Chapitre 28 : Je veille sur mon frère

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- Que dites-vous ?

Luna avait violemment pâli et fixait Alex avec inquiétude. Il hocha lentement la tête, le visage et le regard sombres. Russell le fixait aussi, d'un air incrédule.

Comme il s'y était engagé la veille, il avait rendu visite dans la matinée à Luna. Il espérait qu'elle serait seule et pourrait ainsi atténuer l'effet de la nouvelle qu'il avait à lui transmettre, mais Russell était présent. Ce dernier l'avait invité dans le petit salon où Luna était assise, un ouvrage de broderie sur les genoux. Celui-ci venait de glisser au sol sans qu'elle le remarquât.

- Je regrette d'être porteur d'une aussi mauvaise nouvelle, Madame, poursuivit Alex, mais Monsieur Rodrigo a insisté pour que je vous la communique.

- Avez-vous vu Don Felipe avant votre départ ? demanda Russell.

- Non, répondit Alex en se tournant vers lui. Il était affaibli et avait besoin de beaucoup de repos.

- Je n'aurais pas dû partir… souffla Luna. Monsieur, fit-elle en se tournant vers son mari, permettez que je retourne à Lucknow sans tarder. Si… Si mon grand-père… Je veux le revoir, vous comprenez, n'est-ce pas ?

Les larmes roulaient maintenant sur ses joues et elle ne chercha pas à les cacher, même en présence d'Alex, ce qui choqua quelque peu Russell.

- Allons, allons… Pas de précipitation, voulez-vous. Essuyez vos larmes… Nous verrons ce qu'il est possible de faire…

Alex comprit qu'il était profondément ennuyé par la situation. Visiblement, Russell Colleens n'avait qu'une hâte : retourner à Delhi. Il n'avait pas du tout envisagé que Luna puisse émettre un autre souhait. Cela ne le surprit pas vraiment : l'homme vivait pour lui-même et Luna ne faisait pas partie de ses intérêts. Même le fait qu'elle soit une riche héritière n'avait que peu d'attrait à ses yeux, lui-même étant outrageusement riche et d'autant plus qu'il était l'unique héritier de Lord Colleens. Ce n'était pas l'argent qui le motivait, ce qu'Alex lui reconnaissait presque comme une qualité. Non, c'était la liberté. Le jeune capitaine avait vite saisi, aussi en parlant avec Ameera le jour de son arrivée et grâce à quelques confidences glanées par Nagib auprès des domestiques du jeune couple, que les Indes avaient offert à Russell ce qu'il cherchait depuis longtemps : un espace de liberté personnelle, loin de l'autorité et des exigences de son père. Un endroit aussi où nul ne lui disait comment il devait vivre - ni avec qui. Et comme il n'avait que faire de l'opinion des domestiques…

D'une certaine façon, Alex l'enviait presque. Mais lui pensait à Luna. Et à l'enfant qu'elle portait. Il voulait les mettre en sécurité, et cette sécurité signifiait qu'ils devaient être le plus loin possible de Russell. Il ne voulait pas que cet homme ait quoi que ce soit à voir ou à faire avec son enfant.

- Nous trouverons une solution, ma chère, allons, allons...

Alex eut du mal à cacher son dégoût alors qu'il voyait Russell tapoter doucement la main de Luna, comme si cela pouvait lui être d'un quelconque réconfort. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la serrer fort contre lui, peut-être lui caresser doucement les cheveux et apaiser ainsi sa détresse. Il se dit qu'il conviendrait mieux de les laisser, quitte à passer pour plus insensible qu'il n'était aux yeux de Luna. Il reprit cependant la parole :

- Si vous le souhaitez... Je pourrai au moins transmettre un message, dit-il en se levant et en s'inclinant légèrement devant Luna.

Elle leva son visage vers lui. Fort heureusement, sa peine pouvait très bien dissimuler les autres sentiments qui l'agitaient et ses larmes masquaient son regard trop brillant. Elle le remercia d'un signe de tête.

