Chapitre 51 : Un immonde personnage

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- Que faites-vous là ?

La voix grave et autoritaire avait soudain saisi l'homme qui s'était immobilisé. Il se redressa lentement et se retourna. Derrière lui, un hoquet et une respiration un peu vive se firent entendre.

- Lieutenant Robinson ?

Arthur fixa Lord Corneley avec dureté. Il n'avait aucun mal à comprendre ce qu'il faisait là, dans une des petites pièces où étaient entreposées les réserves de nourriture de la Résidence. Arthur était encore trop faible pour remonter sur les murailles et reprendre son poste, mais il avait proposé à sa tante de l'aider à surveiller les réserves. Alors que la prochaine distribution s'annonçait, il était descendu dans les sous-sols et avait été aussitôt alerté par un faible gémissement, une supplique. Intrigué et inquiet, il s'était dépêché de rejoindre la pièce où la pâle lueur d'une petite fenêtre éclairait une scène qui le rendit furieux. Lord Corneley se trouvait là avec une jeune fille, une jeune Indienne à ce qu'il pouvait deviner du fait de ses vêtements, et visiblement, elle n'était pas heureuse d'y être avec lui.

Le regard de Lord Corneley de surpris se fit obséquieux.

- Ah, Lieutenant... Une petite inspection, je présume ? N'ayez crainte, je ne vole rien...

- Voler de la nourriture ou voler la pudeur d'une jeune fille, c'est tout comme, répondit Arthur. Sortez d'ici !

Il avait porté la main à sa ceinture où se trouvait toujours son pistolet. Bien que convalescent, le jeune homme était resté armé. Son geste fut suffisamment éloquent pour que Lord Corneley s'incline légèrement et quitte la pièce. Arthur le suivit du regard, jusqu'à être certain qu'il regagnait bien l'escalier, au bout du couloir. Puis il se retourna alors avec l'intention d'aider la jeune fille qui se trouvait là, mais ses yeux s'ouvrirent grands, à la fois de fureur et de surprise.

C'était Brenda.

Son petit visage était couvert de larmes, elle tremblait de tous ses membres et hoquetait encore, tentant visiblement de reprendre souffle. Le tissu de son sari était déchiré, laissant voir ses jambes nues et sa poitrine à peine formée.

- Grand Dieu ! s'exclama Arthur. Miss Brenda ! Mon Dieu...

Il se précipita vers la jeune adolescente, s'accroupit à ses côtés.

- Rassurez-moi... Il ne vous a pas fait de mal ?

Elle secoua la tête et finit par réussir à articuler :

- Vous êtes arrivé à temps...

Puis elle s'effondra contre le torse d'Arthur qui se trouva bien embarrassé, mais en même temps soulagé par ses propos. Il lui tapota doucement l'épaule et dit :

- Pouvez-vous vous relever ? Je vais vous raccompagner à l'étage.

Elle le remercia d'un signe de tête et il l'aida à se remettre debout. Elle referma comme elle put le sari autour d'elle et il la guida pour sortir de la pièce. Le couloir était désert, mais Arthur ne doutait pas que les hommes en faction en haut de l'escalier avaient certainement vu Lord Corneley sortir et qu'ils n'auraient aucun doute quant à ce qui s'était passé, surtout si Brenda affichait un visage défait et couvert de larmes. Il lui offrit son mouchoir pour l'aider à sécher ses yeux et elle le remercia d'une toute petite voix. Emu, il l'aida à avancer.

Il put la reconduire jusqu'à la chambre sans croiser trop de monde, hormis quelques élèves de la Martinière qui aidaient déjà Lady Honoria. Cette dernière se trouvait dans l'ancienne salle de réception et ne vit pas son neveu raccompagner Brenda. Quand ils arrivèrent à l'étage, Luna quittait la chambre pour rejoindre Lady Honoria et s'arrêta tout net sur le palier. Au regard qu'elle échangea avec Arthur Robinson, elle comprit que quelque chose de grave était arrivé à Brenda. Elle les fit entrer aussitôt et Brenda se précipita dans les bras de Sophie qui s'était levée en voyant Luna revenir dans la pièce.

- Sophie ! s'écria la jeune adolescente avant de fondre à nouveau en larmes dans les bras de sa sœur.

- Brenda... Que se passe-t-il ?

Et Sophie leva un visage inquiet vers Arthur qui était lui aussi entré dans la pièce à l'invitation muette de Luna. Il sentit le regard interrogateur des deux jeunes femmes sur lui et répondit laconiquement :

- Lord Corneley. Je suis arrivé à temps, je crois. Mais Miss Brenda pourra vous le dire mieux que moi...

