Chapitre 33 : Un autre motif d'inquiétude

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Meerut, 2 février 1857

Ma chère amie,

Vous serez certainement surprise que je vous écrive de Meerut, mais tant de choses sont arrivées dont j'ai à vous faire part. J'espère également que vous me pardonnerez mon retard pour vous écrire. Je vous espère en bonne santé et je vous imagine toujours à Lucknow. Mais si jamais vous étiez repartie pour Delhi, je suis certaine que vous me le ferez savoir et que vos proches feront suivre ce courrier.

Permettez tout d'abord que je prenne des nouvelles de votre grand-père. J'espère qu'il se remet bien et que vous êtes désormais tout à fait rassurée quant à sa santé. Vous lui transmettrez mes sincères amitiés.

Mais voilà donc que je peux avoir quelque moment pour vous écrire. Vous m'imaginez certainement à Lahore, auprès de William, comme cela était convenu, or il m'a fallu rentrer précipitamment à Meerut. Nous avions pourtant entamé notre voyage que William se plaisait à appeler notre voyage de noces et étions rendus à Agra, après avoir passé quelques journées à Delhi. Laissez-moi vous décrire ce lieu magnifique qu'est le Taj Mahal… Il faut, qu'un jour, vous veniez admirer cet endroit unique au monde. Ne croyez pas que j'exagère, je pensais que William était quelque peu emphatique, et bien non… Ses descriptions étaient même en-deça de la réalité, de ma propre perception… Nous nous y sommes rendus à plusieurs reprises, à différentes heures de la journée et chaque heure en souligne la beauté. C'est aussi si émouvant de se dire que l'empereur et sa femme qu'il a tant chérie reposent ici pour l'éternité...

Nous étions donc à Agra et, fort heureusement, nous avions prévu d'y passer plusieurs journées quand un émissaire envoyé par mon père est arrivé porteur d'une mauvaise nouvelle : ma chère maman a fait une mauvaise chute et s'est cassée les deux bras ! Imaginez la pauvre... Elle ne voulait pas que père me prévienne, mais elle est incapable de faire quoi que ce soit et a besoin d'aide pour tout... William m'a alors ramenée à Meerut pour que je demeure auprès d'elle tout le temps de sa convalescence. Il valait mieux que je rentre, car elle est épuisée et amaigrie.

J'ai donc vu s'éloigner avec tristesse mon William chéri que je ne reverrai maintenant que cet été quand nous pourrons quitter Meerut pour Shimla... Je ferai le voyage jusqu'à Lahore, à moins qu'il ne puisse s'organiser pour venir me chercher à mi-chemin.

Je tiens cependant à vous rassurer concernant la santé de maman. Une de nos servantes hindoues s'y connaît en herbes et en cataplasmes de toute sorte et elle peut la soulager. Cela ne va pas la guérir, ni ressouder ses os plus vite, mais au moins, elle ne souffre plus, alors qu'elle m'a confiée que, les premiers temps, elle ne parvenait même plus à dormir... Même si ses nuits sont encore hachées, elle parvient au moins à se reposer. Nous avons bon espoir qu'elle soit remise avant que les grandes chaleurs arrivent.

Je vous espère en bonne santé et que votre séjour à Lucknow se déroule au mieux. Faites-moi savoir quand vous rentrerez à Delhi, vous vous arrêterez chez nous pour une petite étape, nous serions si heureux de vous revoir ! Et cela fera aussi très plaisir à maman, même si elle n'est pas encore remise.

A bientôt,

Votre amie dévouée

Sophie

Les nouvelles de Sophie inquiétèrent Luna, aussi ne tarda-t-elle pas à lui répondre pour l'informer qu'elle se trouvait toujours à Lucknow et ne quitterait sans doute pas la province avant l'été. Elle lui demanda de lui transmettre des nouvelles de Madame Faulkner. Mais elle allait bien vite avoir un autre motif d'inquiétude à l'esprit.

**

"La rivière, enfin..."

Malgré les voiles qui lui brouillaient le regard et la poussière de la route, le cavalier put distinguer la ligne bleue au milieu des rives de sable et des trouées de verdure. Comme si elle en avait reçu l'ordre, sa monture se dirigea vers l'eau et longea la rive. Le cavalier ferma les yeux, sa tête se pencha sur l'encolure du cheval qui trottait toujours, à un rythme régulier. Une très légère fraîcheur dans l'air fit prendre conscience à l'homme que la Gomti était toute proche. Il rouvrit les yeux, se redressa légèrement, ce qui le fit grimacer de douleur. Il poussa cependant son cheval et celui-ci se mit au galop.

Dans le lointain se devinaient les premières maisons, les toits brillants de la ville, les hauts minarets pointés vers le ciel. Il ne les vit pas. Par moment, il soulevait à peine les paupières et ne voyait que le chemin qui s'ouvrait sous les sabots du cheval. Enfin, ce dernier ralentit, poussa un long hennissement avant de s'arrêter à l'orée d'un jardin. Le cavalier ne se redressa même pas, il guida simplement son cheval à travers les haies d'arbustes jusqu'à une vaste cour. Et là, il s'effondra.

**

Au travers des vagues de douleur et de fièvre qui l'assaillaient, il entendait une voix douce et harmonieuse. Une voix qui chantait des airs hindous, parfois lancinants, souvent envoûtants. Ce chant faisait alors reculer la douleur et l'emmenait vers un sommeil bienfaisant.

- Il est hors de danger, soyez sans crainte.

