Chapitre 46 : Elles étaient sauves

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Les jours de juillet s'étiraient sous la chaleur brûlante de l'été indien. Le ciel se chargeait de lourds nuages, mais aucun ne crevait encore, rendant de plus en plus difficiles les conditions de vie et de combat pour les réfugiés de la Résidence. Si ces conditions étaient difficiles pour eux, il en était de même pour les assaillants. Néanmoins, une forte offensive fut déclenchée un peu après la mi-juillet, soit une semaine après le décès de Madame Faulkner.

L'attaque fut menée contre deux points des fortifications : la batterie Redan qui défendait la porte de la Gomti, et la porte principale, dite porte Bailey, à l'est. Les rebelles avaient posé des mines pour tenter de détruire les défenses sur ces deux points, puis profiter des ouvertures ainsi créées pour entrer dans le périmètre de la Résidence. Mais les mines furent placées trop loin et après les explosions, les défenses se révélèrent intacts. Des soldats furent aussitôt envoyés sur la muraille pour repousser l'attaque.

Ce furent plusieurs journées de combats intenses et violents. Le quotidien des assiégés civils en fut bouleversé, notamment à la Résidence qui essuya de nombreux tirs d'artillerie. Pour éviter d'être touchées, toutes les familles qui y vivaient furent déplacées dans un des baraquements militaires. Les soldats ne prirent guère de repos, à peine quelques heures avant de repartir se battre sur les murailles. Les blessés furent nombreux et, parmi eux, Arthur Robinson fut touché à la tête et au bras gauche. Il se trouvait non loin d'Alex lorsqu'il tomba et ce dernier le fit rapidement évacuer par deux de ses hommes. Il n'eut guère le temps d'aller prendre de ses nouvelles avant plusieurs heures.

Arthur fut soigné dans la maison du docteur Fayrer, car l'hôpital ne pouvait plus accueillir de blessés et il avait même fallu en installer dehors, à l'ombre des arbres. C'étaient les moins touchés qui se trouvaient là. Plusieurs femmes aidaient le médecin qui, lui aussi, ne se reposait guère. Lady Honoria avait quitté la Résidence et, ne pouvant remplir ses tâches habituelles, elle aidait également auprès des blessés. Luna la seconda, Ameera revenant la chercher dès que Myriam réclamait sa tétée. Cette attaque se prolongea sur un peu plus de trois journées pleines, mais Luna eut l'impression, quand un calme relatif retomba sur le quartier de la Résidence, qu'elle avait duré beaucoup plus longtemps tant ces heures avaient été denses.

Ce furent elle et Lady Honoria qui virent arriver les deux hommes portant Arthur et Luna tourna machinalement la tête vers la fenêtre qui donnait sur la muraille, côté ouest. Elle y aperçut fugitivement la silhouette de Nagib et se sentit rassurée : tant que Nagib était là-haut et veillait, elle craignait moins pour Alex. Elle se dit que ce dernier devait certainement arpenter la muraille et peut-être même allait-il provisoirement assurer le commandement des hommes qui se trouvaient sous les ordres d'Arthur Robinson. Ce en quoi elle n'avait pas tort, puis elle dut bien vite songer au blessé et ne plus tourner ses pensées vers Alex.

Les deux femmes lui prodiguèrent les premiers soins, puis le docteur Fayrer put intervenir après avoir dû amputer un homme dont le bras avait été en partie arraché. Il comprit vite que la blessure d'Arthur n'était pas trop grave, mais qu'il avait déjà perdu beaucoup de sang et qu'il lui fallait absolument arrêter l'hémorragie, notamment à son bras. Le jeune homme allait s'en tirer, mais il resterait considérablement affaibli durant plus de trois semaines avant de pouvoir reprendre un peu de forces.

**

Au matin du quatrième jour qui suivit le déclenchement de l'offensive, les familles purent regagner le bâtiment de la Résidence. La façade ouest avait été considérablement touchée par les tirs et plusieurs chambres, notamment du deuxième étage, étaient inaccessibles. Le couloir qui desservait le premier étage, là où Luna et les siens s'abritaient, était jonché de débris, de briques. Les élèves de la Martinière prêtèrent main forte pour les dégager autant que possible. L'ancien appartement d'Alex, de même que les chambres voisines, avait en revanche été peu touché par les tirs, car il ne se trouvait pas sur la façade la plus exposée. Néanmoins, tant que le travail de déblaiement ne fut pas terminé, il leur fut impossible d'y retourner.

La matinée s'avançait et Lady Honoria organisa une première vraie distribution de nourriture. Luna ne cessait de regarder vers le dehors, inquiète de ne pas voir Alex. Elle sortit plusieurs fois dans les jardins, faisant le tour de la Résidence pour observer les murailles. Ne l'apercevant pas et malgré les difficultés pour atteindre l'étage, elle décida de s'y rendre pour avoir une meilleure vue sur les fortifications.