Le visage de Sophie afficha en quelques secondes stupeur et colère. Elle écarta doucement Brenda et sortit si précipitamment de la pièce que ni Luna, ni Arthur ne purent l'en empêcher. Satya s'empressa auprès de Brenda et la conduisit dans la chambre voisine, pour la réconforter et l'aider à se changer. Luna se tourna alors vers Arthur et demanda :

- Pouvez-vous m'en dire plus ?

- Oui, Madame, répondit Arthur, mais suivons Madame Sophie car je crains qu'il n'arrive un incident...

Luna et Arthur s'engagèrent alors dans le couloir, marchant assez vite. En quelques mots, le jeune homme lui rapporta la scène dont il avait été témoin. Luna comprit aisément la colère de son amie et ils arrivèrent à temps dans la salle de réception pour assister à une scène qu'ils n'allaient pas être près d'oublier.

Lord Corneley se trouvait là, comme indifférent à ce qu'il avait fait et aux réactions de l'entourage de Brenda. Il se tenait à l'autre bout de la pièce par rapport à la porte que Sophie, puis Luna et Arthur, franchirent. Sophie traversa la salle aussi vite que son ventre rond le lui permettait et vint se camper face à lui. Même s'il était grand, elle le fixa, furieuse, droit dans les yeux.

- Monsieur ! Je sais ce que vous venez de faire ! Ne touchez pas à ma sœur ! Vous m'entendez ! Sinon, vous aurez à faire à moi ! Elle est tout ce qui me reste de ma famille ! Et plutôt que d'asticoter les jeunes filles, rendez-vous utile, espèce de parasite ! Prenez un fusil et allez vous battre !

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, elle lui asséna deux violentes gifles qui marquèrent ses joues d'une belle trace rouge.

- Vous êtes un personnage immonde ! Prenez soin de ne jamais me recroiser ! lâcha-t-elle encore avant de s'en retourner et de retraverser la pièce aussi vite qu'à l'aller.

Elle sortit sans s'arrêter ni devant Lady Honoria qui était restée bouche bée, ni devant Arthur et Luna, puis regagna bien vite la chambre pour s'occuper de sa sœur.

**

L'incident n'allait pas rester sans suite. Lady Honoria en parla dès le soir-même à son mari et Luna raconta ce qu'il en était à Alex et à Don Felipe. Ils s'étaient installés tous les trois sur la terrasse, pour laisser Sophie et Brenda se reposer. Cette dernière était encore secouée et apeurée et avait même refusé toute nourriture. Satya était cependant parvenue, en fin de journée, à lui faire avaler un peu de bouillon de viande et du thé.

- Voilà ce qui est arrivé ce matin, dit Luna après avoir rapporté l'incident à son grand-père et à Alex qui l'avaient écoutée avec attention.

- C'est très fâcheux, dit Don Felipe. Bien entendu, Sophie et toi-même nous aviez déjà dit qu'il nous fallait se méfier de cet homme, mais de là à ce qu'il ose s'en prendre à Brenda ou à une autre jeune fille, dans les conditions où nous nous trouvons...

- Certains ne font pas passer l'intérêt général avant tout, fit remarquer Alex qui gardait les sourcils froncés depuis que Luna avait entamé son récit. Il convient de prendre une décision. L'intervention de Sophie a marqué les esprits, aussi. Et nous avons besoin de faire front, tous ensemble, pour tenir. Pas qu'il y ait des divisions.

Don Felipe hocha la tête. Oui, la gifle et les propos de Sophie avaient eu des témoins, même si les réfugiés n'étaient pas encore très nombreux dans la salle de réception, à venir chercher leur part de nourriture. Mais les langues avaient vite parlé et avant même qu'Alex ne rejoigne Luna et les siens, il avait déjà eu vent de certaines choses. Des servantes aussi s'étaient confiées et d'autres gestes similaires avaient été rapportés au moins à Lady Honoria.

- Nous parlerons certainement de cela avec Sir Henry, dit Alex. Qu'il soit lord ou pas, il n'a pas à se conduire ainsi. J'espère que Brenda s'en remettra...

- Pour l'heure, elle est encore prostrée dans la chambre, soupira Luna. De ce que j'ai pu comprendre de son récit, Arthur est vraiment arrivé à temps...

Luna avait raison : Lord Corneley n'avait pu se permettre que quelques caresses et attouchements sur Brenda, mais cela suffisait à la terroriser. Et Luna se doutait que les propos d'Alex n'étaient pas neutres : il leur fallait tenir. Il n'y avait, dans l'enceinte de la Résidence, aucun juge, celui de Lucknow ayant été tué avec sa famille au début du soulèvement, sans avoir pu rejoindre l'abri de la Résidence : il avait tenu à demeurer à son poste jusqu'au bout. Mais en tant que gouverneur et général, Sir Lawrence avait aussi toute autorité pour le remplacer dans une situation aussi difficile et particulière que celle qu'ils vivaient.

