Chapitre 14 : Une sourde menace

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Un nuage de poussière sèche et âcre s'envolait sous les sabots du cheval qui trottait gaillardement depuis le matin. Par moment, il secouait la tête, comme s'il avait voulu signifier à son cavalier qu'il voulait se lancer dans un galop plus soutenu. Mais ce dernier veillait et ne laissait pas à sa monture plus de liberté que la chaleur montante ne le permettait. Il ne tenait pas à l'épuiser avant d'arriver, d'autant qu'il était proche de sa destination.

Là-bas, sur sa gauche, se dessinaient les méandres de la Gomti et il pouvait deviner les grands bancs de sable rayonnant sous le soleil de cette matinée déjà bien entamée. Il avait quitté la grande forêt d'eucalyptus et se trouvait désormais dans la plaine qui entourait la ville. Les champs s'ouvraient devant lui, il croisa des bergers menant leurs troupeaux de chèvres, des vaches sacrées paissant ça et là. Les villages étaient calmes, mais il se demandait comment il trouverait la ville.

La nouvelle était tombée quelques semaines plus tôt. La Compagnie des Indes avait décidé d'annexer la province d'Oudh aux prétextes – fallacieux - que le dernier roi d'Oudh n'avait pas laissé d'héritier mâle et que la province était financièrement mal gérée. La Compagnie procédait toujours ainsi, alors que la tradition indienne accordait à tout homme de désigner un héritier parmi ses proches, frère, neveu... Alex le savait et était bien conscient que cette annexion - une de plus - risquait de créer des tensions, voire un soulèvement.

Il se rendait à Lucknow à la demande du Résident Mackenzie, afin d'apporter au gouverneur tout juste nommé pour Oudh des informations précieuses sur la situation de la province de Bareli dont la frontière jouxtait celle d'Oudh. Il ne connaissait Lord James Outram que de nom. Il espérait que l'homme était compétent car il aurait fort à faire.

Il s'inquiétait aussi, bien entendu, que Luna et son grand-père se trouvassent à Lucknow en cette période qui s'annonçait agitée. Il comptait bien les convaincre de gagner rapidement la montagne où ils seraient plus en sécurité qu'en ville. La saison chaude allait commencer et ce serait un bon argument pour les décider à quitter Lucknow. D'ici la fin de l'été, la tension se serait peut-être apaisée.

Ainsi se préparait-il aussi à revoir Luna. Avec l'excuse de veiller à sa sécurité...

**

Il entra dans la ville alors que le soleil atteignait son zénith. Les ombres devenaient rares, la chaleur irradiait du sol, des murs. Il gagna rapidement la Résidence, car elle se trouvait à l'ouest de la ville, proche de la route par laquelle il était arrivé. Il fut invité à participer au repas servi dans la grande salle de la Résidence. Là se trouvaient de riches marchands et leurs familles, quelques officiers, deux médecins, et le Résident, Lord Outram.

- Capitaine Randall ? Enchanté de faire votre connaissance.

- Bonjour, Sir, salua-t-il avec respect. Pardonnez-moi d'interrompre votre repas, mais j'arrive de Bareli. Le Résident Mackenzie m'a mandaté pour vous transmettre certaines informations.

- Nous verrons cela après le déjeuner. Prenez place avec nous...

Alex accepta volontiers l'invitation : il avait quitté très tôt, avant l'aube, le dâk-bungalow, sorte d'auberge à l'indienne, où il avait passé la nuit, pour chevaucher le plus possible à la fraîche. Et la matinée lui avait paru bien longue. Il prit place à table, mais écouta plus qu'il ne participa aux conversations. Outram assurait qu'il pourrait vite calmer les esprits, qu'il était normal qu'il y ait un peu d'agitation, mais qu'au final, tout se passerait comme d'habitude et l'annexion serait vite effective dans les esprits. Les marchands se frottaient déjà les mains et Alex eut bien du mal à retenir un certain écœurement en les entendant organiser la partition de la province et l'annexion de ses richesses.

