Chapitre 52 : Combien de temps encore ?

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Ce soir-là, Alex rendit une petite visite à Luna. On n'entendait presque pas de coups de fusil, un certain calme régnait sur la ville. Mais le jeune homme n'était pas dupe : ce répit ne serait que de courte durée.

Luna se trouvait sur la terrasse quand il arriva. Avec la mousson, il était devenu impossible à Don Felipe d'y dormir, aussi son lit avait-il été installé dans la chambre de la jeune femme. Et depuis le décès de Madame Faulkner, Brenda avait changé de pièce et dormait désormais avec sa sœur.

- Vous prenez le frais, ma douce ? demanda Alex en se glissant à ses côtés.

Luna s'était assise contre le mur et regardait vers les jardins. Elle appuya sa tête contre son épaule et il l'entoura de son bras protecteur.

- Oui, si tant est qu'on peut trouver ici un peu de fraîcheur. Alex… Croyez-vous que la Casa de los Naranjos a été détruite ? Pillée ?

- Difficile à dire, soupira-t-il. C'est possible. Comme elle a pu rester épargnée aussi. Mais nous y retournerons, je vous le promets.

- Combien de temps encore ?

Il comprenait très bien le sens de sa question.

- Quelques semaines, quelques mois, tout au plus. L'armée britannique s'est mise en branle, c'est certain. On viendra nous délivrer. Je peux vous assurer que le général Nicholson, ou James Outram et plus encore, William, mettent tout en œuvre pour cela. Ils viendront.

Luna ferma les yeux. Elle lui faisait confiance : ces mots n'étaient pas que de simples paroles en l'air, destinées à lui faire oublier un instant leur dure condition ou à la bercer de faux espoirs. Alex ne lui avait menti qu'une seule fois et le prix qu'il en avait payé avait été suffisamment élevé pour lui, à se ronger les sangs pour elle. Elle savait qu'il ne recommencerait pas. Et, quand bien même elle aurait douté, sa voix ne pouvait le trahir.

**

Face à la résistance tenace des soldats britanniques et bien que très supérieurs en nombre, les rebelles ne parvenaient pas à faire tomber la Résidence. Elle était pour eux un symbole, au même titre qu'elle allait le devenir pour l'armée britannique. Ce siège et le soulèvement à Oudh figureraient parmi les moments les plus marquants de l'histoire conjointe à ces deux peuples.

Si les forces indiennes étaient supérieures, elles étaient en revanche moins bien organisées. Leur commandement se divisait en deux, entre l'épouse du roi, Hazrat Mahal, qui avait pris la tête d'une partie de l'armée, et le maulvi de Faizabad qui menait une autre partie des troupes. Les chefs de l'insurrection n'avaient que peu de connaissances en stratégie militaire et l'opiniâtreté, la volonté et le courage ne pouvaient parfois l'emporter sur l'impréparation et le manque de discernement. Beaucoup de rebelles indiens, soldats ou civils ayant rejoint la lutte, allaient mourir inutilement, lançant des attaques mal préparées contre les murailles.

Petit à petit, les alentours de la Résidence changèrent de physionomie. Maisons détruites, terrains éventrés, palais transformés en positions stratégiques. A l'intérieur du périmètre aussi, les marques des combats s'ajoutaient au fil du temps : murs fissurés, bâtiments détruits, baraquements endommagés. Face à l'impossibilité de prendre la Résidence par la force et le nombre, face à la résistance soutenue des soldats britanniques, face à la solidité des murailles et des portes, les chefs rebelles décidèrent alors de creuser des tunnels pour parvenir dans l'enceinte. Après avoir tenté de détruire les points plus faibles des murailles - à savoir les portes Bailey et de la Gomti - lors de l'attaque d'envergure menée en juillet, ils entamèrent des opérations souterraines à partir de la mi-août.

Ce furent des civils qui donnèrent l'alerte et aussitôt, Sir Lawrence fit procéder à des contre-tirs. Néanmoins, au matin du 18 août, l'assaut fut donné. Les premières mines explosèrent, détruisant l'un des postes d'observation des sentinelles britanniques sur la muraille sud. Les premiers rebelles s'infiltrèrent et s'ensuivit un terrible combat, quasiment au corps à corps, pour les repousser dans les tunnels. Pendant ce temps, une forte troupe s'avança à l'assaut des murailles. Il fallut faire front de tout bord. La Résidence fut évacuée, les réfugiés, apeurés et effrayés, invités à se rendre dans un bâtiment situé près du palais de la Bégum.

Pour Luna, ce fut un véritable cauchemar : durant des heures, elle resta sans nouvelle d'Alex. Pedro l'avait vu au petit matin, quand l'attaque contre les murailles avait été déclenchée. Le capitaine avait aussitôt envoyé l'adolescent à la Résidence, se doutant qu'elle serait évacuée, pour qu'il apporte son aide. Après avoir mis les Faulkner et les De Malanga à l'abri, il était retourné aider Lady Honoria qui fut la dernière à quitter le bâtiment, avec Anita. Sir Henry se trouvait déjà sur les murailles, à organiser ses hommes et à soutenir les soldats. Puis il se rendit non loin des cantonnements, là où les mines avaient explosé. Tous les hommes valides, y compris les civils, furent mobilisés pour apporter leur soutien aux combattants, essentiellement pour les approvisionner en munitions et aider à l'évacuation des blessés, voire des morts, coincés dans les tunnels ou tombés des murailles. Les combats firent rage durant plusieurs heures, jusqu'à ce que finalement, les chefs rebelles ordonnent la retraite.

