Chapitre 48 : Lady Honoria

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La mousson arriva par une fin d'après-midi. Les nuages qui s'étaient accumulés au-dessus de la plaine de Lucknow crevèrent enfin, au grand soulagement des réfugiés de la Résidence. En quelques heures, les jardins asséchés, la terre craquelée des parterres, reçurent des trombes d'eau au point que des ruisseaux se créèrent là où se trouvaient quelques heures plus tôt des allées poussiéreuses. Dès la première heure de pluie, Bradley avait donné l'ordre aux hommes de se mettre à l'abri, ne laissant que des sentinelles sur les murailles. Les assaillants s'étaient aussi repliés et les alentours de la forteresse étaient quasiment déserts. Les cipayes rebelles avaient cependant mis à l'abri les petits canons qu'ils possédaient, mais les terres boueuses et détrempées les empêcheraient durant un certain temps de les rapprocher des murailles et de les utiliser. Le siège allait, avec la mousson, s'installer dans une lente et morne période, entrecoupée de rares attaques. Du côté des assiégés, on allait en profiter pour soigner au mieux les blessés. Mais d'autres menaces couvaient, à commencer par les épidémies, le manque de nourriture et la peur.

Au cours de la dernière semaine de juillet, Luna apprécia grandement le répit apporté par la suspension des combats, même si on entendait toujours quotidiennement quelques coups de fusil, ça et là. Alex pouvait à nouveau passer du temps avec elle et Myriam, même s'il demeurait à son poste une partie de la journée et que l'état-major se réunissait toujours quotidiennement. Ni l'un, ni l'autre ne se posaient de questions quant à leur situation. Pour Alex, l'essentiel était que Luna et Myriam, ainsi que leurs proches, soient à l'abri, sans avoir été blessés, ni malades. Quant à Luna, même si elle tremblait dès que les combats reprenaient, elle faisait confiance à Alex et le voyait toujours revenir avec soulagement. Comparé à ces quelques précieux moments, tout le reste lui paraissait sans importance.

Sophie ne quittait guère la chambre, veillant sur Myriam quand Luna s'absentait avec Brenda pour aider Lady Honoria. Si les soldats pouvaient souffler et profiter d'un repos bienvenu, pour les civils, l'activité était constante, bien que sujette à une certaine routine. Il y avait toujours les distributions quotidiennes de nourriture à organiser, les blessés à soigner. Comme ils étaient moins sollicités auprès des soldats, les élèves les plus âgés de la Martinière furent employés à s'occuper des animaux avec quelques serviteurs demeurés fidèles aux Britanniques. C'était une activité vitale, dans le sens où ces bêtes fournissaient une nourriture appréciable. Néanmoins, pour eux comme pour les chevaux des combattants, il était temps aussi que la mousson soit là, car le fourrage devenait rare. Plusieurs bêtes avaient été abattues car devenues trop faibles, mais leur viande n'avait pas été perdue, loin de là. La pluie fit reverdir les jardins et les animaux purent y brouter à nouveau de l'herbe fraîche.

Luna poursuivait donc sans relâche son soutien à Lady Honoria. Les deux femmes s'entendaient bien et même si l'épouse de Sir Lawrence avait bien vite compris que la situation de Dona Luna était particulière, elle s'était abstenue de lui poser des questions trop personnelles. Elle avait parfaitement saisi la profondeur des liens entre elle et le capitaine Randall, soupçonnait fortement que la petite Myriam soit la fille d'Alex, et elle savait aussi que ce dernier n'était pas marié... Elle n'avait guère eu l'occasion non plus d'en parler avec son mari, ils avaient tous des préoccupations bien éloignées de ces questions personnelles. Mais avec la mousson et le répit qu'elle accordait à tous, avec la confiance qui s'était installée entre elle et Luna, Lady Honoria se décida un jour à parler avec la jeune femme.

Elles se trouvaient toutes deux avec Anita dans la réserve et préparaient déjà la prochaine distribution de nourriture, celle du lendemain matin. Quand elles eurent terminé, Lady Honoria proposa à Luna de passer un moment dans son petit salon.

- Cela fait plus de dix jours que je n'ai pas pris tranquillement une tasse de thé, soupira-t-elle. Voudriez-vous m'accompagner ?

