Chapitre 29 : Un douloureux mensonge

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Les cantonnements militaires s'éloignaient derrière eux, dans un nuage de poussière sèche. Le voyage durerait un peu plus longtemps qu'Alex ne l'avait prévu au départ, du fait que Luna et Ameera voyageaient dans une voiture et que même bien attelée et menée par un serviteur habile, elle ne pourrait aller aussi vite que leurs propres montures. Un retard de deux ou trois jours pour parvenir à Lucknow ne lui semblait pas un obstacle. Il espérait seulement que la situation là-bas serait semblable à celle qu'il avait laissée.

Ils étaient partis assez tôt le matin, Luna avait fait ses adieux aux Faulkner la veille, mais Sophie avait tenu à être présente et cela les avait quelque peu retardés. William était là aussi et s'était borné à échanger une bonne poignée de main avec lui et avec Nagib, leur souhaitant bon retour et promettant de faire de son mieux, de son côté, pour leur simplifier la situation. Alex lui faisait grandement confiance pour cela et il savait aussi que son ami chercherait à s'entretenir le plus vite possible avec Nicholson pour lui faire connaître la situation d'Oudh, telle qu'Alex lui-même l'avait décrite.

Il avait aussi assisté aux adieux de Russell à Luna et en avait ressenti une certaine pointe d'impatience à s'éloigner de cet homme. Celui-ci s'était borné à lui souhaiter bon voyage et à espérer que Don Felipe irait mieux à la revoir. Puis il s'était adressé presque plus longuement à Alex pour le remercier encore une fois de veiller sur Luna. Il n'avait pu s'empêcher de penser qu'il accomplissait là la tâche dont Russell lui-même aurait dû s'acquitter. Il n'avait alors ressenti aucun regret, ni remords, à être devenu l'amant de Luna.

Et encore moins à être le père de l'enfant qu'elle portait.

Ils étaient donc partis. Nagib chevauchait à ses côtés, silencieux. Alex savait que ce dernier avait un peu de mal à comprendre son attitude et ses choix, mais il les respectait aussi. Par amitié. Et si, demain, il lui fallait se battre pour défendre Luna, Nagib serait à ses côtés par fidélité et par amitié. Par ce sentiment aussi, qu'ils partageaient tous deux avec William, d'être plus que des amis : d'être comme des frères car ils étaient liés par l'expérience passée de s'être mutuellement sauvé la vie.

Alex avait décidé de marquer une courte étape, en début d'après-midi, quand le soleil serait haut et chaud, malgré la saison qui permettait de voyager assez confortablement. Il voulait en profiter pour parler avec Luna, car il avait beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de choses qu'il n'avait pu lui confier à Meerut. Il avait ressenti un pincement aigu au cœur en la voyant monter dans la voiture, pâle et les traits tirés. Il savait qu'elle se faisait du souci pour Don Felipe depuis deux jours et qu'elle en avait certainement très mal dormi. Il voulait pouvoir la réconforter sans tarder, mais estimait plus prudent de le faire quand ils se seraient suffisamment éloignés.

Aussi ne fut-il pas mécontent de traverser enfin un petit village, construit au bord d'une rivière. Ils firent étape là, abreuvant ainsi les chevaux et prenant tous un peu de repos après avoir mangé un repas léger. Il invita alors Luna à faire quelques pas le long de la rivière, ce qu'elle accepta volontiers : elle avait besoin d'être seule avec lui, de se laisser aller aussi, de lui faire part de ses inquiétudes. Lui seul pourrait la réconforter et la rassurer.

Quand ils se furent un peu éloignés, Alex lui prit doucement les mains et lui dit :

- Je dois vous demander pardon, Luna. J'espère que vous ne m'en voudrez pas...

- De quoi, Alex ? demanda-t-elle avec inquiétude. Pourquoi devrais-je vous en vouloir... Vous m'avez annoncé une triste nouvelle, cela peut survenir... Et, je vous avoue, que j'ai préféré que ce soit vous qui me l'annonciez, plutôt que de l'apprendre par une lettre de Rodrigo, aussi gentil eut-il pu être...

- Certes. Cependant, j'espère que vous me pardonnerez car je vous ai causé bien de la tristesse en vous mentant.

- Vous m'avez menti ?

Luna le regardait avec de grands yeux. Elle ne comprenait pas du tout ce qu'Alex voulait lui dire. Comment pouvait-il lui mentir ?

- Oui, dit-il. Et je tiens d'emblée à vous rassurer : votre grand-père se porte très bien. Il n'est nullement malade. Il a été attristé de votre départ, mais c'est tout. Et il sera certainement très heureux de vous revoir.

- Que dites-vous ?

Elle avait presque crié. Elle n'en revenait pas et ne comprenait pas encore ce qu'Alex lui disait.