Après le repas, comme promis, Lord Outram le fit venir dans son bureau. Et il fut là beaucoup moins rassurant et moins assuré aussi.

- Capitaine, je vous remercie de vous être déplacé et j'espère que vous m'apportez de bonnes nouvelles, car ici, ce n'est pas mon lot depuis que je suis arrivé...

- Monsieur, le Major Mackenzie vous fait savoir que notre province est calme et que même à la frontière, il n'y a pas de troubles à s'être développés depuis l'annexion. Je dirais que les éventuels agitateurs sont plutôt dans l'expectative, mais nous les tenons à l'œil. Cependant, en cas de troubles plus prononcés, nous ne serions pas forcément en mesure de vous apporter un grand secours. Nous n'avons à Bareli que trois régiments indigènes, aucun britannique. Ce serait tout juste suffisant pour assurer la sécurité de notre état.

- Bien entendu, soupira Outram. Enfin, j'attends des troupes de Meerut ou de Delhi. J'ai envoyé plusieurs messages à Lord Dahlousie pour lui faire savoir la situation ici. Si seulement les rapaces n'avaient pas déjà débarqué !

- Les rapaces, Monsieur ?

- Oui... Tous ces marchands que vous avez vus ce midi... Ce sont presque eux qui m'inquiètent le plus car ils vont vouloir mettre la main sur les trésors ou les bonnes terres d'Oudh et profiter de l'annexion pour dépouiller tout un chacun. Et ça... Qu'on nous laisse nous occuper d'abord de défense et de politique avant de songer au commerce !

Alex hocha la tête. Il comprenait l'inquiétude de Lord Outram et partageait aussi son point de vue. Pour lui, l'annexion de la province était une erreur, surtout menée ainsi, en reniant des engagements et des traités signés avec les souverains d'Oudh. Pourtant, il avait entendu dire qu'Outram n'avait rien fait pour l'empêcher, qu'il avait même plutôt été l'artisan du souhait secret de Lord Dalhousie d'offrir ce joyau à la Couronne.

- Je ferai rédiger un courrier que vous voudrez bien remettre au Major Mackenzie ? poursuivit le Résident.

- Oui, Sir, bien entendu.

- Quand comptez-vous repartir ?

- Demain au plus tard. Je souhaite profiter de mon passage à Lucknow pour rendre visite à quelques connaissances. Mais je ne m'y attarderai pas. Le Major Mackenzie m'attend.

- Très bien. Alors revenez demain matin, pour le courrier.

- Bien, Sir. Je vous souhaite une bonne fin de journée.

Lord Outram eut un vague geste un peu las et salua Alex qui sortit sans tarder.

Il quitta la Résidence, grand bâtiment de pierres rouges ceint d'une muraille et entouré de beaux jardins. Les palefreniers avaient pris soin de son cheval et Kashmir était à nouveau frais et dispos. Alex remonta sur son dos et lui fit quitter la ville par les rives de la Gomti. Puis il obliqua vers le sud et se trouva rapidement à longer les murs ocres de la Casa de Los Naranjos.

Il avait mis Kashmir au pas, que ce soit pour traverser la ville ou pour se rendre jusqu'à la propriété de Don Felipe de Malanga. Il avait besoin d'un peu de temps pour réfléchir aussi à ce que Lord Outram lui avait dit et à ses impressions depuis qu'il avait passé la frontière. Il y avait comme une agitation dans l'air, un souffle qui faisait courir un frisson le long de son échine. Et ce n'était pas à cause d'un vent plus frais, mais d'une menace, sourde et peut-être lointaine. Evitable encore, du moins l'espérait-il.

Il s'arrêta devant la grande porte ouverte de la propriété et oublia un instant ses préoccupations purement professionnelles. Il allait revoir Luna. Il se dit qu'il était fou ou masochiste, voire les deux à la fois. Mais il devait faire comprendre à Don Felipe la nécessité de s'éloigner de Lucknow, au moins pour quelques temps. Il savait pertinemment que c'était une excuse - certes valable -, mais une excuse quand même. Car, au fond de lui, il avait aussi vraiment très envie de revoir la jeune femme.

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