Luna accepta volontiers d'autant qu'elle savait qu'elle disposait d'un peu de temps encore devant elle avant de devoir rejoindre sa fille pour la nourrir. Elle suivit donc Lady Honoria avec plaisir. Les provisions de thé étaient encore importantes et même si aucun gaspillage n'était toléré, s'offrir une tasse une ou deux fois par mois, en-dehors des distributions de nourriture, n'était pas inconvenant. D'autant que Lady Honoria avait plusieurs fois remis sa part et celle de son mari à disposition du médecin pour lutter contre la déshydratation qui frappait certains blessés.

Elles entrèrent toutes les deux dans le petit salon et Luna eut l'impression de se trouver dans un abri hors du monde et de leur quotidien. Même si Ameera et surtout Satya veillaient à ce que leurs deux chambres soient toujours propres et bien rangées, elles avaient du mal à lutter contre la poussière qui s'insinuait partout, contre la saleté. Certes, depuis que la mousson avait commencé, les deux femmes avaient pu laver les draps, les vêtements de tous, mais l'impression ici était quand même différente. Luna se demanda bien comment Lady Honoria et Anita faisaient, mais elle n'osa pas le demander à son hôtesse.

La pièce était peu meublée et c'était peut-être seulement dans cet aspect des choses qu'on pouvait y sentir l'influence du siège. Et aussi dans l'absence de décoration, de cadres au mur, de bibelots. La pièce ne contenait qu'une table ronde et un petit buffet bas où Lady Honoria rangeait un peu de vaisselle. Elle en sortit d'ailleurs deux tasses et une théière et entreprit elle-même de faire le thé. Quand il fut prêt, elle servit une tasse qu'elle tendit à Luna avant de s'en préparer une pour elle. Puis elle s'assit dans son fauteuil, visiblement soulagée de pouvoir s'accorder ce petit répit.

- Dona Luna, je tiens vraiment encore une fois à vous remercier de votre aide, ainsi que celle que Satya, Ameera et Brenda peuvent m'apporter quotidiennement. Tous ne le font pas... et mettent en avant l'excuse d'avoir de jeunes enfants pour rechigner à accorder un peu de leur temps. Je ne suis pas amère, vous savez. Mais j'apprécie toute aide et tout geste qui nous permettent de supporter ce que nous vivons.

- Beaucoup ont peur, aussi, Madame, fit Luna.

- Oui, je le reconnais. Moi aussi, j'ai peur, vous savez. Parfois, je pense à mes enfants, je les sais en sécurité et c'est un grand réconfort. Mais je me demande si Henry et moi nous les reverrons...

- Je comprends, dit Luna en songeant un instant à son grand-père maternel, mais aussi à Sonya Randall.

- Enfin, parlons de choses plus agréables, voulez-vous ? reprit Lady Honoria qui n'était pas du genre à se plaindre et à s'apitoyer sur son sort. Comment se porte votre petite fille ?

- Myriam va bien, sourit Luna. Elle supporte aussi la chaude humidité que nous connaissons actuellement, même si elle a le sommeil un peu plus agité.

- Elle est vraiment ravissante, dit Lady Honoria. Vous avez une très jolie petite fille. Vous pouvez en être fière et heureuse.

- Je le suis, sourit Luna en la regardant. Et je me raccroche à sa présence pour tenir face à ce qui nous attend, pour repousser ma propre peur. Un peu comme vous, je crois.

Lady Honoria lui sourit en réponse, prit une gorgée de thé et demanda :

- Vous êtes une jeune femme que j'estime beaucoup, Dona Luna, et je regrette que nous n'ayons pas fait connaissance plus tôt. Nous avions eu l'occasion de recevoir votre grand-père à quelques reprises, mais j'ignorais que vous vous trouviez auprès de lui depuis si longtemps.

- En effet, dit Luna, je suis revenue à Lucknow il y a plus d'un an maintenant. J'y suis née et y ai grandi, vous savez. C'était tout naturel pour moi de revenir à la Casa de los Naranjos.

C'était la première fois que Luna prononçait le nom de sa maison depuis le début du soulèvement et cela lui fit un effet étrange. Un instant, son regard se voila et elle se demanda quand et si elle reverrait la belle maison, si elle pourrait promener Myriam sous les orangers et regarder encore s'écouler le lent cours de la Gomti, depuis la rive.