- Oui, poursuivit-il. J'ai choisi délibérément de mentir, de vous annoncer une fausse nouvelle. Seul Nagib était au courant, pour que cela soit plus réaliste pour tout le monde, que chacun réagisse naturellement. Même William ignore ce mensonge. Il était important pour moi que tout le monde aille dans le même sens. Nous avions peu de temps. C'était un pari, aussi. J'ai vite compris, en parlant avec Ameera et aussi en rencontrant Russell Colleens, que c'était une possibilité. J'avais envisagé plusieurs solutions pour vous ramener à Lucknow, mais celle-ci était finalement la plus simple à mettre en œuvre.

- Vous avez inventé la maladie de mon grand-père ? s'étonna encore Luna, les yeux toujours écarquillés, mais qui commençait à comprendre.

- Oui. Je savais que vous auriez alors émis le souhait de le revoir. La seule inconnue, pour moi, était la réaction de votre... mari. Je ne savais pas s'il allait vouloir vous accompagner ou s'il s'arrangerait pour que vous puissiez retourner à Lucknow sans lui. S'il faisait ce deuxième choix, en revanche, je ne pensais pas qu'il m'aurait demandé de vous escorter...

Luna le fixa un moment. Elle comprenait le plan d'Alex, mais elle devait aussi accepter la nouvelle : Don Felipe était bien portant. Elle n'avait plus de souci à se faire pour lui et allait pouvoir profiter du voyage dans un état d'esprit bien différent de celui qu'elle avait depuis qu'Alex était venu lui annoncer la nouvelle - fausse, donc.

Elle fit quelques pas sur le chemin, puis se tourna vers lui. Elle pleurait, de soulagement. Il se rapprocha rapidement d'elle et la prit dans ses bras. Elle s'abandonna à cette étreinte en le serrant fort contre elle en retour.

- Oh, Alex... Je me sens... perdue, mais soulagée aussi... J'ai eu si peur, si peur... !

- Je le sais. Et j'ai bien conscience de vous avoir fait passer par des moments très pénibles depuis deux jours. J'aurais voulu que vous soyez seule pour pouvoir vous annoncer la nouvelle, vous réconforter quelque peu...

- Vous m'auriez menti quand même ? Même si Russell n'avait pas été présent ?

- Oui, répondit-il avec sincérité. Oui, je vous aurais provisoirement menti, en espérant bien pouvoir vous révéler la vérité très vite. Même si vous étiez repartie pour Lucknow un peu après moi. J'aurais alors trouvé le moyen de vous rassurer, via Ameera ou par une lettre peut-être. Mais la proposition de Russell m'a fait penser que je le ferais alors de vive voix et que c'était le mieux...

Luna ferma les yeux. Elle déroulait dans son esprit le scénario envisagé par Alex. Et elle comprenait alors qu'il était parvenu, ainsi, à la faire retourner à Lucknow avec une très bonne raison et que Russell serait ignorant de ce qui les liait... L'idée d'Alex lui permettait aussi d'avoir l'esprit plus tranquille concernant sa grossesse : elle ne paraîtrait pas suspecte, du moins, le moins possible...

Elle finit par retrouver un peu d'apaisement et leva son visage vers celui d'Alex. Il la regardait avec un mélange de douceur, d'inquiétude et de circonspection, se demandant sans doute comment elle allait réagir.

- Je vous pardonne... souffla-t-elle. Mais cela ne va pas empêcher ma hâte d'être de retour à Lucknow.

- Je le comprends. Nous ne traînerons pas en route, car nous devons, Nagib et moi, aussi, être de retour rapidement. Venez, maintenant. Nous allons repartir.

- Alex... fit-elle encore pour le retenir.

- Oui ?

- Embrassez-moi, s'il vous plaît... Il me semble que cela fait une éternité et je... j'en ai besoin...

Il lui sourit doucement et s'exécuta : lui aussi ressentait ce besoin.

Mais surtout, ce désir.

**

Ameera quitta la chambre discrètement. Elle savait que le Sahib Capitaine attendait, sur la terrasse, de pouvoir rejoindre sa maîtresse. Mais qu'il ne le ferait qu'une fois qu'elle-même serait sortie. Si elle avait été surprise de l'amour naissant entre les deux jeunes gens, elle avait vite pris son parti : celui de Luna. Sa petite protégée méritait d'être heureuse et elle l'avait vue si peu enjouée en Angleterre et d'autant moins depuis qu'elle était mariée. Elle ne l'avait vue sourire qu'une fois, quand elle avait appris qu'elles allaient pouvoir retourner aux Indes. Maintenant, elle la voyait heureuse quand le capitaine était avec elle.

Et puis, désormais, il y avait un enfant à venir. Et pour Ameera, c'était un nouveau sujet de préoccupation, mais aussi d'amour.

Si Alex avait entendu la porte se refermer, il attendait encore. Cela faisait plusieurs semaines qu'il n'avait pas pu retrouver Luna, être seul avec elle. Ces quelques jours de voyage jusqu'à Lucknow allaient leur offrir une opportunité comme jamais ils n'en avaient connu. Et il comptait bien en profiter sereinement.