Ce fut un Alex épuisé, couvert de poudre et de poussière, que Luna vit enfin arriver dans leur refuge provisoire, en fin de journée. Elle lui tomba dans les bras, laissant éclater ses sanglots longs et douloureux. Il la tint contre lui autant que ses forces le lui permirent, mais elle était incapable de s'arrêter. Ce fut Ameera qui vint en aide au capitaine, le voyant près de chanceler, et qui parvint à amener Luna à s'asseoir sur un petit banc. Alex se laissa presque tomber au sol, face à elle, s'assit en tailleur, puis parvint à dire :

- Nous les avons repoussés. Ils ont ordonné la retraite.

Alors que sa sœur s'occupait de Luna, toujours en larmes, Satya s'empressa d'apporter un peu de thé au jeune homme et deux chuppatis qu'elle avait précieusement gardés pour Luna et Sophie. C'étaient les seules provisions qui leur restaient de disponibles, l'évacuation de la Résidence s'étant faite dans l'urgence et le désordre, il n'avait pas été possible d'emporter beaucoup de nourriture avec eux. Tout en mâchant lentement son premier petit pain, Alex regarda autour de lui.

La pièce où s'étaient retrouvés les siens était petite, située au premier étage de la maison. Beaucoup avaient voulu rester au rez-de-chaussée, mais Lady Honoria était parvenue à envoyer des familles dans les deux étages supérieurs. Don Felipe avait gagné d'emblée le premier étage dès leur arrivée et avait pu choisir une pièce située au nord, dont la fenêtre ne donnait pas sur la muraille sud, mais offrait une vue assez vaste sur les jardins les séparant du palais du gouverneur. La pièce était vide de toute meuble, mais Satya et Pedro qui le suivaient firent rapidement le tour des pièces voisines et revinrent avec un petit banc. C'était peu, mais cela permettrait au moins au vieil homme et à Sophie de s'asseoir confortablement. Les autres s'installeraient à même le sol.

La nouvelle fit rapidement le tour de la maison où se trouvaient les réfugiés de la Résidence et Lady Honoria elle-même vint très vite auprès des De Malanga. Voyant Alex avec eux, elle se pencha vers lui et s'enquit aussitôt de son état :

- Capitaine, comment allez-vous ?

- Aussi bien que possible, Madame, merci. Le combat fut rude, mais nous avons repoussé les assaillants, depuis les murailles comme dans les tunnels. Le calme est en train de revenir. Sir Henry a ordonné de renforcer les défenses au niveau des tunnels, il supervise l'évacuation des derniers blessés. J'ignore s'il y a eu beaucoup de pertes de ce côté ; sur les murailles, nous étions plus abrités. Nos canons ont tiré sans relâche, mais je crois que nous avons été bien aidés par la pluie qui s'est abattue en fin d'après-midi pour repousser les rebelles. De ce que je voyais, hommes comme chevaux s'enlisaient dans la boue et ne parvenaient pas à approcher. Nos armes tirant plus loin que les leurs, nous avons pu les garder à distance.

Elle hocha la tête, comprenant aussi qu'Alex insistait sur les avantages dont ils avaient disposé pour rassurer ses proches et Luna en premier lieu. Elle demanda encore :

- Pensez-vous que je puisse sortir d'ici pour aller chercher un peu de nourriture dans les réserves de la Résidence ? Je ne voudrais pas non plus qu'elles demeurent trop longtemps sans surveillance...

- Arthur y veille, Madame. Son secteur en est le plus proche et je l'ai croisé avant de venir ici : il m'a dit qu'il envoyait deux de ses hommes pour s'en occuper. Mais je pense en effet que vous allez pouvoir vous y rendre avec Anita et peut-être deux ou trois autres personnes, mais pas plus pour le moment. Il vaut mieux que tout le monde reste encore ici, jusqu'à nouvel ordre.

- Très bien. Je vais chercher Anita.

Elle se redressa, mais avant de quitter la petite pièce où ils s'étaient tous entassés, elle s'approcha de Luna et lui parla avec douceur, mais fermeté :

- Luna, ma chère petite, reprenez-vous. Le calme est en train de revenir et le capitaine va avoir besoin de vous. Votre fille aussi. Séchez ces larmes qui n'ont plus lieu d'être et gardez courage. J'espère que nous pourrons retrouver la Résidence ce soir.

- Merci, Madame, fit-elle en essuyant ses joues.

Puis elle reporta son attention vers Alex alors que l'épouse de Sir Henry quittait la pièce. Il ne l'avait pas quittée des yeux, tout le temps que Lady Honoria lui avait parlé. Il se glissa jusqu'à elle, lui prit les mains et les caressa doucement. Le peu de nourriture et de thé qu'il venait d'avaler lui avait fait du bien, savoir que tous les siens étaient indemnes aussi. Il lui restait à rassurer Luna.

- Comment va Myriam ?

- Bien, Capitaine, fit Brenda qui tenait la petite fille dans les bras et la berçait depuis un bon moment. Elle dort.

- Je pense... qu'elle va bientôt... se réveiller, fit Luna d'une voix encore hésitante, puis elle se reprit et termina : Merci d'avoir veillé sur elle, Brenda.

La jeune adolescente sourit, puis dit :

- Voulez-vous la reprendre ?

Luna hocha la tête. Brenda quitta le petit coin dans lequel elle s'était installée pour lui ramener la petite fille. Alex sourit de voir avec quelles précautions elle la portait et la glissait dans les bras de Luna. Puis il se pencha un peu en avant et regarda sa fille. Cette vision lui ôta les dernières tensions accumulées au fil de la journée, mais pas sa fatigue. Et il se dit que cette nuit, il comptait bien dormir dans son lit, avec Luna auprès de lui.

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