Chapitre 32 : Mon bonheur s'appelle Luna

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- Que diriez-vous, Capitaine Randall, de terminer la promenade que nous avions entamée l'autre jour ?

Alex tenait dans ses mains un petit verre de cognac et leva les yeux vers Don Felipe. Son regard s'était perdu dans l'eau de la fontaine. Le repas s'achevait. Luna avait déjà quitté la table pour les laisser prendre le digestif. Il accepta volontiers l'invitation de Don Felipe. Il cala son pas sur le sien et ils quittèrent tranquillement le patio, puis la maison, descendirent les marches et traversèrent la cour. Ce ne fut qu'une fois sur le chemin qui menait vers la rivière que Don Felipe reprit la parole. Alex avait respecté son silence, plongé lui aussi dans ses propres pensées.

Il n'avait pu parler seul à seule avec Luna depuis son arrivée, mais le repas s'était déroulé tout à fait cordialement, comme si le point de vue de Don Felipe sur Alex n'avait pas changé. Le jeune homme savait, en revanche, que Luna lui avait parlé. Ils en avaient ainsi convenu et il s'était attendu à cette conversation avec le vieil homme. Ils avaient échangé quelques regards au cours du repas et si un soupçon d'inquiétude marquait ses pupilles, elle lui était apparue calme et confiante. Il était prêt, lui aussi, à assumer ses actes et ses sentiments et, avant toute chose, à protéger Luna autant qu'il lui serait possible.

- Voyez-vous, Alex, je suis maintenant un vieil homme, commença Don Felipe. Ma vie a été traversée par de grandes joies et de grandes douleurs. Comme tout homme, finalement. Mais j'ai connu aussi le bonheur d'être aimé et d'aimer, et d'avoir un fils, même si celui-ci m'a été arraché trop tôt. J'aspire à ce que ma fin de vie soit heureuse et mon bonheur s'appelle Luna. Je ne souhaite rien d'autre que la voir sourire et s'épanouir jour après jour, ici. Je suis heureux de sa présence, même si je m'étais préparé, aussi, à ce qu'elle demeurât à Delhi. C'était dans l'ordre des choses. Seulement... Seulement, j'ignorais certaines réalités.

Don Felipe marqua une courte pause, le temps de faire quelques pas, puis il reprit :

- Ma foi, ma fidélité aussi, la façon dont j'ai vécu, ne m'ont pas préparé à ce qu'il faut affronter aujourd'hui. Pour elle. En d'autres temps, j'aurais sans doute été en colère. Aujourd'hui, je suis simplement... triste.

Ce mot frappa Alex et il s'arrêta pour regarder Don Felipe. Celui-ci lui rendit son regard et hocha la tête :

- Oui, triste, Alex. Parce que... parce que c'est votre nom qu'elle devrait porter.

Le jeune homme déglutit, ne dit rien.

- Je veux voir Luna heureuse, poursuivit Don Felipe. Et avec vous, elle l'est. J'ai compris ce qui la rendait triste, ces derniers temps. Il y avait de la crainte aussi... par rapport à l'enfant.

- J'ai l'intention de veiller sur cet enfant, dit Alex d'un ton assuré. Et sur Luna aussi. Ce n'est pas parce qu'elle est... mariée... que je l'abandonnerai. Je l'aime.

- Et elle vous aime aussi.

Alex hocha la tête à son tour. Don Felipe reprit sa marche et le jeune homme le suivit. Quand ils arrivèrent au bord de la rivière dont les bancs de sable s'étalaient et formaient d'étranges dessins dans la lumière du jour finissant, le vieil homme dit :

- Elle restera ici. De toute façon, elle ne veut pas être ailleurs. Elle veut rester auprès de vous. La faire retourner à Delhi serait une épreuve, une déchirure. Pour elle, pour moi et... pour vous aussi, je crois.

- Oui, répondit simplement Alex.

Il avait compté sur de la compréhension de la part de Don Felipe, mais obtenir sa protection pour Luna et pour l'enfant était au-delà de ce qu'il avait espéré. Il avait pensé aussi devoir expliquer, justifier et prouver.

- En revanche, soupira Don Felipe, je ne sais s'il faut informer son mari et Lord Clifford... Nous avons encore le temps de prendre une décision à ce sujet. Mais, quelque part, cette décision vous appartient, à vous et à Luna.

- Pour ma part, Don Felipe, je pense qu'il vaut mieux garder le secret. Vous ne connaissez personne ici qui ait des intérêts à Delhi. Russell n'en saura rien si vous-mêmes, je veux dire, vous ou Luna, ne lui annoncez pas la nouvelle. Ce n'est pas tant lui que je crains, mais son père... Celui-ci voudra s'approprier l'enfant. Surtout si c'est un garçon.

- C'est aussi la conclusion à laquelle j'étais parvenu...

Le regard des deux hommes se croisa à nouveau et ils surent, l'un comme l'autre, que leur préoccupation commune s'appelait Luna. Don Felipe soupira, puis se retourna pour revenir vers la maison. Il ajouta simplement :

- Vous pourrez la voir autant que vous le souhaiterez. Les portes de cette maison vous seront toujours ouvertes.

- Merci, dit simplement Alex.

Et il laissa le vieil homme s'en retourner sur le chemin, lui-même demeurant encore un moment sur les rives à regarder le cours paresseux de la rivière. En cette saison, elle était basse et les bancs de sable se formaient ça et là. Puis, à son tour, alors que le soleil lançait ses derniers feux, il reprit le chemin de la maison. Il ne fut pas surpris de trouver Luna qui l'attendait, sous les orangers.

