus assez de force, même si elle donnait encore tout ce qu'elle pouvait. Alex eut, à cet instant, beaucoup d'admiration pour elle d'autant qu'elle avait demandé à avoir un petit linge dans la bouche pour retenir ses cris.

Et celui qui s'entendit en premier fut le cri du fils de William.

**

- Roy.

Le prénom avait été à peine soufflé par Sophie. Elle avait rouvert les yeux, sentant la petite bouche gourmande s'emparer de son téton. Ameera venait de déposer le bébé contre le sein de sa mère.

- C'est le prénom que vous avez choisi, Sophie ? demanda Luna doucement, alors qu'elle veillait et aidait son amie le mieux possible, lui passant encore un linge frais sur le visage.

- C'est celui que William voulait lui donner, répondit la jeune maman. Il m'avait écrit que si c'était un garçon, il voulait qu'on l'appelle Roy. Comme son arrière-arrière-grand-père. Il avait ajouté : un sacré guerrier. Une tête de fer.

- Son souhait sera respecté, sourit Alex qui, se faisant discret, s'était éloigné du lit, mais demeurait dans la chambre. Et si cela avait été une fille ?

- Il m'avait dit que mon choix serait le bon…

- Sacré Will, dit encore le jeune homme.

Sophie sourit. Elle pencha un peu son visage sur le petit garçon. Malgré les heures difficiles qu'elle venait de vivre et surtout les derniers moments, elle se sentait heureuse et soulagée. Elle avait pu mettre son enfant au monde, malgré les aléas rencontrés au fil des derniers mois, depuis le début du soulèvement à Meerut jusqu'à cet asile précaire au sein de la Résidence de Lucknow. Et son tout petit était là, bien vivant, contre son sein. C'était le fils de William. Le fils de son amour. Elle chercha sur le visage un peu rond les ressemblances avec son fougueux père et eut un sourire débordant d'amour.

Luna s'était un peu écartée et Alex put observer Sophie. Il ressentit beaucoup d'émotion à assister à ce moment, ces premières minutes de vie du petit Roy. De l'émotion et une certaine fierté aussi d'avoir pu contribuer à cette naissance et d'avoir pu aider Sophie à mettre son enfant au monde. Luna se tourna vers lui et remarqua son regard. Elle s'approcha alors de son mari qui l'entoura de son bras avec tendresse.

- Tout va bien, lui souffla-t-il à l'oreille.

- Oui, sourit Luna en retour.

Puis elle ajouta :

- C'était un beau jour pour naître…

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