Ils en étaient là de leur discussion lorsqu'on frappa à la porte : c'était Arthur qui cherchait Alex et se doutait qu'il le trouverait en compagnie de Luna, à cette heure de la journée. Sir Lawrence voulait s'entretenir avec eux. Le jeune homme laissa donc sa femme aux bons soins de Don Felipe, jeta un dernier regard au berceau dans lequel Myriam dormait sereinement. Cette vision de sa fille, nullement troublée par les aléas et les rigueurs du siège, avait toujours sur lui un effet apaisant et encourageant : elle l'aidait à tenir.

**

Dans le bureau de Sir Lawrence, se trouvaient déjà le colonel Bradley et le major Evans, ainsi que Lady Honoria, quand Alex et Arthur y entrèrent. Le gouverneur les mit rapidement au courant de la raison de leur entretien, ce qui n'était pas une surprise pour au moins trois d'entre eux. Seuls les deux officiers supérieurs étaient encore ignorants des gestes déplacés de Lord Corneley.

Avec sobriété, Sir Lawrence les informa tous de la situation et demanda à Arthur d'ajouter quelques précisions. Ce dernier rapporta aussi la réaction de Sophie MacLeod.

- Si la situation n'était pas préoccupante, reprit Sir Lawrence quand Arthur eut terminé, je dirais que William a bien choisi son épouse... Il convient, pour l'heure, de décider ce que nous allons faire concernant cet homme. C'est un noble et de haute lignée. Mais cela ne doit pas excuser son attitude. Nous ne pouvons pas fermer les yeux. Il faut de la solidarité et de l'entraide entre nous tous, civils comme militaires.

- Si je peux me permettre, Monsieur, intervint le colonel Bradley, il m'a tout l'air d'une brebis galeuse. Mettons-le sur les remparts, à tirer du rebelle comme s'il se trouvait à la chasse au lapin. Au moins, il se rendra utile... et ce serait rejoindre les propos de Madame MacLeod.

Arthur ne put s'empêcher de sourire légèrement à ces mots. Le colonel Bradley était réputé pour sa retenue, plus encore que Sir Lawrence.

- Vous vous en chargerez, colonel ?

- Aucun souci, Monsieur, répondit Bradley.

- Bien, alors, nous allons le faire venir et nous entretenir tous les deux avec lui. Arthur, restez à proximité. Il se pourrait que j'aie besoin de vous et de votre témoignage.

Alex quitta le bureau en étant quelque peu soulagé. Au moins, Lord Corneley ne risquerait plus d'ennuyer Brenda et il pourrait même prendre un tir bien ajusté. Il ne souhaitait la mort de personne, hormis peut-être de quelques-uns des chefs rebelles qui appelaient aux massacres, mais il ne pouvait s'empêcher de trouver quelque satisfaction à imaginer ce détestable personnage tomber du haut des remparts, fauché par une balle ennemie.

Mais ce fut d'une autre façon que Lord Corneley allait perdre la vie.

**

Alors que la mousson continuait à s'abattre sur le nord des Indes et noyait sous ses trombes d'eau le quartier de la Résidence toujours assiégée, un autre fléau se déchaîna sur les réfugiés. Après la peur, après les combats, après la disette, ce fut le choléra qui emporta bon nombre d'entre eux et, en tout premier lieu, une grande partie des civils qui avaient trouvé abri dans l'ancien palais de la Bégum. La promiscuité, les difficultés à maintenir un semblant de propreté et d'hygiène furent un terreau fertile pour ce fléau.

Dès que les premiers cas se déclarèrent, le docteur Fayrer procéda à la mise en quarantaine des victimes, autant que cela fut possible. Les civils qui se trouvaient dans la Résidence reçurent pour ordre de ne pas quitter le bâtiment, ou du moins, de ne pas se mêler aux familles qui se trouvaient dans l'ancien palais, afin de limiter la propagation de la maladie. Alex rappela à Luna et à Sophie notamment l'extrême nécessité pour elles de ne pas quitter la Résidence.

L'épidémie fut difficilement enrayée et les décès se succédèrent tout au long du mois d'août et du mois de septembre. Lord Corneley fut un de ceux-là et nul parmi les réfugiés ne le pleura. Il fut enterré au petit jour, avec pour seule compagnie celle du prêtre et du fossoyeur de service. Trois autres personnes étaient aussi à enterrer ce matin-là et ni l'un, ni l'autre, ne s'attardèrent sur son sort. Arrivé seul à Lucknow, il quittait aussi la ville seul. Mais le colonel Bradley qui avait signalé son décès prit cependant grand soin que sa tombe ne se trouvât pas proche de celle de Madame Faulkner, afin que Brenda notamment puisse s'y recueillir en paix, si tant était qu'un jour, elle pourrait le faire.

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