Quand le jeune homme entra dans l'ancienne salle de réception, épargnée par les tirs des journées précédentes, là où se faisait la distribution de nourriture, il vit bien Brenda et Satya aux côtés de Lady Honoria, ainsi qu'Ameera qui jetait de fréquents coups d'œil vers le petit berceau où dormait Myriam. Il se sentit soulagé en mesurant que sa fille n'avait pas subi la moindre gêne et s'approcha un moment du berceau. Son petit visage serein, son souffle régulier, ses petits poings serrés le firent sourire. Quand il releva la tête et croisa le regard d'Ameera, celle-ci y lut une profonde inquiétude.

- Où est Luna, Ameera ?

- Elle se faisait du soucis pour vous, Sahib. Elle m'a dit qu'elle voulait gagner l'étage, même si c'est encore difficile d'y accéder, pour mieux voir la muraille et essayer de vous y apercevoir. La blessure de Sahib Robinson l'a beaucoup inquiétée aussi...

- Je vais essayer de la trouver. Dis-lui que je vais bien, que je n'ai pas été blessé, si jamais tu la revois avant moi. Et de votre côté ? Personne de blessé ?

- Non, Sahib. Tout le monde va bien. Mais...

- Oui, Ameera ?

- Il ne faudrait pas que Dona Luna tarde trop à revenir. La petite va se réveiller bientôt...

- Je vais la chercher.

Et Alex tourna les talons, s'engagea dans le couloir où quelques élèves commençaient à déblayer les lieux. Il put monter sans trop de difficulté l'escalier et se douta que Luna avait dû passer par là. A l'étage, dans le couloir, il était en revanche beaucoup plus difficile d'avancer, mais en faisant attention, on pouvait aisément enjamber les gravats. Il était presque rendu à hauteur de ses appartements quand il remarqua sur sa droite une porte ouverte. Il entra et vit Luna qui scrutait au-dehors, au-dessus d'un vide béant. Elle ne s'était pas trop avancée, mais plusieurs pans de murs s'étaient écroulés, dont celui donnant sur l'extérieur.

- Luna !

Elle se retourna vivement et le fixa. Il vit sa surprise et son intense soulagement. Elle se fraya un chemin le plus vite possible à travers les débris pour revenir jusqu'à lui et il la saisit par le bras dès qu'elle fut à sa hauteur, l'enlaçant et l'embrassant profondément sans lui laisser le temps de dire le moindre mot.

Quand il rompit leur baiser, il la fixa d'un regard qu'elle ne lui avait encore jamais vu, mais il ne s'attarda pas et l'entraîna jusqu'à sa chambre. Il en referma la porte vivement, plaqua Luna contre le mur et l'embrassa à nouveau avec passion. Ses mains parcoururent son corps, cherchant déjà à écarter les pans du sari. Luna, après un bref instant de surprise, répondit à ses baisers avec ferveur : elle avait tant craint qu'il ne soit blessé ou pire, à ne pas le voir revenir alors que l'attaque avait manifestement perdu d'intensité, voire cessé.

Fébrilement, Luna parvint à dégrafer les boutons de la chemise d'Alex, mais pas à la lui ôter et, déjà, le sari s'étalait à ses pieds et le jeune homme la fit basculer sur le lit. Il couvrit sa gorge, ses seins, de baisers fiévreux, tout en se démenant pour ôter son pantalon. Il vint en elle avec une intensité presque violente et Luna gémit de soulagement, puis se laissa entraîner dans cette étreinte qu'elle était incapable de contrôler, tout juste pouvait-elle le caresser et l'étreindre en retour. Le plaisir les foudroya ensemble, Alex étouffant le cri de Luna par un dernier baiser fougueux, avant de sombrer, épuisé, dans un profond sommeil.

**

Quand il rouvrit les yeux, il se demanda un instant où il se trouvait. Puis il sentit battre sous son oreille le cœur de Luna et soupira de contentement en ressentant la douce caresse de ses mains dans ses cheveux, sur ses épaules. Les doigts fins et légers de la jeune femme offraient une sensation fraîche et apaisante sur son corps rompu par le combat. Il resta immobile un moment, avant de se redresser légèrement. Leurs regards se croisèrent et il lut un tel soulagement dans celui de Luna qu'il se sentit profondément ému. Il l'embrassa doucement, prenant soudain conscience de ses lèvres gonflées sous les siennes. Il l'avait embrassée précédemment si fort qu'une de ses lèvres s'était fendue et avait un peu saigné.