Il termina tranquillement de fumer sa cigarette, puis se glissa vers la porte-fenêtre de la chambre de la jeune femme. Luna était assise dans un fauteuil, une tasse à la main. Elle buvait quelque chose dont Alex ne put identifier le parfum et se douta que c'était une préparation d'Ameera. Il s'avança jusqu'à elle et s'accroupit à ses côtés. Les traits de la jeune femme s'étaient détendus et ses yeux brillaient d'une douce lueur. Il aimait son regard apaisé et lui prit délicatement la main, déposant un petit baiser sur son poignet.

- Etes-vous rassurée ? demanda-t-il.

- Oui. Oui, vraiment. Je me sens soulagée... J'ai eu si peur, Alex... J'imaginais que j'arriverais trop tard à Lucknow et puis...

Elle garda le silence. Il demanda :

- Et puis ?

- Je... J'ai eu une très désagréable impression en quittant Lucknow. J'ai éprouvé le sentiment que je n'y reviendrais jamais, que je ne reverrais ni mon grand-père, ni vous... Ameera a fait son possible pour me rassurer, elle me disait que j'étais inquiète à cause du bébé aussi. Et que je reportais cette inquiétude sur vous et sur Grand-Père. Mais j'avais du mal à la croire, tant cette impression était puissante. Maintenant, je sais qu'elle avait raison.

- Est-ce pour cela qu'elle vous prépare certaine tisane ? s'enquit-il en désignant la tasse qu'elle avait reposée sur le guéridon.

- Oui... Et puis, pour calmer certains aléas de ma grossesse aussi, rougit-elle en répondant.

Il lui sourit et dit :

- Cela se voit-il maintenant ?

- Tout juste. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas voulu porter à nouveau le sari... même si je me sentirais beaucoup mieux habillée ainsi !

- Vous allez pouvoir le remettre... suggéra-t-il. Maintenant, vous n'avez plus rien à craindre.

- Si... Encore un peu...

Il leva simplement un sourcil étonné.

- Oui... Je vais devoir dire la vérité à mon grand-père, Alex. Il ne comprendrait pas que j'accouche au printemps, alors que je n'aurais revu mon mari qu'à l'automne... Si je peux annoncer tardivement la nouvelle à Russell, je ne peux mentir à mon grand-père, vous le comprenez, n'est-ce pas ? J'ignore ce que sera sa réaction...

- Je l'ignore aussi, répondit Alex en plissant le front. Mais je ne le vois pas me provoquer en duel pour laver votre honneur...

- Je vais réfléchir au cours de notre voyage à la meilleure façon de lui parler et vous me donnerez votre avis. N'est-ce pas ?

- Bien entendu, dit-il en souriant.

Puis il posa sa main sur sa cuisse, la faisant remonter vers son ventre. Une lueur s'était allumée dans son beau regard gris et Luna se sentit défaillir. Elle noua ses bras autour de son cou et n'eut plus envie que d'une seule chose : s'abandonner toute à lui.

Les bras d'Alex se refermèrent dans son dos, ses mains remontèrent jusqu'à ses cheveux, dénouant la lourde tresse, puis plongeant dans les volutes sombres et soyeuses. Il l'attira plus près de lui et frôla ses lèvres d'un baiser, avant de l'inviter à se relever, pour la reprendre plus étroitement contre lui et l'embrasser vraiment. Il mêla désir et douceur dans ce baiser, tout en glissant ses mains dans son dos, pour dénouer les lacets. Ameera avait aidé la jeune femme à retirer sa crinoline et Alex n'eut aucun mal à lui ôter sa robe, puis ses jupons. Ses mains parcoururent le ventre à peine arrondi avec un bonheur qu'il n'aurait pas cru aussi intense. Il se laissa tomber à genoux devant elle, posa son front contre son ventre. Luna glissa ses mains dans ses boucles brunes et se pencha un peu en avant. Ses longues mèches encadrèrent le visage d'Alex, le caressant avec une douceur infinie. Il ferma les yeux, appréciant cet instant, comme hors du temps. Cet instant où il pouvait enfin, vraiment, mesurer la présence de leur enfant.

- Alex... Chéri... Aimez-moi fort, ce soir, cette nuit... Je me suis tant languie de vous et plus encore, en vous revoyant à Meerut... souffla Luna en se penchant vers lui.

Il releva la tête, leurs regards se croisèrent. Il lui sourit doucement avant de se relever et de la mener jusqu'au lit. Puis il ôta rapidement ses propres vêtements et vint s'étendre près d'elle.

Elle posa d'emblée ses mains sur son torse, commença à le caresser. Un peu amusé de cette initiative, il la laissa faire un moment, savourant lui aussi le contact de ses mains douces et fines. Puis il se mit à la caresser en retour, et à faire courir ses lèvres sur sa peau. Bien vite, le corps de Luna se couvrit d'une fine sueur, ses lèvres laissant échapper des plaintes de plus en plus rapprochées. Il percevait son impatience et son désir, aussi à la façon dont elle passait ses doigts dans ses cheveux, ou qu'elle refermait ses bras autour de son dos. Il l'emporta alors pour une étreinte passionnée qui les laissa tous deux alanguis et bienheureux.

Et, pour la première fois, ils purent s'endormir sereinement dans les bras l'un de l'autre.

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