- J'ignorais que vous étiez née à Lucknow, dit Lady Honoria avec étonnement. Je comprends alors mieux votre aisance à vous trouver au milieu des Indiens. Vous parlez bien hindi aussi, mieux que moi, et pourtant, Henry m'a encouragée à l'utiliser presque quotidiennement depuis... Et bien, depuis tant d'années que j'ai perdu le compte !

Cette remarque fit sourire Luna.

- Oui, je le parle depuis ma plus tendre enfance et même durant la période où je vécus en Angleterre, j'ai pu continuer à le parler, grâce à Ameera qui se trouvait avec moi. L'hindi est comme ma langue maternelle... Je n'ai appris l'anglais que plus tard.

Lady Honoria fit un petit geste de la tête pour souligner sa surprise, mais ne releva pas. Elle ne voulait pas provoquer de confidences forcées, tout en s'inquiétant quand même pour la jeune femme. Elle hésitait cependant sur la façon de lui demander plus de détails concernant sa fille.

- Quel âge exactement a votre petite fille ? Elle me paraît encore bien petite, mais je reconnais que nos conditions de vie ne doivent pas aider non plus un bébé à se développer...

- Elle a tout juste deux mois, répondit Luna. Elle est née juste avant le soulèvement. J'étais à peine remise de mon accouchement quand nous sommes arrivés.

- Oh, je vois... Avez-vous eu le temps de la faire baptiser ?

- Non..., répondit Luna. Cela préoccupe d'ailleurs mon grand-père, et moi aussi, je vous l'avoue, mais nous avions fait un choix quant au parrain et... Et il n'est pas possible désormais de tenir cette cérémonie.

- Puis-je vous demander son nom, sans être indiscrète ?

- Oui, dit Luna, il s'agit du major MacLeod, le mari de mon amie Sophie... Je suis catholique et mon grand-père aussi, et c'est assez important pour moi que ma fille soit baptisée selon ce rite, mais aussi et surtout que ce soit le major qui soit son parrain.

Lady Honoria hocha la tête d'un air entendu : elle avait parfaitement saisi les propos de Luna, mais aussi ce qu'elle ne disait pas : certes William MacLeod était le mari de Sophie. Mais il était aussi l'ami d'Alex Randall. Elle reprit une gorgée de thé et fut surprise d'entendre Luna poursuivre :

- Madame, vous savez... J'ai vécu déjà beaucoup de choses, bien plus sans doute que ce qu'une jeune femme de ma condition peut connaître à mon âge. Ma mère est morte en me mettant au monde et mon père m'a été enlevé par la maladie alors que j'étais encore une enfant, puis je fus conduite en Angleterre auprès d'une famille dont j'ignorais tout, à vivre d'une façon totalement différente de ce que j'avais connu ici. Je me suis fait aussi beaucoup de souci pour mon grand-père que j'aime beaucoup et qui me le rend bien. Il est la seule famille que je possède ici, aux Indes. Il est aussi ce qui me rattache à ce pays. Mais je dois faire face à une situation très particulière. Je suis veuve, désormais, mon mari est mort à Delhi, au début de l'insurrection.

- J'ignorais cela, ma chère petite... dit Lady Honoria en tendant une main réconfortante vers Luna.

Mais celle-ci arrêta son geste et dit :

- Je vous remercie, Madame, mais... mais ce décès m'affecte très peu. Ce n'est pas avec mon mari que je vivais. Ce n'est pas avec lui que j'étais heureuse. Et ce n'est pas lui, le père de Myriam.

- Alors, il convient sans tarder de donner à votre enfant le nom de son vrai père. Ne croyez-vous pas ?

Luna regarda Lady Honoria et hocha la tête. Elle comprit que la brave et honorable dame avait tout deviné, ou presque.

- Je pense que Sophie MacLeod serait ravie d'être votre témoin, poursuivit Lady Honoria. Mais je serais aussi très heureuse de l'être moi-même, si vous me le demandiez.

- Merci, Madame. Je suis très... touchée.

Lady Honoria lui sourit avec bonté et elles terminèrent leur tasse de thé avant que Luna ne prenne congé et ne s'empresse de retourner auprès de Myriam qui allait avoir besoin d'elle.

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