Luna se tut et releva la tête, croisant le regard apaisant d'Ameera. Elle lui avait parlé en hindi et, comme toujours, cette langue exerçait un pouvoir particulier sur la jeune femme. Depuis la veille, depuis qu'Alex, blessé, s'était effondré dans la cour de la Casa de los Naranjos, elle n'avait pas dormi et l'avait veillé sans discontinuer. Elle n'était pas sortie de la chambre non plus quand Ameera et sa sœur aînée l'avaient soigné. Elle n'avait pas tourné de l'œil quand elle avait vu la plaie béante à son flanc, ni la déchirure de son bras. Mais elle s'était agrippée fort aux accoudoirs de son fauteuil quand les deux femmes avaient commencé leurs soins et qu'elle avait vu le visage du jeune homme se crisper de douleur quand bien même il était à demi-conscient. Il n'avait d'ailleurs pas vraiment repris connaissance de la nuit, malgré les soubresauts de la fièvre. Ameera avait réalisé une mixture à lui faire avaler, ainsi qu'une préparation aux herbes odorantes dont Luna imprégnait un linge doux pour lui passer sur le front et le visage.

- Il faut vous reposer, maintenant, dit-elle encore, avec insistance. Ce n'est pas bon pour vous de rester ainsi. Venez.

Luna jeta un dernier regard à Alex, endormi, encore fiévreux. Elle quitta la chambre où il avait été installé et gagna la sienne. Ameera l'aida à se préparer pour dormir un peu alors que l'aube s'annonçait déjà.

Don Felipe avait informé Sir Lawrence de la blessure d'Alex et qu'il valait mieux que le jeune homme restât à la Casa de los Naranjos durant quelques jours, au moins jusqu'à ce que la fièvre l'abandonne. Alex n'était pas le premier des hommes de confiance du gouverneur qui était ainsi blessé lors d'une mission. Depuis le début de l'année, c'était le troisième et Arthur lui-même avait échappé de peu à une escarmouche. Pourtant, malgré les risques, il semblait essentiel à Sir Lawrence que ses hommes puissent continuer à sillonner la province afin d'atténuer là où c'était possible les effets de l'annexion. Mais il lui arrivait, parfois, d'avoir l'impression de devoir vider un bateau qui sombrait avec une simple écuelle. Il ne se laissa cependant pas abattre et continua à œuvrer pour le but qu'il s'était fixé : administrer au mieux la province.

Quand la fièvre tomba et qu'Alex put parler, il expliqua à Don Felipe et Rodrigo ce qui lui était arrivé. Nagib se trouvait là également et l'écouta avec attention, afin de pouvoir rapporter ses propos à Sir Lawrence. Au cours de cette expédition, Alex avait obtenu une preuve supplémentaire qu'un soulèvement était en préparation : dans les villages circulaient d'étranges prédictions, à travers la distribution de petits pains, des chuppatis. Reprenant une tradition de vœux, très pratiquée pour des mariages ou des fêtes, ils étaient cette fois accompagnés non de messages de félicité et de bonheur, mais d'un message codé dont la signification, selon Alex, ne présentait aucun doute : il s'agissait de préparer, déjà, les campagnes à la révolte. Et c'était d'autant plus aisé que la réforme agraire de Lord Dalhousie avait mis à mal toute la structure ancestrale de la société rurale, brisant les liens, appauvrissant les familles, conduisant, dans certains endroits, à un endettement croissant ou à la disette, quand ce n'était pas aux deux. Nagib partageait l'interprétation de son ami et avait même ajouté : "des petits pains pour les campagnes. Mais pour les soldats, il faudra autre chose. Quelque chose de beaucoup plus fort, marquant. Ce n'est pas avec des petits pains qu'ils réussiront à soulever les soldats". Puis il avait ajouté, avec une noire ironie : "Mais je ne doute pas que la Compagnie dans sa grande bonté saura trouver et proposer, sur un plateau, cet élément qui unira les cipayes."

La blessure et l'attaque dont Alex avait été victime firent aussi prendre conscience à Luna de la tension qui régnait dans la province et des risques qu'ils encouraient tous. Don Felipe et Rodrigo prirent d'autres mesures pour garantir la sécurité de la Casa de los Naranjos et de ses habitants, notamment en armant certains serviteurs. Yussev, le palefrenier, fit venir auprès de lui plusieurs membres de sa famille, frères, cousins et neveux, et ils formèrent alors comme une petite milice prête à défendre Don Felipe et les siens. Il fut aussi décidé d'anticiper le départ pour Bhimtal : selon les informations dont disposaient Sir Lawrence et ses hommes, les stations de montagne étaient calmes. Mais ces préparatifs se heurtèrent à une autre réalité : celle de la grossesse de Luna. Tant que l'enfant ne serait pas né, il n'était pas possible d'envisager le voyage.

La convalescence d'Alex dura jusqu'au début du mois de mars et il demeura tout ce temps à la Casa de los Naranjos. Même s'il acceptait parfois assez mal l'immobilité à laquelle il était contraint, d'autant que la situation générale devenait de plus en plus tendue, il fut heureux aussi de profiter de ces journées pour passer du temps avec Luna. Maintenant que toute inquiétude pour sa santé s'était éloignée, la jeune femme lui semblait des plus épanouies et son ventre s'arrondissait semaine après semaine. Mais alors qu'il envisageait déjà de pouvoir reprendre du service, un voyageur imprévu arriva à la Casa de los Naranjos par une belle fin d'après-midi.

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