**

Alex prit Luna tendrement dans ses bras, et elle l'enlaça en retour. Elle portait à nouveau le sari et il ne pouvait ignorer le renflement plus prononcé de son ventre, comme si le fait de ne plus avoir à cacher la vérité la rendait désormais plus évidente.

- J'ai croisé mon grand-père, à l'instant, commença-t-elle. Il m'a paru... soulagé. Il m'a simplement dit : "tout va bien".

- Pour ma part, je dirais que tout va pour le mieux possible, fit Alex. Mais je pense que cet avis rejoint le sien... Vous serez en sécurité, ici. Et l'enfant aussi. Quant à moi... votre grand-père m'a autorisé à vous voir autant que nous le pourrons et le voudrons.

Il sentit une tension se relâcher dans le corps de Luna.

- Je l'espérais... sans en être certaine. Quand... quand je lui ai dit que vous étiez le père de l'enfant, il n'a pas paru si surpris que cela, mais il n'a rien dit durant un moment. Puis il a simplement dit qu'il souhaitait vous voir prochainement. Je suis soulagée que vous ayez pu venir ce soir. J'aurais eu du mal à supporter une plus longue attente.

- Je le comprends et moi de même. Je crois qu'il valait mieux savoir à quoi s'en tenir. Je vous avoue que ma plus grande crainte était qu'il ne préconise votre retour à Delhi...

- Il a bien compris pourquoi je ne voulais pas retourner là-bas, et pas seulement à cause de l'enfant ou... pour être près de vous. Je crois qu'il a été très choqué par ce que je lui ai appris sur Russell. Et triste aussi d'avoir consenti à mon mariage.

Alex opina. Puis il ajouta :

- Voulez-vous faire quelques pas ? Il y a encore un peu de clarté...

Ils se promenèrent un moment dans le jardin, sans aller vers la rivière, passant sous les arbres et à travers les massifs de bougainvilliers en fleurs. Puis ils regagnèrent la maison, devenue silencieuse ou presque : quelques serviteurs s'activaient encore en cuisine et une lumière brillait sur la terrasse de la chambre de Don Felipe. Ils se glissèrent discrètement jusqu'aux appartements de Luna et Alex s'employa à leur faire vivre une nuit très tendre.

**

Lentement, Sonya Randall replia la lettre qu'elle venait de recevoir de son fils. En ce début d'année 1857, l'hiver resserrait son étau sur la campagne anglaise. Il y avait eu un peu de neige, mais c'était surtout le givre qui emprisonnait tout, formant d'épaisses plaques dures sur les rivières, les étangs, et dessinant d'étranges formes dans les arbres, aux branches des arbustes et jusque sur les fenêtres du manoir.

Un bon feu brûlait dans la cheminée et elle se leva pour s'y réchauffer. Ses mains étaient glacées, son cœur palpitait. Elle ferma un instant les yeux, sans pouvoir retenir la larme qui coula sur sa joue.

C'était pourtant une larme de joie.

Lucknow, 4 janvier 1857

Ma chère maman,

Je vous écris en ce tout début d'année en espérant que vous allez bien. Je vous imagine de retour à Horncastle après avoir passé la Noël avec la famille de père. J'espère que le déplacement n'a pas été trop difficile pour vous.

L'hiver, ici, vous le savez, n'a rien en commun avec celui que vous pouvez connaître, mais les nuits sont plus fraîches et agréables. Parcourir la province est aussi plus facile et je peux déjà vous dire que j'ai bon espoir que nous puissions récolter quelques fruits du travail auquel nous nous employons depuis plusieurs mois. Néanmoins, la situation reste délicate et sans l'ouverture d'esprit et l'intelligence de Sir Lawrence, je crains que nous n'aurions connu des moments difficiles. Pour l'heure, je parcours la province avec Nagib, tentant de rassurer la population sur nos intentions. Mais les pressions sont fortes également du côté de nos dirigeants, sans oublier les difficultés que nous rencontrons à mettre en œuvre la réforme agraire voulue par Lord Dahlousie. Je demeure rarement à Lucknow, j'y reviens pour repartir peu de temps après. Cela me permet cependant de me rendre régulièrement auprès de Don Felipe et de Dona Luna.

Car oui, voilà, chère maman, il est temps pour moi de vous annoncer une certaine nouvelle... Luna attend un enfant et j'en suis le père. Vous allez être grand-mère. La naissance est prévue pour le mois de mai. Luna se porte bien et est aussi rassurée par certaines dispositions que nous avons prises, Don Felipe et moi-même. Pour l'heure, vous êtes la seule à laquelle nous annonçons cette nouvelle. Luna envisage d'en faire part à son amie Sophie MacLeod, l’épouse de William. Je compte également le faire savoir à William - car j'espère qu'il acceptera d'être le parrain de l'enfant. Luna étant catholique et lui aussi, je pense que nous nous conformerons à ce rite... Nous ne souhaitons pas, en effet, que Lord Colleens en soit informé, quant à son fils... Il n'est pas un mari digne de ce nom, mais je tairai, par respect pour lui, certains détails que j'ai appris et que je tiens en partie de Luna elle-même.

Sachez que je ne me déroberai pas face à mes devoirs et que je prendrai soin de Luna et de l'enfant autant qu'il me sera possible. Je sais, chère maman, que vous ferez de même si, un jour, la nécessité s'en manifeste.

Je vous embrasse tendrement,

Votre fils dévoué,

Alex

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