- Pardonnez-moi, Capitaine... Je... Je ne sais que dire...

- Je le comprends, répondit-il d'une voix ferme, mais non exempte de compassion. Je ne compte pas partir avant quelques jours, vous aurez le temps de rédiger un courrier...

- Je vais vous raccompagner, Capitaine, fit Russell qui se leva et abandonna ainsi Luna à son désarroi.

Alex le suivit hors du bungalow et prit rapidement congé. Il laissait Luna seule, mais il savait qu'Ameera parviendrait aussi bien que lui à la consoler, du moins, à l'apaiser.

**

Appuyé contre un des montants de la véranda du bungalow de William, Alex regardait la fumée de sa cigarette monter lentement devant lui. Accoudé à la rambarde, à quelques mètres de lui, William était tout aussi songeur. Quant à Nagib, il se tenait assis, en tailleur, sur un siège bas. Sophie s'était retirée dans la chambre, pour les laisser entre hommes.

- Quand repartez-vous ? finit par demander William.

- D'ici trois jours, pas plus tard, répondit Alex. Je ne veux pas partir plus tard. Comme je te l'ai dit en arrivant, la situation est tendue, mais sous contrôle. Du moins, pour le moment. Il faudrait être deux fois plus nombreux, au bas mot, pour y parvenir. Et encore...

- Je peux toujours tenter de vous rejoindre, fit William.

- Fausser compagnie au grand général est une chose qui ne se fait pas ! émit Nagib pour taquiner William.

- Non, bien sûr... Quoiqu'il pourrait comprendre, je pense, que je porte assistance à son ancien chef.

- Si Nicholson demeure au Pendjab, au moins, c'est un signe encourageant pour nous : nous aurons la certitude qu'on ne nous prendra pas à revers, ajouta Alex.

- Les Russes ? fit simplement William.

- Les Russes, répondit tranquillement Nagib.

William se tourna vers lui, un peu étonné.

- Tu sembles bien sûr de toi, Mustapha Salem !

- Tu sais bien qu'il n'y a que les tiens à ne pas les voir... Enfin, presque...

Cette fois, William se tourna vers Alex. Ce dernier haussa vaguement les épaules :

- Non, pas moi. Enfin, pas cette fois. Mais tu peux croire Nagib. Tu ne t'es pas demandé où il a traîné ses guêtres pendant que tu roucoulais avec Sophie ?

- A Delhi ?

- A Delhi, fit Alex.

William émit un léger sifflement et lança un regard tout aussi admiratif à Nagib. Ce dernier sembla soudain très intéressé par le plafond de la véranda : il n'aimait pas les compliments.

- Mes yeux sont faits pour voir et mes oreilles pour entendre, dit-il simplement. Alors, je m'en sers.

- Sagesse toute orientale... dit Alex.

- Et tes jambes te servent à courir ! rit William.

- Aussi, Sahib Major.

- Si je pouvais... dit encore William. Oui, si je pouvais, je t'emmènerais avec moi, Nagib Mustapha Salem ! Tu vaux dix soldats à toi tout seul et vingt espions au bas mot. Mais voilà, tu préfères suivre Alex...

- Je veille sur lui, mon frère.

- Et il en a besoin, n'est-ce pas ? fit William avant de se tourner vers Alex et de le fixer droit dans les yeux. Tu ne nous as encore rien dit de ta visite aux Colleens hier matin...

- Il n'y a rien à en dire, répondit Alex en lui rendant son regard.

Nagib émit un petit bruit, qui pouvait passer pour un rire de gorge étouffé. Il dit :

- Il n'y a pas pire fou que celui qui ne veut rien entendre, rien voir. Et si mon frère est sage pour bien des affaires, il en est d'autres où la raison n'a plus lieu d'être.

- Alors, je pense en effet qu'il vaut mieux que Nagib reste avec toi, dit William qui n'avait pas quitté Alex des yeux.

**

- Ainsi, vous accepteriez ?