- Mon amour, souffla-t-il. Mon cher amour...

- Alex... J'ai eu si peur... Pour vous... Mais... Mais vous êtes blessé !

Les yeux de Luna s'étaient écarquillés et la jeune femme s'était redressée vivement. Alex baissa les yeux vers son torse et vit les marques rouges sur sa chemise. Il secoua la tête :

- Non, dit-il. C'est le sang d'Arthur. J'ai aidé à le descendre de la muraille. Je n'ai rien. Tout juste une estafilade. Ne soyez pas inquiète.

Le soulagement de Luna fut à la hauteur de son inquiétude et elle laissa retomber sa tête contre le torse d'Alex. Il l'enlaça avec tendresse, puis soudain lui revint en mémoire ce qu'Ameera lui avait dit.

- Il faut retourner en bas, Luna chérie. Myriam va avoir besoin de vous...

Il entendit la jeune femme étouffer un sanglot et la serra plus tendrement encore contre lui. Les seins de Luna lui parurent plus gonflés et lourds que lorsqu'il l'avait retrouvée. Mais quand s'étaient-ils retrouvés ? Il était incapable de dire si quelques minutes ou plusieurs heures s'étaient écoulées et même la vive lumière du jour ne l'aidait pas à en avoir une idée. Il se fit la réflexion qu'il devait être trop épuisé par les journées qui venaient de s'écouler, par la veille constante et la fureur des combats qu'ils avaient dû mener. Il lui fallait dormir pour récupérer. Mais, avant cela, il devait ramener Luna dans la salle de réception.

Il écarta doucement la jeune femme de lui, quitta le lit et ramassa le sari qu'il lui avait ôté si prestement. Il revint vers elle. Elle était toujours agenouillée sur le lit, la tête un peu baissée et cela l'inquiéta. Il s'assit, lui tendit son vêtement, puis caressa doucement son visage, repoussant quelques mèches de ses cheveux en arrière. Luna redressa la tête et le fixa.

- Est-ce que cela va, mon aimée ?

Elle hocha la tête à l'affirmative, puis se laissa aller encore une fois contre son épaule. Il la laissa pleurer, mais se sentit rassuré quand, petit à petit, ses sanglots s'espacèrent et qu'elle lui murmura :

- Je vais bien. Mais j'ai eu si peur pour vous...

Elle s'écarta cette fois d'elle-même, se leva et remit le sari. Alex récupéra ses affaires, jeta un œil autour de lui avant d'entrer dans la chambre voisine. Les deux pièces étaient encore utilisables. Il y avait certes de la poussière et quelques débris d'un pan de mur qui étaient tombés au sol, mais elles allaient pouvoir y revenir dès que le couloir et l'escalier seraient praticables.

- Cela ira, dit-il. Vous pourrez revenir ici quand les élèves auront terminé le déblaiement. Venez, maintenant. Il est temps que vous redescendiez. Vous devez avoir faim, aussi.

A ces mots, Luna sentit son ventre se contracter et se fit la réflexion qu'elle n'avait rien avalé depuis le matin, à la va-vite, alors qu'ils se trouvaient encore au baraquement. Elle suivit Alex dans le couloir, il l'aida à passer, puis à descendre l'escalier. Les élèves qui poursuivaient leurs efforts étaient désormais presque rendus au niveau du palier. Le jeune homme les félicita et s'inquiéta de l'aide dont ils pourraient avoir besoin, mais ils étaient en nombre suffisant pour avancer. Il leur conseilla cependant de se relayer et de veiller à protéger leurs mains.

Luna entra à ce moment dans la salle où il n'y avait plus grand monde, hormis Lady Honoria et Ameera, ainsi que quelques personnes. A peine eut-elle fait quelques pas que sa fille se mit à pleurer et elle sentit ses seins perler de lait. Elle alla s'asseoir auprès du petit berceau, se tourna et écarta son sari. Myriam saisit le téton avec voracité. Alex qui avait suivi Luna du regard vit ses épaules retomber et son dos se détendre. Un léger vertige le saisit et il accepta volontiers le morceau de pain et le bol de bouillon de viande que Lady Honoria lui tendait. Il échangea quelques mots avec elle, puis s'approcha de Luna.

Bien qu'elle tournât le dos à la salle, nul ne pouvait ignorer qu'elle était en train de nourrir son enfant. Alex lui offrit un écran protecteur : il ne tenait pas à ce qu'on la voie faire, même s'il comprenait la nécessité de nourrir la petite fille. Penché au-dessus d'elles, il les contempla un moment, ému et silencieux. Elles étaient sauves. Elles n'avaient pas été blessées lors de l'attaque.

Et ils étaient encore ensemble.

En vie.

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