- Oui, bien entendu. Ce n'est pas un souci...

- Je vous en remercie vraiment. Vraiment. Elle aurait été si malheureuse de devoir retourner déjà à Delhi... Et je ne veux pas la confier à n'importe qui, vous comprenez ?

- Je comprends parfaitement, Monsieur.

- Bien, bien. Alors, je vais lui faire savoir votre accord et lui dire de se préparer, qu'elle ne vous retarde pas...

Alex inclina légèrement la tête. Il n'avait pas espéré que les choses tourneraient ainsi, aussi facilement. Mais il avait pris en compte un élément, que d'aucuns ignoraient ou feignaient d'ignorer : les sentiments de Russell pour Bryce. Il s'était dit que si, lui, Alex, ferait tout son possible pour avoir Luna auprès de lui - surtout maintenant ! -, lui, Russell, ferait aussi tout pour retourner au plus vite auprès de son amant. Il s'était préparé à toute éventualité : que Russell refuse à Luna la possibilité de retourner sans attendre à Lucknow, ou qu'il préfère différer ce voyage, qu'il veuille l'accompagner ou encore, comme c'était finalement le cas, qu'il demande à Alex de lui servir d'escorte. Russell savait être opportuniste quand il s'agissait de ses intérêts. Et son intérêt étant de retourner à Delhi sans être encombré par son épouse - ni pour le court voyage, ni pour les semaines à venir -, il avait bien saisi la possibilité qui s'offrait à lui de faire voyager Luna en compagnie d'Alex et de Nagib, quitte à lui adjoindre quelques serviteurs, dont, bien entendu, Ameera qui ne la quittait guère.

Russell, au fond de lui, n'était pas mécontent non plus d'éloigner Ameera : depuis qu'il était marié, elle avait toujours été présente. Docile, obéissante, fidèle à Luna, il ne pouvait l'ignorer ni le lui reprocher. Mais elle avait une façon de le regarder, de le juger, qui lui déplaisait. Comme si l'Indienne était capable de lire en lui - et bien au-delà de ce que la plupart des gens pouvaient faire. Il ne se sentait pas à l'aise en sa présence, alors que les autres serviteurs l'indifféraient totalement. En outre, la venue de Luna à Delhi l'avait obligé à appliquer à nouveau certaines mesures, certains comportements, qu'il pensait avoir jetés par-dessus bord en quittant l'Angleterre. Devoir à nouveau se cacher - même si Luna connaissait son secret -, être à nouveau obligé de participer à des réceptions sans pouvoir s'y montrer avec Bryce, cela lui pesait. Et il était bien content qu'elle reparte à Lucknow. Le seul souci que Russell se faisait, c'était de se demander ce qu'il adviendrait si Don Felipe venait à décéder. Au cours de sa conversation avec le capitaine Randall, celui-ci lui avait paru assez pessimiste.

Enfin, il pouvait être rassuré : le capitaine Randall avait accepté de veiller sur Luna jusqu'à Lucknow. Il n'avait eu aucune envie de l'accompagner si loin et, qui plus est, sans avoir pu retourner à Delhi et organiser vraiment le déplacement. Là, il se serait presque agi de partir à la sauvette et il n'était pas homme capable d'une telle décision. Et qu'un autre acceptât de prendre la responsabilité de la sécurité de sa femme, ma foi... Il pouvait faire confiance au capitaine Randall : il n'avait entendu que des éloges sur lui et l'homme lui était apparu comme, certes, un peu ténébreux - ce qui ne manquait pas de le rendre attirant -, mais aussi sérieux. Il connaissait très bien le pays, il connaissait aussi la route entre Meerut et Lucknow. Aux yeux de Russell, il ne pouvait y avoir de meilleure escorte pour Luna, du moins d'en trouver une autre rapidement.

Il remercia donc encore une fois chaleureusement le capitaine et s'en retourna pour annoncer à Luna qu'elle allait pouvoir partir d'ici deux jours pour Lucknow.

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